L’Islande
médiévale et moderne constitue-t-elle une res publica[1] ?
Université de La Rochelle
Sommaire: I. Conscience juridique. – I.A. Statut des hommes. – I.A.a. Hiérarchie sociale. – I.A.b. Poids du lignage. – I.B. Place de la loi. – I.B.a. Rôle du thing. – I.B.b. Importance du droit. – II. Conscience nationale. – II.A. Culture. – II.A.a. Snorri Sturluson. – II.A.b. Religion. – II.B. Norme constitutionnelle. – II.B.a. Prémices. – II.B.b. Loi constitutionnelle de 1874.
« C’est
par la loi que l’on édifiera un pays, c’est par
l’illégalité qu’il périra »[2].
Peut-on
établir une assimilation entre la loi et la res publica ?
A
nos yeux, la res publica se
présente d’abord comme un espace juridiquement organisé,
à l’intérieur duquel la norme[3]
s’impose à tous, y compris à celui qui
l’édicte. La res publica est
ensuite un ensemble dans lequel le pouvoir n’est pas la
propriété de celui qui l’exerce. La res publica est enfin l’expression d’une
mentalité collective qui se reconnaît dans des valeurs communes,
dans un intérêt général, incarné par des
organes différents selon les époques et les aires culturelles
considérées. Le plus important à nos yeux tient à
cela que la res publica
procède d’une définition juridique de l’espace
publique, et non pas seulement de l’agencement normatif des rapports
sociaux.
Si
l’on recherche ce qu’il en est dans l’espace européen,
on s’aperçoit que les cas de figure sont extrêmement
variés[4].
La spécificité de l’Islande tient à plusieurs
traits. Tout d’abord, c’est une île. Certes, le
caractère insulaire ne suffit pas à créer la conscience de
res publica[5],
mais cela confère une originalité culturelle. Ensuite, il
s’agit d’une île relativement petite, mais qui possède
une très réelle unité et qui constitue une entité
politique, même si elle n’est en fait, à l’origine,
qu’une colonie norvégienne. Enfin, il s’agit de la plus
ancienne démocratie d’Europe depuis l’Antiquité. Tels
sont les facteurs qui peuvent, a priori,
porter à considérer que l’on est peut-être en
présence d’une res publica.
Tels sont les facteurs qui méritent en tout cas que l’on se pose
la question.
La
période que nous allons ausculter est longue, puisque nous
considérerons en fait l’histoire de l’Islande de ses
débuts jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ce choix
s’impose en raison de la chronologie des événements. Bien
des changements ont eu lieu, depuis la conquête par la Norvège
à la fin du XIIIe siècle jusqu’à la conversion
forcée au luthéranisme au XVIe siècle, depuis
l’affirmation d’une culture rayonnante à travers les sagas
aux timides revendications d’un statut d’autonomie au XIXe
siècle. Les conquêtes extérieures, et au premier chef la
conquête religieuse du XVIe siècle, brouillent pour un temps la
conscience collective de l’Islande. Les événements du XIXe
siècle renouent donc, dans une certaine mesure, avec ce qui avait cours
au début du Xe siècle[6].
C’est en tout cas ce que nous nous proposons de démontrer.
L’intérêt
de la question vient du fait que l’on oppose volontiers Europe du Nord et
Europe du Sud, et que l’on associe davantage les constructions juridiques
publiques aux sphères de droit romain, là où les aires
plus septentrionales auraient inventé d’autres manières de
penser le politique. Nous avons déjà eu l’occasion de
souligner en quoi il fallait aborder ces questions-là avec
circonspection[7].
Il
nous semble que, pour qu’il y ait res
publica, deux éléments doivent exister de manière
concomitante: une conscience juridique (I) et une conscience nationale (II).
Singulièrement
en raison du climat, les pays du Nord ont développé des
contraintes collectives plus puissantes qu’ailleurs. En Scandinavie,
l’individu isolé n’est qu’un mort en sursis.
Néanmoins, en partie en raison de l’environnement naturel encore
une fois, et notamment de la faible densité de population et de son
éparpillement géographique, la liberté de chacun se trouve
grandement préservée. Alliance des contraires en somme qui permet
de se trouver en face d’un statut des hommes (A) et d’une place de
la loi (B) qui prennent ici un relief particulier.
On
sait qu’il n’existe pas d’ordres juridiques dans
l’Islande médiévale classique. Ce type de construction
juridique, et c’est vrai dans l’ensemble du Nord, n’arrive
que tardivement et par acculturation. A la place, on a des statuts qui
constituent une hiérarchie sociale (a) selon des critères
économiques. Cependant, les Islandais ne doivent pas être assimilés
aux cow-boys du XIXe siècle, même si plusieurs facteurs pourraient
y pousser. Les lignages (b) restent puissants et l’individu isolé
ne possède pas de droits.
Comme
nous le relevions à l’instant, la hiérarchie sociale ne
repose ni sur des ordres, ni sur des castes, mais sur des classes
économiques. Nous sommes en présence d’une ploutocratie.
L’individu
de base est le bóndi (bœndur au pluriel), tout à
la fois paysan, soldat, commerçant, artisan, etc. Il est défini
par des critères matériels : il possède
l’indépendance économique ; cela suppose la possession
de biens propres équivalant à la valeur d’une vache au
moins.
Trois
sortes de caractères le définissent. Il est tout
d’abord juridiquement libre. Cela signifie qu’il possède la
capacité juridique, qu’il peut ester en justice, porter
témoignage, recevoir compensation en cas d’offense (mannbœtr), participer au thing, et qu’il est libre
d’aller et venir[8].
Il n’est pas ensuite socialement défini de manière
unique. Comme nous le soulignions juste au-dessus il est paysan, soldat,
artisan… C’est-à-dire que l’on n’a pas de
« vocation » au sens méridional du terme et
qu’un individu n’est pas voué à une seule
activité. Les priorités sont ici inversées : il faut
vivre avant tout, donc gagner de l’argent et donc changer de fonction
quand cela apparaît nécessaire. Spirituellement enfin, il
possède la gaefa[9] ; c’est-à-dire une
vertu qui lui permet d’être protégé par les dieux
à l’époque du paganisme.
Nous
dirons de manière schématique que tous les Islandais sont
d’abord des bœndur. Mais
comme le critère de différenciation sociale est de nature
économique, on rencontre tout naturellement des bœndur plus riches, donc plus puissants que d’autres.
Lorsqu’à la richesse matérielle vient se joindre
l’autorité morale, le bóndi
devient godi.
Le
godi (godar au pluriel) est un bóndi
plus riche, plus sage, plus écouté que ceux qui portent le simple
titre de bóndi.
La
qualité de godi, en Islande[10],
c'est-à-dire de chef d'un godord[11],
se détermine parfois après un recours à des juges qui
constatent la réalité de la domination[12]
de l'individu ; inversement, donc, le godi
négligent risque bien de perdre sa position éminente.
La
qualité de godi se manifeste
par deux caractéristiques. Tout d’abord, le godi se trouve à la tête d’un godord[13],
c’est-à-dire une association libre de thingmenn[14]
(fidèles), qui versent un thingfararkaup[15]
au godi pour qu’il assiste au thing. Chaque thingmadr peut rompre ce lien quand il veut, car il ne faut pas
voir en lui un vassal, même si l’engagement est assorti d’un
serment qui implique aide et protection réciproques. Ensuite, les godar appartiennent de droit à la
lögretta[16]
- c’est-à-dire à l’ensemble des bancs où
prennent place les godar pour
légiférer et éventuellement juger[17]
- qui se trouve dans l’althing.
Nous
sommes donc en présence d’une hiérarchie sociale reposant
sur la nation de status et non sur
celle d’ordo. Simplement, cette
notion doit bien s’entendre comme une notion juridique, et pas simplement
économique. Le godi
n’est pas simplement un bóndi
plus puissant que les autres. Il tire de sa puissance des caractères
juridiques qui font de lui un homme différent. Il ne possède
cependant pas une mission différente de celle des simples bœndur, comme tel est le cas pour
les membres d’ordres sociaux différents.
La
société scandinave allie deux réalités
d’apparence difficilement compatibles : la structure collective et
la conscience individuelle. Les hommes évoluent en effet au sein de
groupes qui les encadrent et les définissent : la famille et le hreppr.
La
famille (aett) joue un triple
rôle juridique, social et religieux. Rôle juridique, tout
d’abord, dans la mesure où seul l’individu qui se trouve
défini au sein d’une famille a droit à vengeance en cas
d’offense. La gæfa
individuelle ne peut se comprendre et s’apprécier qu’en
complément de la hamingja du
groupe. Rôle juridique ensuite puisque c’est elle qui
définit l’individu : l’individu isolé
n’existe pas. Nous sommes dans une situation assez proche de ce qui a
cours dans bien des sociétés dites traditionnelles, en
Grèce ancienne par exemple. Rôle religieux enfin, dans la mesure
où le chef de famille se trouve être aussi, avant la
christianisation, le chef du culte, grâce auquel l’ordre du monde
sera préservé. Il est le gardien de la hamingja[18],
précisément.
Deuxième
structure d’encadrement des hommes, le hreppr[19].
Il apparaît peu de temps après la colonisation, comme un substitut
à la famille que l’on a laissée en Norvège.
Après la christianisation, l’Eglise s’immisce au sein de
l’institution, mais elle ne réussit jamais cependant à
transformer son caractère : dans l’île,
l’assistance demeure un droit et non pas la manifestation d’un acte
de charité. Car telle est en effet la raison d’être du hreppr : lutter contre la
pauvreté, remédier aux pertes de bétail, aux
dégâts dus aux incendies, surveiller les limites des champs et des
pêcheries, fixer le montant de l’impôt et assurer sa
perception. Le hreppr est
composé d’au moins vingt
bœndur payant le thingfararkaup,
groupés en fonction de critères géographiques.
Ces
deux groupes traduisent donc des réalités juridiquement
définies. Il ne s’agit pas de simples réalités
sociologiques, mais d’institutions véritables.
La
loi est récitée au thing
par le lögsögumadr[20].
Elle est donc connue de tous et tous sont égaux face à elle. Si
le thing n’est pas une
création islandaise, en revanche le droit qui s’y élabore,
l’est bien.
En
925 Ulfljotr (d’Islande) est chargé d’aller étudier
les lois de Norvège, singulièrement celles du Gulathing et du
Frostathing. A son retour, trois ans après, il fonde le thing[21]
dans cette vallée qui portera bientôt le nom de Thingvellir (la
vallée du thing) ; c’est
là que seront édictées ses lois, transmises oralement
durant deux siècles, puis finalement consignées par écrit
dans la Haflidaskra (ou
« Rôle de Haflidi ») et surtout le Grágás, qui datent tous
deux du XIIe siècle.
Lucien
Musset voit dans le thing la
« pierre angulaire » de l’organisation politique et
juridique de la Scandinavie. C’est une assemblée composée
par les hommes libres, dont le rôle est de délibérer,
juger, discuter toute affaire concernant la communauté[22]
; là, chacun, à parité, peut prendre la parole[23].
En Islande, il existe trois things dans
l’année : l’un au printemps, l’autre à
l’automne[24],
le troisième au solstice d’été, appelé althing. Le thing général[25]
réunit, soit la totalité des hommes libres qui peuvent s’y
rendre, soit des représentants, sans qu’il y ait jamais eu de
système fixe de représentation.
Le
thing s’ouvre solennellement au
cours d’une cérémonie à caractère cultuel.
Tout homme qui se rend au thing est
protégé par une paix spéciale[26].
Les débats sont dirigés par les Anciens et placés sous
l’autorité morale et spirituelle du lögsögumadr.
Tout
bóndi peut prendre la parole
devant lögretta, où ne
siègent ni des représentants, ni des seigneurs, mais des godar. Tous les sujets qui concernent la
communauté sont débattus au thing ;
par exemple, la conversion au christianisme (999)[27] a
eu lieu par un vote après un débat au sein du thing : l’objectif de la
conversion est en effet religieux, mais peut-être avant tout social,
puisqu’il s’agit de réduire la violence au sein de la
communauté. On peut dès lors se poser la question :
sommes-nous en présence d’une res
publica ou d’un commonwealth ?
A l’époque moderne, le droit applicable devant le thing est désormais
islando-dano-norvégien, c’est-à-dire difficile à
connaître. L’althing
n’a, d’autre part, plus de véritable pouvoir ; certes,
pour qu’une loi danoise soit revêtue de la force exécutoire
en Islande, il convient qu’elle ait été adoptée par
l’althing, mais cette adoption
tend à être de pure forme. Il faut noter toutefois que l’althing n’est pas supprimé
et qu’il fonctionne pendant environ un siècle et demi[28].
Donc, au début du XVIIIe siècle, l’althing est devenu un simple tribunal et
le lieu de publication des lois. Le lögmadur
est, à partir de 1695, nommé par le roi et non plus
désigné d’abord par l’althing et confirmé ensuite par le roi, comme
c’était le cas auparavant. Le lieu des séances est maintenu
à Thingvellir jusqu’en 1798, date à laquelle le lögmadur Magnús Stephensen
en décide le transfert à Reykjavik, en raison de
l’état lamentable du bâtiment. Seule la lögretta conserve un pouvoir en matière fiscale :
le roi danois doit en effet s’adresser à elle pour établir
un nouvel impôt. Mais les lögrettumenn,
qui étaient à l’origine trente-six, ne sont plus que huit
en 1764 et quatre en 1796.
Peut-on
oser avancer l’hypothèse, et pour venir compléter
l’analyse de Lucien Musset sur le thing,
que ce dernier se présente comme le symbole de la res publica ? Le thing est
en effet bien autre chose qu’une simple assemblée de chefs
destinée à maintenir la paix sociale. C’est un
véritable lieu de débat, dans lequel les hommes possèdent
une dimension particulière (ils sont sans armes) : ce sont, pour
ainsi dire, des citoyens. Ceci dit, cette dimension juridique suffit-elle
à constituer la res publica
islandaise ? Si tel est le cas, il faut en conclure que tous les royaumes
de Scandinavie, qui tous connaissent l’existence du thing, peuvent être perçus de la sorte. Or cela
n’est pas. Il faut donc approfondir l’analyse sur le cas islandais.
Dans
les civilisations nordiques, le droit (rettr)
n’est pas vraiment au service d’un pouvoir, il est
l’expression d’une réalité sociale. La
société nordique repose sur la notion d’équilibre
des forces, fondé sur un pacte, selon l’expression de Régis
Boyer[29].
Sacré et droit sont en effet indissociablement liés et il faut
par conséquent quelqu’un qui dise le droit ; ce sera le godi. Le droit est né d’un
consentement collectif à cet équilibre entre les forces de
l’ordre et celles du désordre.
L’Islande
fut d’abord un pays de droit non écrit. L’introduction de
l’écriture dans l’île date de 1117 ; c’est
à l’althing de cette
année-là qu’on décide de faire consigner par
écrit les lois qui viennent d’être adoptées pendant
la session. Il existe donc un droit islandais, ce qui constitue un
élément déterminant dans la constitution d’une res publica. Afin de mieux
intégrer l’île à la couronne norvégienne,
Magnus veut imposer la Jarnsida[30],
copie des anciennes lois norvégiennes ; devant la réticence des
insulaires, le roi Eric (fils de Magnus) devra accorder le Jonsbók, accepté avec réserve par le peuple et
le clergé. Le Jonsbók
tire son nom du lögmadr
norvégien qui l’introduisit dans l’île : Jón
Einarsson ; c’est un compromis entre l’ancien droit islandais et le
code de Magnus.
Si
l’on recherche quelques caractéristiques du droit islandais, on
peut noter tout d’abord l’existence d’un jury, composé
de trente-six membres[31].
On peut avancer l’idée qu’il s’agit-là du
peuple des « citoyens ». Ensuite, le meurtre honteux (mord) transforme son auteur en
loup-garou ; il perd donc sa qualité de persona. Il y a donc bien une conscience mythologique de
l’existence et du statut des individus au sein de la
société.
Par
ailleurs, la proscription (skoggangr)
a pour objectif d’écarter les personæ
indésirables de l’espace public. La proscription est
proclamée au thing et l'on
cite des témoins chargés d'attester que le verdict a
été prononcé[32].
Quiconque aide un proscrit encourt la même proscription d'après la
loi du Frostathing, une forte amende d'après celle du Gulathing. Le Grágás précise que
le proscrit est excommunié et retranché de la
société, ses biens confisqués[33],
sa personne livrée à l'attaque du premier venu[34].
Il ne lui reste plus qu'à se cacher dans les forêts : personne ne
peut lui porter assistance, sauf à encourir la même peine. Afin
qu'il n'y ait pas de méprise, il est précisé dans le Grágás que la proscription
doit être solennellement annoncée du haut du lögberg, d'une voix forte, et renfermer une description de la
personne du proscrit, assortie éventuellement d'une
énumération de ses caractéristiques physiques
particulières. En 1030, l'althing
limite à vingt ans la durée de la proscription, auparavant
illimitée. Res publica ou Far
North ?
A l’époque moderne, la luthéranisation de
l’Islande entraîne des conséquences juridiques. En effet, si
l’île conserve sa législation[35],
celle-ci est déjà ancienne et ne correspond plus à la
réalité des temps nouveaux. Pour rester dans la ligne culturelle
portée par la tradition, Christian V invite les lögmenn insulaires à repenser le Jonsbók à partir des modifications intervenues
au sein du Code norvégien de 1687. Cela ne se fait pas, mais,
d’eux-mêmes, les juges islandais appliquent désormais le
Code norvégien, que le roi danois déclare supplétif en cas
de silence du Jonsbók. En
outre, l’île étant fort éloignée, le roi
n’y venant jamais[36],
sa spécificité n’étant pas véritablement prise en considération, les
ordonnances qui arrivent de Copenhague ne sont pas toujours applicables ;
les serviteurs royaux trient entre celles qu’ils vont soumettre à
l’althing pour qu’elles
deviennent exécutoires, et les autres, qui tombent alors dans le plus
total oubli.
Si l’on met en regard les différents
éléments qui ont été isolés
jusqu’à présent, nous avancerons l’hypothèse
que l’Islande peut être perçue comme une res publica à
l’époque médiévale, mais qu’il est bien plus
délicat de l’appréhender de la sorte à
l’époque moderne.
Très
importante pour servir de fondement à la conscience de res publica, la conscience juridique ne
suffit néanmoins pas pour établir cette dernière. Il
convient, à notre sens, et comme nous l’avons souligné
dès le départ, d’y adjoindre la conscience nationale. A ce
niveau-là, la conscience culturelle (A), celle qui permet aux hommes qui
vivent au sein de la communauté de se reconnaître à travers
des mythes collectifs, vient en premier lieu. La norme constitutionnelle (B)
islandaise traduit en outre, à n’en pas douter, un ensemble de spécificités
dont la lenteur de l’avènement tient plus à des
considérations d’ordre pratique[37]
qu’intellectuel.
Les
sagas, production littéraire unique en son genre, participent
très largement d’une conscience culturelle spécifique.
Certes, les sagas ne parlent pas que de l’Islande et elles seront
revendiquées par la suite, et notamment au moment du göticism triomphant, par tous les
pays de l’ancienne culture norroise. Mais si leurs scribes sont
variés, l’un d’eux domine très largement les autres,
il s’agit de l’Islandais Snorri Sturluson (a). Quant à la
religion (b), elle n’est pas originale non plus, ni à
l’époque préchrétienne, ni à
l’époque chrétienne. Toutefois, la manière dont le
phénomène religieux a été vécu dans
l’île ne ressemble pas à ce qui s’est passé
dans les autres régions de Scandinavie.
Issu
d’un milieu aisé et cultivé de lögsögumadr, et lui-même lögsögumadr, Snorri Sturluson est un homme de pouvoir. On
ne s’étonnera donc pas, par exemple, qu’il utilise la
religion à des fins politiques. Snorri explique l’histoire de
manière religieuse et, adepte des théories du Liber Historiæ Francorum, il situe
quelque part en Asie Mineure l’origine des Scandinaves. Proche des
historiens grecs dans sa conception du monde, Snorri fait des dieux les
ancêtres des rois. Il est dès lors naturel qu’Odin se rende
en Europe du Nord pour y donner naissance aux dynasties régnantes, tout
comme Enée était parti fonder Troie. On ne sait pas si Snorri
connaissait l’Iliade et
l’Odyssée, mais il est vraisemblable
qu’il connaissait les théories de saint Augustin, ayant dans sa
jeunesse été élevé[38]
par Jón Loptsson[39]
à Oddi, dans le sud-ouest de l’Islande, brillant foyer culturel
tenu par l’ordre des Augustins. Quoi qu’il en soit,
d’après lui, la royauté ne peut être que
sacrée et d’origine céleste ; le droit divin des
monarques scandinaves tire sa source de la filiation divine.
Cela
apporte d’autant moins d’éclairage en ce qui concerne la
question de la res publica islandaise,
que les rois dont il est question ne sont pas des Islandais. Si le rôle
de Snorri a cependant pu servir la conscience de res publica, c’est parce qu’il deviendra une sorte de
père spirituel commun, dont les Islandais savent bien qu’il
était un des leurs.
A
l’époque préchrétienne, la religion islandaise,
comme la plupart des réalités d’ailleurs, vient de
Norvège. Les prémisses de la conversion se trouvent dans un
voyage : deux grands bœndr
(Hjalti Skeggjason et Gizur le Blanc) vont « au pays de leurs
ancêtres », comme beaucoup d’Islandais avaient coutume
de le faire, c’est-à-dire qu’ils se rendent en
Norvège. Ils y rencontrent le roi Olaf Tryggvason (le premier grand
convertisseur de la Norvège), qui a dû leur mettre en mains le
marché suivant : ou bien vous parvenez à obtenir la conversion de
l’île au christianisme, ou bien je garde en Norvège tous les
fils des Islandais importants.
L’Eglise
d’Islande est organisée à partir du XIe siècle[40].
Le bouleversement ne tient pas seulement à la création d’un
nouveau pouvoir politique[41],
mais à la structure même de l’Eglise et aux influences
qu’elle apporte en Scandinavie. Au niveau local, plusieurs godar bâtissent des églises
pour permettre à leurs hommes convertis de pratiquer le nouveau culte.
A
l’époque moderne, l’emprise de Copenhague s’amplifie
par le biais de la Réforme. Un évêque luthérien est
nommé à Skálholt en 1539 et demande à l’Althing de reconnaître la nouvelle
foi. L’opposition de Jón Arason, est à la fois religieuse
et politique et, si le diocèse de Skálholt devient officiellement
luthérien en 1541, celui de Hólar reste catholique. Ce
n’est qu’après la guerre civile et l’exécution
de Jón Arason en 1550[42]
que le luthéranisme est imposé à toute l’île.
La
pénétration du luthéranisme en Islande, tout comme dans
les autres dépendances du Danemark d’ailleurs, telles les
Féroé[43]
ou la Norvège, se fait de manière autoritaire depuis Copenhague.
Cette
politique religieuse danoise imposée aux Islandais,
complétée par des réalités économiques
difficiles à l’époque moderne, constitue peut-être le
facteur prédominant dans la perte de conscience de res publica. Cette dernière revient en effet, mais au XIXe
siècle seulement, comme l’analyse constitutionnelle va le mettre
en évidence.
L’histoire de l’Islande moderne se situe entre 1539
(conversion autoritaire de l’île au luthéranisme) et 1800
(suppression de l’althing et de
la Cour d’appel). L’introduction de l’absolutisme danois
(1662) est accompagnée peu de temps après par la
dégradation climatique bien connue (le « petit âge
glaciaire » de la fin du XVIIe siècle) : la disette
s’instaure dans l’île, on mange les corbeaux et l’on
peut moins souvent pêcher, car les eaux sont fréquemment prises
par les glaces en hiver. Le siècle dit « des
Lumières » partout ailleurs est ici singulièrement
obscurci de malheurs. La population y décroît[44].
Les catastrophes naturelles frappent l’île, notamment en 1783[45]
et 1784[46].
Du fait du nouveau statut de la Norvège, l’Islande,
qui lui était rattachée depuis la fin du XIIIe siècle, est
désormais gouvernée par Copenhague. Un gouverneur danois
représente le souverain dans l’île. Néanmoins, tant
pour les Danois que pour les Islandais, l’île apparaît
rattachée à la Norvège.
L’évolution
juridique est renforcée par l’évolution économique :
en 1602, une ordonnance de Christian IV établit le monopole commercial
avec l’Islande au bénéfice du Danemark, chassant de ce fait
les Allemands, mais transformant l’île en colonie danoise.
L’absolutisme
danois est reconnu en Islande en 1662 lorsque les députés
à l’althing
prêtent serment au gouverneur danois, Henrik Bjelke, à
Kópavogur. Juridiquement cet acte est intéressant, car
l’Islande ne reconnaît pas le roi de Danemark en tant que
tributaire de la Norvège, mais à parité avec cette
dernière. L’ancienne dépendance de l’Islande à
l’égard de la Norvège, qui datait de 1262 et que l’on
désigne sous le nom de gamli
státtmáli[47],
disparaît donc. Il n’existe néanmoins pas
d’institutions publiques propres à l’Islande ; on note
par exemple l’absence d’un chancelier, qui aurait
éventuellement pu symboliser la survivance d’une
réalité juridique sui
generis. L’Islande n’est assurément plus une res publica.
Il
faut attendre le XIXe siècle pour voir réapparaître,
timidement d’abord (a), puis de manière plus nette avec la loi
constitutionnelle de 1874 (b) un cadre juridique favorable à la
restauration d’une res publica
islandaise.
L’ordonnance
du 8 mars 1843 rétablit l’althing :
l’assemblée se tient tous les deux ans, pour une session de quatre
semaines en juillet et les débats ont lieu en islandais.
En
1867 et en 1869, deux projets de loi constitutionnelle sont soumis à
l’althing ; ils sont
suivis d’un autre projet (1870), présenté au Rigsdag, d’où est sorti le
statut de 1871.
Octroyé
par la couronne danoise, ce statut est rejeté par l’althing. Ses membres souhaitent en effet
que l’autorité législative soit partagée entre
eux-mêmes et le roi de Danemark. Ils souhaitent aussi - et là se
trouve véritablement le point de désaccord entre les deux pays -
que soit clairement réglée la question de l’Administration
supérieure de l’île et le statut juridique du gouverneur.
Sur
ce dernier point, les Islandais proposent une alternative : ou bien le roi
nomme un gouverneur doté des pleins pouvoirs et responsable devant
l’althing, ou bien il nomme un Jarl, responsable seulement
vis-à-vis du roi, mais les actes ne sont validés que par le
contreseing d’un ministre responsable devant l’althing. La seconde branche de l’alternative a la
préférence des Islandais, car depuis une réunion tenue au
Thingvellir en 1850, l’idée d’avoir un Jarl « comme autrefois », sans doute
inspirée par Jón Sigurdsson (1811-1879)[48],
occupera le débat politique jusqu’en 1895.
Derrière
ce débat organique s’en cache un autre : l’althing doit-il demeurer
compétent seulement pour les affaires intérieures, ou peut-il
examiner les affaires communes ? Pour le roi[49],
seul le Rigsdag est compétent
dans ce dernier cas.
Mais
derrière le débat juridique, se tapit une autre
réalité : l’île possède-t-elle les moyens
de trop secouer la tutelle danoise, peut-elle songer à
l’indépendance ? A la grande réunion du Thingvellir de
1873, Jón Sigurdsson lui-même met en garde ses compatriotes contre
les dangers d’une indépendance qui ferait de l’île la
proie d’autres, qui ne seraient pas nécessairement plus
respectueux du statut des Islandais que les Danois.
Comme
lot de consolation, l’althing
requiert pour l’année suivante, où doivent se
dérouler les fêtes du millénaire de la colonisation de
l’Islande, l’octroi par la couronne danoise d’une
constitution. Tel est l’objet de la « Loi constitutionnelle
pour les affaires spéciales de l’Islande » du 5 janvier
1874.
Aux
termes du texte, l’althing
possède un droit d’initiative en matière économique
et financière, mais partagé avec le roi. De plus, les
députés de l’assemblée nommés par le roi
disposent d’un droit de veto.
La
victoire du parti autonomiste (qui date des années 1890) en Islande, et
l’instauration d’un gouvernement parlementaire à Copenhague
permettent de transformer le statut juridique de l’île :
celle-ci devient une province autonome (1904), avec son Ministre[50]
installé à Reykjavik et responsable devant l’althing. La création de
l’université de Reykjavik (1911) devient dès lors une
mesure hautement symbolique.
En
Europe septentrionale, si la notion de res
publica n’arrive qu’à la charnière des XIXe et
XXe siècles, il n’en va pas de même en Islande, qui fait ainsi
figure d’exception dans le monde du Nord.
Au
delà des prises en considération d’intérêts
empiriques, un très fort sentiment de res publica anime en effet les insulaires. Il ne vient pas de Rome.
Il procède de l’histoire originale de cette terre. Il est issu de
la conscience qu’on y a d’un espace publique juridiquement
organisé, procédant d’une norme et non pas soumis à
une norme : « C’est par la loi que l’on
édifiera un pays, c’est par l’illégalité
qu’il périra »... La conscience de res publica ne serait donc pas nécessairement romaine ?
Nous
rencontrons ici une res publica
septentrionale peuplée de personae.
Cette conscience de res publica
s’appuie en définitive sur la possession, ou sur la quête
d’une reconquête d’un droit propre, une sorte de jus proprium, comme, en France, le roi a
su en doter le pays pour fonder l’Etat. Une conscience de res publica qui, toutes proportions
gardées, soutient la comparaison avec Rome.
[1]
Beaucoup de développements contenus dans le présent article
proviennent de notre Traité
d’histoire européenne des institutions, Paris, Litec,
2004-2009, 2 t.
[2]
La formule revient souvent, aussi bien dans des recueils juridiques, comme le Grágás, que dans des
textes littéraires, comme la Saga
de Njall le Brûlé.
[3]
Nous n’écrivons pas « la loi », pour
qu’il n’y ait pas de confusion dans l’esprit du lecteur avec
la notion d’Etat légal, d’une part, et d’autre part
pour ne pas perturber les connaissances selon lesquelles sous la
Révolution française apparaît le culte de la loi.
[4]
Pour ne pas nous répéter, nous nous bornerons à renvoyer
à ce que nous avons écrit par ailleurs, et notamment :
« Personne et res publica en
Europe dans les régimes absolus de l’Epoque moderne »,
in Jacques BOUINEAU (dir.), Personne et
res publica, Paris, L’Harmattan « collection Méditerranées »,
2008, vol. II, p. 9-51.
[7]
V. notre article : « Démocratie antique,
démocratie viking » in : AFHIP,
P.U. d’Aix-Marseille, 1996, 13-20.
[9]
On traduit généralement par
« chance » ; c’est-à-dire que chaque
être humain possède une sorte de capital de protection et de
définition que le sort contraire ne saurait lui ôter sans ouvrir
droit à réparation. Sur les notions de gæfa et de hamingja,
v. Régis BOYER, La religion des
anciens Scandinaves, Paris, Payot, 1981, 249 p., IDEM (traduction), Sagas islandaises, Paris, Gallimard
« Pléiade », 1987, p. 1983-1984.
[12]
Aux XIIe et XIIIe siècles, à l’âge dit des Sturlungar
(qui s’étend de 1120 env. à 1264), les plus puissants des godar parviennent à
s’imposer à la totalité de l’Islande, ce qui sonne le
glas de son indépendance.
[13]
V. sur ce point la thèse de J.-R. Mirbeau-Gauvin Les potentores dans l’Islande médiévale, Dijon,
1978, VI + 489 + VII p.
[14]
Qui s’engagent librement à leurs côtés pour les
assister dans toutes les causes où le godi aura besoin de leur aide. Socialement, ce sont des småbœndr, non pas des
vassaux, car ils peuvent résilier à volonté
l’engagement qu’ils nouent avec le godi.
[15]
C’est-à-dire une somme qui leur permet de faire face à
leurs frais lorsqu’ils se rendent au thing,
où ils vont, en vertu de l’accord que leur ont donné leurs thingmenn, pour les y représenter
et les défendre.
[16]
Composée à l’origine de trente-six godar, puis de trente-neuf à partir de 965 et enfin de
quarante-huit après 1005. Les décisions y sont prises à
l’unanimité.
[19] V. Martina STEIN-WILKESHUIS,
« From democracy to kingdom. Fundamental rights in
medieval Scandinavia and Iceland », in Jean-François POUFRET,
L’individu face au pouvoir/Man
versus political power, congrès Athènes/Delphes de la
Société Jean Bodin (4 au 9 mai 1981), 3e vol. - Europe occidentale (XIIe-XVIIIe
siècles) -, De Boeck Université, 1989, p. 337, 340-341
(numérisé à l’adresse suivante :
http://books.google.fr/books?id=UGO-7H9flhcC&pg=PA337&vq=hreppr&dq=hreppr&source=gbs_search_r&cad=1_1&sig=ACfU3U3Nwo2eDSEx_bdtWn_KdK2hYT3mOg).
[20]
Connaissant la loi par cœur, le lögsögumadr
incarne la mémoire vivante de la communauté, la
référence absolue. Certains de ces personnages, à la
fonction prestigieuse et respectée, occupent leur poste durant vingt ou
trente ans, quoique légalement leur mandat soit de trois ans (ils sont
élus par leurs pairs). Snorri Sturluson (auteur de très
nombreuses sagas) est, à plusieurs reprises, lögsögumadr de l’Islande.
[21]
Même si, d’après la Saga
des Ynglingar (ch. 4), au moment du combat des Vanes contre les Ases, il
est question d’un thing chez
les Ases.
[22]
Le thing est un aussi un lieu festif
où l’on joue, danse, déclame la poésie et où
l’on fait du sport (les fameux combats de chevaux, qui se terminent assez
souvent de manière polémique).
[24]
Du moins peut-on les qualifier ainsi, car les anciens Islandais ne connaissent
que deux saisons : l’été, qui débute le jeudi
compris entre le 9 et le 15 avril et qui se termine le mercredi compris entre
le 7 et le 13 octobre, et l’hiver commençant le samedi suivant ;
les deux jours compris entre ce mercredi et ce samedi sont appelés les
nuits d’hiver (vetrnætr). Le thing de printemps est qualifié de vårthing, celui d’automne de leid.
[25] Fylkething
ou lagthing en Norvège, althing en Islande, landskapthing en Suède, landsthing
au Danemark.
[28]
Il n’est supprimé qu’en 1800, et remplacé par le landsyfirréttr, tribunal qui
siège à Reykjavik.
[29]
A sa naissance, l’homme a reçu des puissances surnaturelles une
inviolabilité qui fait de lui un être sacré, porté
à la réussite et à la victoire, pour peu qu’il sache
se conduire en conformité avec l’éthique du groupe. Cette
« chance », gifta
ou gæfa, que nous avons
déjà rencontrée plus haut, fait de celui qui la
possède un giftumadr, de celui
qui en est dépourvu, un ugiftumadr.
[30]
« Côte de fer », sans doute par allusion à
la reliure de l’ouvrage, à moins que le nom ne soit lié
à la fermeté du contenu.
[33]
La moitié allant à ceux qui ont réclamé et obtenu
la proscription, l'autre moitié aux gens qui habitent le même
district ou le même quartier que le proscrit.
[34]
V. les recherches de Thorkell afin de retrouver Grimr,
« son » proscrit (saga
des Gens du Val-au-Saumon, ch. 68).
[37]
La faible population de l’île, sa pauvreté, expliquent
largement les raisons pour lesquelles l’île a mis tant de temps
à devenir souveraine.
[38]
Au moyen du fóstri, qui
consistait à faire éduquer les enfants par d’autres que les
parents biologiques.
[39]
Petit-fils du roi de Norvège Magnus Barfot et descendant du
célèbre historien Sæmundr Sigfússon.
[42]
Le 7 novembre. Après avoir fait décapiter Björn et Ari (fils
de l’évêque Jón Arason), son rival de toujours fait
décapiter à Skálholt
l’évêque de Hólar, qui a ce mot
célèbre avant de mourir : « Mes fils m’ont
suivi jusqu’ici. A moi de les suivre maintenant ».
[43]
Jonathan Wylie, The Faroe Islands. Interpretations
of History, Lexington, UP, 1987, XIV + 257 p.
[45]
Assèchement soudain de la Skaftá, pluie de cendres, coulée
de lave…
l’atmosphère est empoisonnée : bêtes et
hommes meurent en grand nombre (20 % des hommes en un an).
[48]
Savant distingué, adoré par les Islandais, qui le reconnaissent
comme leur chef, il se présente comme un agitateur permanent, qui sait
manipuler l’opinion islandaise dans le sens de ses vœux.