CONSTANTIN G. PITSAKIS
Université de Thrace,
Komotini (Grèce)
LES
ÉTUDES DE DROIT ROMAIN EN GRÈCE DU XIXe AU XXIe SIECLE:
UN CAS PARTICULIER
I. Introduction générale: droit romain et droit “byzantin”.
l. Dans la tradition juridique et culturelle grecque, le droit
romain est surtout regardé du point de vue de sa continuité ininterrompue dans
l’Empire romain d’Orient, dit l’Empire “byzantin”, et dans ses survivances.
C’est ce point de vue tout à fait particulier qui fait de la présence du droit
romain dans le monde grec et grécophone un cas à part.
On
sait que par le terme de “droit byzantin” on désigne généralement le droit de
l’Empire romain d’Orient de langue grecque, après Justinien et jusqu’à la chute
de l’Empire (1453), et même après cette dernière, dans la mesure où ce droit
restait encore en application sous la domination ottomane dans l’Orient
chrétien orthodoxe (droit dit “post-byzantin”). La codification de Justinien
elle-même, point culminant de l’évolution du droit romain proprement dit, n’en
fait pas traditionnellement partie, pour des raisons systématiques évidentes,
même si la tendance courante d’aujourd’hui, au moins chez les historiens du
droit byzantin, c’est de faire de plus en plus remonter les débuts du droit
byzantin à ses origines justiniennes et même aux origines constantiniennes
voire dioclétiennes de l’Empire d’Orient. Pour ces mêmes raisons systématiques,
n’entre généralement dans cette catégorie ni la nouvelle production législative
de Justinien lui-même, en dehorsde la codification (Novelles), bien que cette dernière soit largement rédigée en grec.
La systématique traditionnelle voudrait donc, pour ces nécessités d’ordre
surtout didactique, le “droit byzantin” commencer depuis les successeurs
immédiats de Justinien; ce fut la pratique établie aux XIXe siècles
par les pionniers de l’étude historique de ce droit, J. -A. -B. Mortreuil et K.
E. Zachariä von Lingenthal. De toute façon il s’agit d’une véritable continuité
ininterrompue.
Droit
donc en langue grecque, droit “gréco-romain” (ius graecoromanum), selon le vieux terme, sans doute beaucoup plus
heureux, introduit au XVIe siècle par Johannes Löwenlau
(Leunclavius) et repris aux XIXe par Zachariä von Lingenthal et C.
W. E. Heimbach, dans leur éditions de textes et leurs ouvrages de synthèse,
puis par des éditeurs et des historiens du XXe siècle – mais, dans
ce dernier cas, en faisant plutôt une simple allusion littéraire aux ouvrages
de leurs prédécesseurs du XIXe siècle et en leur honneur; mais
aussi, et surtout, droit essentiellement et fondamentalement “romain”, dans cet
Empire d’Orient qui se voulait (et se présentait comme) le seul Empire romain
légitime dans le monde, continuation ininterrompue de l’Empire romain unique et
universel. En effet, l’Empire d’Orient n’a jamais cessé de pratiquer le droit
romain, codifié depuis les IXe-Xe siècles en langue
grecque dans la grande codification des Basiliques,
sous les empereurs de la dynastie macédonienne (après la parenthèse de l’Ecloga des empereurs iconoclastes de la
dynastie isaurienne). L’Empire d’Orient n’a donc jamais dû redécouvrir un Digeste, car le Digeste était toujours là, d’abord dans l’original latin, puis, en
version grecque, dans les Basiliques
et leurs scolies.
La
tradition juridique des Basiliques
comprend aussi une série de remaniements privés, dont l’inventaire dit Tipucitus (XIe siècle) et
surtout la Synopsis Basilicorum Maior
alphabétique (Xe siècle) laquelle, munie aussi de scolies propres et
d’appendices, a finalement, et de beaucoup, suppléé dans la pratique à l’emploi
assez incommode du texte intégral des Basiliques.
A ce droit codifié venait s’ajouter la législation impériale courante, par des Novelles des empereurs postérieurs,
introduisant parfois d’importantes innovations, surtout dans les domaines du
droit de propriété, du droit de la famille, du droit procédural, pénal ou
fiscal, souvent sous l’influence de l’Église, le caractère fondamentalement
romain du système légal étant toujours sauvegardé. Les Nouvelles de l’empereur Léon VI, dit le Sage ou le Philosophe,
constituent le corpus le plus large, dans cette production législative
impériale post-justinienne, qui se poursuit tout au long de l’histoire
byzantine, jusqu’à la chute de l’Empire.
A cette
tradition principale se mêlent des vestiges d’une autre tradition plus
ancienne, celle de l’enseignement juridique des antécesseurs et des
scolastiques aux VIe-VIIe siècles, tradition en très
grande partie perdue, mais préservée, à un certain degré, dans: a) des scolies
incorporées aux Basiliques (scolies
dites “anciennes”); b) des ouvrages comme la paraphrase grecque des Institutes
par Théophile; c) une collection quelque peu fantomatique intitulée l’Epitome.
La
seconde grande tradition législative “byzantine”, parallèle à la codification
des Basiliques et pratiquement leur
contemporaine, toujours sous les premiers empereurs macédoniens (IXe-Xe
siècles), comprend les deux manuels juridiques officiels (rédigés un peu à
l’instar de cette Ecloga des Isauriens
abandonnée et condamnée), qui auraient précédé la grande codification des Basiliques: l’Eisagogè, généralement connue sous le nom d’Epanagogè, et le Procheiros
Nomos - ainsi qu’une série très importante de remaniements privés de ces
manuels officiels, dont, par exemple, l’Epanagoge
aucta (Xe-XIe siècles) et le Prochiron auctum (ca. 1300).
Les
deux traditions se joignent, vers la fin de l’histoire de l’Empire d’Orient,
dans un manuel privé plutôt modeste du XIVe siècle, l’Hexabiblos de Constantin Harménopoulos
(ca. 1345), elle-même en principe un dérivé augmenté du Procheiros Nomos, mais qui puise aussi largement à la Synopsis Maior, donc à la tradition
directe des Basiliques. C’est surtout
l’Hexabiblos qui a assuré, par sa
fortune et sa “longévité” extraordinaires, par l’intermédiaire aussi de ses
propres dérivés postérieurs, des remaniements ou des traductions en grec
moderne ou dans d’autres langues de l’Orient orthodoxe, la survivance du droit
“gréco-romain”, et du droit romain tout court, après la chute de l’Empire, dans
l’Orient grécophone et orthodoxe, tout le long de la période dite
“post-byzantine” et pratiquement jusqu’à l’époque moderne; en effet l’Hexabiblos fut même reçue officiellement
comme la loi civile de l’État grec moderne (1835), et ceci jusqu’à
l’introduction du Code Civil grec, en 1946.
D’autre
part, on ne doit pas négliger l’autre élément constituant de l’ordre juridique
“byzantin”, à savoir le droit canonique de l’Église d’Orient. En effet, on a
bien établi que dans la théorie et l’idéologie politiques de l’Empire romain
d’Orient, dans la pensée juridique byzantine aussi, le droit séculier et le
droit de l’Église ne forment que deux parties d’un seul ordre juridique. Ce
concept byzantin de symphonie a
permis à la législation impériale de regarder non seulement les canons
conciliaires, mais parfois aussi la législation ecclésiastique
post-conciliaire, comme partie intégrante de la législation de l’Empire - ainsi
qu’à l’Église, qui vivit lege Romana,
d’absorber le droit romain. La production très importante de Nomo-canons, ce genre typiquement
byzantin de littérature juridique, présuppose ce concept d’unité dans un seul
ordre juridique. Dans cette réalité juridique, on voit l’empereur légiférer
presque à discrétion en matière ecclésiastique en tant que législateur quasi
canonique; en revanche, l’Église applique à la fois sa propre législation et la
législation impériale, pratiquement sans distinction. Cette réalité juridique a
donc permis une production législative parallèle, séculière et ecclésiastique,
et aussi l’existence d’instances parallèles, qui se reconnaissaient
mutuellement et fonctionnaient régulièrement dans le cadre de ce même ordre
juridique. Or, au cours surtout des derniers siècles de dégradation et de
défaillance générale des pouvoirs publics et des instances civiles, l’Église a
parfois assumé, d’une façon ou d’une autre, une véritable initiative
législative en matière civile générale; elle est devenue aussi, le cas échéant,
de jure ou de facto, plutôt de facto,
la dispensatrice de la justice proprement civile.
Ce rôle de l’Église, comme on
le connaît bien, devait être institutionnalisé après la chute de l’Empire,
pendant cette période de Byzance après
Byzance (N. Iorga) dite “post-byzantine”, lorsque l’Église a assumé des
responsabilités séculières et des fonctions proprement civiles pour les
chrétiens orthodoxes de l’Empire ottoman. Pour ce qui est du domaine normatif
cela vaut pour les questions de droit de famille, par excellence de droit
matrimonial, et aussi pour les questions de droit de succession qui y sont
reliées. Pour ce qui est du domaine judiciaire, les causes matrimoniales et de
droit de famille, des causes de droit de succession aussi, étaient
institutionnellement du ressort des tribunaux ecclésiastiques; mais, dans la
pratique, des causes civiles en général, des différends de droit privé
proprement dit entre chrétiens orthodoxes, étaient de plus en plus soumises de facto
à cette juridiction, à l’exclusion des instances compétentes ottomanes.
2. Les
Byzantins ont, tout au long de leur histoire, gardé pleine conscience du fait
que leur droit est du droit romain, élément décisif de la conscience “romaine”
de la Nouvelle Rome et de leur propre auto-conscience en tant que “Romains” (Rhomaioi). Au XIIe siècle, le
patriarcat de Constantinople, répond à des questions d’ordre juridique et
canonique que lui avait adressées le patriarche Marc d’Alexandrie; les réponses
sont rédigées par le grand canoniste byzantin Théodore Balsamon. La question N°
4 porte sur le droit civil à appliquer aux fidèles orthodoxes (melkites) du
patriarcat alexandrin, d’origines ethniques diverses, égyptienne, syrienne ou
arménienne; à signaler que le patriarcat d’Alexandrie se trouve depuis de longs
siècles en dehors des frontières de l’Empire, sous l’Islam; les régions
d’origine de tous ces fidèles non-grecs et non-grecophones du patriarcat se
trouvent aussi depuis longtemps en dehors de l’Empire. La réponse: oƒ goàn aÙcoàntej b…on ÑrqÒdoxon, k¥n ™x 'Anatolîn ðsi, k¥n ™x 'Alexandršwn, k¥n ˜tšrwqen,
`Rwma‹oi lšgontai, kaˆ kat¦ nÒmouj ¢nagk£zontai politeÚesqai (“Qui igitur ob vitam gloriantur orthodoxam, sive ex Oriente sint, sive ex
Alexandrinorum plaga, sive aliunde, Romani dicuntur, et secundum leges [sc. romanas] vivere coguntur”).
Nous venons de voir que nos
“Byzantins” sont pleinement conscients que leur propre droit est du droit
romain, dont ils font toujours remonter ses origines à cette ancienne Rome sur
le Tibre. C’est ainsi que dans les pièces byzantines de rhétorique, par une
périphrase poétique, la science de droit est l’“art italique” - bien qu’il
s’agisse maintenant de ce droit romain grécisé, le ius Graecoromanum. Michel Psellos, philosophe platonicien,
historien, savant, juriste, regardé comme le type de l’érudit (polyhistôr) byzantin, dans son oraison
funèbre pour son ami Anastase Lyzix, fait l’éloge du défunt en tant que
juriste: il aurait, entre autres, dit-il “fait sienne aussi la muse des
Italiens”ˇ-˘(kaˆ t¾n /Italîn moÜsan proseilhfèj) . Psellos toujours, cette fois dans
son panégyrique en l’honneur de son ami Jean Mauropous, évêque d’Euchaïtes,
fait l’éloge de la formation juridique de ce dernier: il n’a négligé, dit-il,
aucune discipline scientifique, y compris “la science des Italiens” (oÙdš tÁj /Italîn sofˆaj ºmelhkèj). Les
deux termes, “italique” et “romain”, se rencontrent lorsque ce même Jean
Mauropous s’adressant, à son tour, à son ami Jean Xiphilin, le futur
patriarche, doyen (nomophylax) d’une
prétendue faculté de droit à Constantinople, le qualifie d’homme “italique la
et philoromain” (/ItalikÒn ka„ filorrèmaion). Or c’est justement à cet homme “italique” que nous devons probablement,
selon une théorie récente la dernière forme commentée, sous laquelle est
actuellement connue la grande codification du droit romain en langue grecque,
la dernière codification officielle que le droit romain, tout court, a connue,
que sont nos Basiliques. [Pour
compléter l’image de ce milieu de juristes, amis et en quelque sorte rivaux,
dans ce qu’on a appelé “le gouvernement des philosophes” au XIe
siècle: Jean Mauropous fut le rédacteur de la Novelle célèbre de l’empereur Constantin Monomaque de l’an 1047
instituant cette prétendue faculté de droit à Constantinople, dont Jean
Xiphilin fut le premier doyen (nomophyax);
dans cette prétendue “université” constantinopolitaine, paraît-il éphémère,
Psellos était le doyen d’une faculté de philosophie (hypatos tôn philosophôn)]. Serait-ce par hasard que le plus fameux
des magistrats byzantins connus, le juge Eustathe Rhomaios, à ce même XIe siècle, portait ce surnom, le Romain, dont l’origine et la
signification sont toujours un sujet de discussion entre les spécialistes?
D’autre part, si les
chroniqueurs byzantins font toujours remonter les origines de leur Empire à Rome
et à son histoire, particulièrement à son histoire impériale, il en va le même,
et à beaucoup plus forte raison, pour ce qui est de l’histoire juridique: dans
les préfaces des manuels juridiques byzantins les auteurs cherchent toujours,
et à juste titre, les origines de l’histoire de leur propre droit à l’ancienne
Rome, depuis la Loi des Douze Tables, sinon depuis la royauté. J’ai essayé de
montrer ailleurs que cela se continue aussi, d’une manière identique, pendant
toute la période dite “post-byzantine”, dans les manuels juridiques de la
période ottomane. On sait d’ailleurs que le terme Rhômaios persiste même après la chute de l’Empire d’Orient, pour
désigner les sujets chrétiens orthodoxes de l’Empire ottoman sous la haute
direction spirituelle et temporelle du patriarcat de Constantinople (Rum, Romioi).
Nous venons de voir que le ius
graecoromanum, droit romain impérial et droit canonique dans leur unité,
est le droit appliqué par la juridiction civile de cette Byzance après Byzance. Au début du XVIIIe siècle le
patriarche de Jérusalem Chrysanthe Notaras écrit, un peu comme son collègue
d’Antioche Théodore Balsamon, plus de cinq siècles auparavant, que la “nation”
(génos [= “millet”, Rum milleti]) actuelle des Romains porte
ce nom précisément parce qu’elle est régie du droit romain.
3. Les collections juridiques de la
période post-byzantine en emploi jusqu’au XVIIIe siècle
(parallèlement à un emploi plutôt restreint de la tradition manuscrite
proprement byzantine de textes juridiques) suivent une typologie assez bien
définie. Il s’agit surtout de trois catégories de recueils: (a) Des
compilations nomo-canoniques proprement dites, où la matière canonique
prédomine, fondée sur le corpus “officiel” de l’Église d’Orient avec les
commentaires des canonistes byzantins; la source immédiate de ces compilations
est, en premier lieu, le Syntagma
alphabétique de Blastarès, dernier grand recueil nomocanonique de la période
byzantine (1334/1335). Elles en maintiennent l’ordre alphabétique (surtout: le
recueil de Kounalès Kritopoulos [ca. 1498] et la Baktèria Archiereôn de l’archimandrite Jacques de Janina [1645]) ou
non (surtout: le Nomocanon de Manuel
Malaxos, dans ses deux versions, en langue savante [1561] et vulgaire
[1562/1563], le manuel juridique typique, et omniprésent, de la période
ottomane, modèle aussi d’autres versions, comme la Îndreptarea Legii roumaine
[1652]; plusieurs autres exemples). La législation séculière n’y remplit, en
principe, qu’une fonction auxiliaire, comme c’est aussi le cas pour leur modèle,
le Syntagma de Blastarès; elle est en
général empruntée; mais la matière civile y tient parfois une place
relativement beaucoup plus importante, d’après d’autres manuels, surtout
d’après l’Hexabiblos (1344/1345),
dernier manuel byzantin de droit civil (et pénal). (b) Une vaste
production de manuels de confession, modelés surtout sur les pénitentiels
byzantins, cette littérature énorme généralement attribuée au pseudo-Jean de
Jeûneur ou liée à son nom ou à sa tradition [En dernier lieu: M. Arranz, I penitenziali bizantini (= Kanonika 3)
Rome 1993]. Le caractère proprement juridique de ces manuels, quoiqu’ils
s’intitulent souvent Nomima, Nomika ou Nomocanons. est très limité et plutôt marginal, même pour ce qui
est du droit canonique, et même pratiquement inexistant, cela va do soi, pour
ce qui est du droit séculier. Le manuel typique de cette production à la
période post-byzantine est le “Nomocanon” très répandu du type dit “nomok£nonon p£nu çfelimon kaˆ plousiètaton”, où la matière est considérablement augmentée. Une version de ce type est
celle qui fut publiée par A. Pavlov en tant que modèle du Nomocanon contenu
dans le Grand Rituel (Euchologion)
russe [A. S. Pavlov, Nomokanon pri
Bol’šem Trebnike, Moscou 1897]; une autre version fut étudiée par K. E.
Zachariä von Lingenthal dans sa monographie sur les manuels canoniques grecs de
la période tardive [K. E. Zachariä von Lingenthal, “Die Handbücher des
geistlichen Rechts aus den Zeiten des untergehenden byzantinischen Reiches und
der türkischen Herrschaft”, dans id., Kleine
Schriften zur römischen und
byzantinischen Rechtsgeschichte, II, Leipzig 1973, (l-45 = 15-59) 25-41
= 39-55]. L’étude de ce type de nomocanon a été renouvelée, il y a une
trentaine d’années, par Spyros Troianos, qui s’est servi d’une autre version
importante, celle du manuscrit 8 de Lindos [S. Troianos, “Nomok£nonon p£nu çfelimon kaˆ plousiètaton” tiré
à part de 'Arce‹on 'Ekklhsiastikoà kaˆ Kanonikà
Dika…oi, Athènes 1969.
Cf. aussi C. Manaphès,“Nšon ceirÒgrafon nomok£nonoj,
toà toÚpou: p£nu çfelimon kaˆ plousiètaton”, EEBΣ,
37 (1969-1970), 466-472; A. Tselikas, Dška a„înej ˜llhnikÁj grafÁj, Musée Benaki, Athènes 1977,
59-60 N° 52]; Th. Papadopoullos en a publié aussi deux versions chypriotes [“Kupriak¦ NÒmina”, Melštai kaˆ`Upomn»mata, 1 (1984), 1-142], sans avoir
pu identifier les textes ni le type où ils appartiennent. (c) Des
recueils canoniques (“kanonistische Sammlungen”) qui comprennent, dans un ordre
en général non systématique, des pièces indépendantes de législation, de
jurisprudence ou de doctrine byzantines (et parfois post-byzantines), en
principe dans leur forme intégrale. Cette sorte de production, de caractère
beaucoup moins populaire que les autres, continue une longue tradition
byzantine et est en principe destinée à un usage plus ou moins “officiel”; elle
a été étudiée récemment dans le cadre d’un projet de recherche sur les
institutions et l’idéologie de la société néo-grecque après la conquête
ottomane dirigé par Dimitris Apostolopoulos (plusieurs études publiées; en dernier
lieu: D. G. Apostolopoulos, 'An£glufa
mi©j tšcnhj nomikÁj: BuzantinÕ
kaˆ metabuzantin¾ vomoqes…a, Athènes 1999]. Des recueils
analogues ont été produits aussi à une époque plus tardive, souvent maintenant
sur la base de collections de droit byzantin imprimées en Occident, le Ius Orientale (Genève 1573) de Bonnefoi
et par excellence le Ius Graecoromanum
(Francfort 1596) de Leunclavius, répandu en Orient avec un certain retard
[Pitsakis, “Leunclavius Neo-graecus”, RJ,
13 (1994) 234-243]. Le siège du patriarcat et les grands centres auront depuis
la fin du XVIIe siècle recours immédiat à des éditions savantes,
surtout à l’excellent Synodicon sive
Pandectae canonum (Oxford 1672) de Beveridge. Cette typologie des manuels
juridiques post-byzantins fera place, depuis le milieu du XVIIIe
siècle, à des manuels de structure et de contenu très variés, de qualité très
inégale aussi, mais qui se veulent plus modernes et plus érudits: la médiocre Synopsis Néa Bibliou Nomikou de
Parthénios et/ou de Jean Hispanaios (1753), modelée sur l’Epitome canonum d’Harménopoulos [Pitsakis, dans: S. Troianos
(Hrsg.), Analecta Atheniensia ad ius
Byzantinum spectantia, I, Athènes 1997, p. 183-266]; le Nomikon assez libéral de Théophile de
Campanie (ca. 1788) [éd. D. S. Ghinès, Thessalonique 1960]; le Kanonikon du moine Christophore (1800)
et, enfin, le Pédalion (1800), à la
fois point culminant de la tradition et sa fin. Les Hispanaioi de la Synopsis Néa y attachent, en annexe, un
pénitentiel: Peri Exomologèseôs;
saint Nicodème l’Hagiorite du Pédalion
est aussi l’auteur de son propre pénitentiel: Exomologètarion.
4. Depuis le milieu du XVIIIe
siècle l’expansion, de jure ou de facto, de la juridiction proprement
civile des tribunaux dépendant du patriarcat (dans le cadre du système administratif
ottoman des milletler) et la création
de véritables instances civiles, le développement d’une société en plein essor
économique, social et culturel, ont conduit à une régénération de la vie
juridique. Sur le plan des sources de droit cette régénération est marquée par
l’introduction officieuse, et pratiquement officielle, de l’Hexabiblos de Constantin Harménopoulos
en tant que manuel par excellence de droit romain en emploi judiciaire, avec
des prétentions d’exclusivité. Sa traduction en grec moderne par Alexis Spanos,
publiée en 1744 à Venise et plusieurs fois réimprimée jusqu’en 1820, vient à
propos pour en établir la diffusion et la prépondérance absolue. C’est la
réalité devant laquelle se trouve, en 1821, la guerre de l’Indépendance
grecque.
II. “Le droit de feu nos empereurs”ou “A la recherche d’un code civil”.
En
effet, pendant la guerre de l’indépendance grecque et dans l’état grec naissant le nationalisme grec
d’alors, qui avait encore son point de repère à Byzance et était solidement lié
avec l’Église orthodoxe, a trouvé une expression importante sur le plan
juridique propre. Dans les textes constitutionnels et législatifs de la nation
naissante on a toujours utilisé pour désigner le droit civil qui était (ou
devait entrer) en vigueur dans le pays un terme devenu célèbre: hoi nomoi tôn aeimnèstôn hèmôn autokratorôn,
littéralement “les, lois de nos empereurs d’éternelle mémoire” mais qui, en
grec, se lit simplement comme “les lois de feu nos empereurs” - qui est employé
dans toutes les combinaisons possibles de ces mots: “les lois des empereurs
chrétiens de Constantinople”, “les lois de feu nos empereurs chrétiens”, “les
lois de feu nos empereurs chrétiens de Constantinople”, “les lois de feu nos
empereurs byzantins”, “les lois de nos empereurs” ou bien “des empereurs” tout
court, “les lois impériales”, “les lois byzantines”, “les lois civiles
byzantines”.
On a
beaucoup et même trop insisté sur le caractère essentiellement idéologique et
sentimental de cette définition du droit civil introduit ou insinué par ces
textes. Sans jamais formuler au niveau du droit international, voire au niveau
du droit tout court, des prétentions de succession ou de continuation de
l’Empire byzantin (ou romain), le nouvel État grec était pénétré de l’idéologie
de continuité de la vie nationale depuis Byzance, de ce rattachement au passé
illustre d’un Empire chrétien orthodoxe, dont le souvenir a été toujours vivant
chez la population pendant la domination ottomane. La Grèce se croyait tout
simplement l’héritière “naturelle”, au moins sur le plan culturel ou
sentimental, de la tradition d’un Empire supranational sans aucun doute, mais
de langue et de culture fondamentalement grecques, et aussi, au moins dans la
dernière période de son histoire - celle qui lui était la plus proche et la
plus familière -, d’une prépondérance “ethnique” grecque. Il est donc vrai que
les formules employées par les textes constitutionnels et législatifs du nouvel
état grec naissant pour désigner
le droit civil en vigueur ont ce caractère à la fois idéologique et
sentimental: la valeur sentimentale de ces expressions est soulignée par cet
adjectif inattendu tôn aeimnèstôn,
même dans son acception la plus simple “feu (nos empereurs)”, une expression
parfois ironiquement commenté à cette époque-là (A. Coray) comme à la nôtre;
leur importance idéologique par le possessif “nos empereurs” (tôn hèmeterôn
autokratorôn, tôn autokratorôn hèmôn). Seulement dans un texte
constitutionnel relativement tardif on constate une certaine distanciation, au
profit du caractère romain de ce
droit: “les lois byzantines des empereurs romains et chrétiens” [Constitution
“politique” de la Ve Assemblée d’Argos-Nauplie (1832)]; en revanche,
dans un des premiers textes constitutionnels on avait risqué l’expression: “les
lois civiles de feu les empereurs chrétiens de la Grèce”! [“Constitution de la
Grèce continentale orientale” (1821)].
Mais,
nous venons de le dire, c’est une approche quelque peu exagérée: mis à part le
caractère indubitablement idéologique et sentimental de ces expressions, on n’a
en réalité fait qu’introduire officiellement le droit civil jusqu’alors en
vigueur dans la pratique judiciaire, ce ius
graecoromanum, seul droit qui fût connu, pratiquement accessible et déjà
familier aux contractants, aux litigants et à la magistrature naissante du
petit État naissant - dans la guerre et de la guerre. C’était donc une solution
inévitable, qui s’imposait (et s’est imposée) d’une manière presque spontanée
ou automatique, et quelque peu naturelle, même si l’on laisse de côté ses
aspects idéologiques. En même temps l’introduction officielle de ce droit civil
“de nos empereurs” exerçait une triple fonction normative: a) elle
insistait sur le caractère séculier de la législation ainsi introduite, en
excluant des dispositions du ius
graecoromanum, de provenance ecclésiastique et en établissant le caractère
“laïque” de l’ordre juridique du nouvel État; b) elle ne reconnaissait que des textes
“impériaux” de caractère formellement législatif (“lois des empereurs”), à
l’exclusion de textes du ius
graecoromanum de provenance simplement doctrinale ou jurisprudentielle; c) elle
précisait que seules les dispositions romaines/byzantines portant sur le droit
civil seraient désormais en vigueur en Grèce, à l’exclusion des dispositions de
droit public et administratif, ecclésiastique, fiscal, procédural ou, à plus
forte raison, pénal.
Or,
cette référence directe aux sources législatives officielles du droit impérial
(pratiquement: à la codification des Basiliques
et aux Novelles impériales
postérieures à la codification), référence qui mettait à l’écart les modestes
manuels usuels privés du ius
graecoromanum, tout correcte qu’elle fût en principe, et sur le plan
théorique, n’avait en réalité aucune chance. Il s’agissait d’un droit inaccessible,
et pratiquement introuvable, particulièrement dans cette Grèce insurgée. Les
rédacteurs, lettrés mais naïfs, érudits de la constitution provisoire de la
Grèce orientale de 1821 (déjà dans la première année de la guerre), dont nous
venons de faire une citation, connaissaient bien que ce droit est codifié dans
les Basiliques; ils en ordonnent même
une traduction en grec moderne, sans tenir compte de ce que cette tâche
pourrait bien représenter en volume de travail et d’érudition; sans avoir même,
paraît-il, une connaissance précise de l’étendue des Basiliques; surtout sans tenir compte du fait que dans toute la
Grèce insurgée il n’y en avait pas un seul exemplaire: on organise en vain des
recherches dans des bibliothèques de monastères; en 1825 encore le ministre de
la Justice écrivait: “mais notre Ministère, malgré ses efforts, n’a pu trouver
ces lois impériales jusqu’à présent”! Seulement après l’indépendance on a pu
trouver, dans le nouvel État grec, deux exemplaires de l’édition Fabrot des Basiliques chez des particuliers. En
1830 le gouvernement Capo d’Istria ordonne de nouveau la rédaction d’un recueil
des “lois civiles byzantines” et en désigne les sources: les Basiliques et les Novelles impériales
postérieures - sauf que la première édition suffisamment complète des Novelles des empereurs Romains d’Orient,
celle de K. E. Zachariä von Lingenthal devait paraître seulement en 1857 [Ius Graecoromanum, III, Leipzig 1857 =
Zepos, I, Athènes 1931].
Or, il
devient de plus en plus clair que dans la pensée des rédacteurs des textes
constitutionnels et de la législation de la Guerre de l’Indépendance grecque,
dans la pratique quotidienne des affaires et des actes privés, et surtout dans
la pratique courante de l’Administration et de la Justice, sous les noms
quelque peu fantomatiques des Basiliques
et des “lois byzantines” ou “romaines” se cachait l’emploi presque exclusif de
l’Hexabiblos de Constantin
Harménopoulos, seul manuel de droit byzantin vraiment disponible, à la portée
d’ailleurs de tout le monde dans la traduction grecque moderne de Spanos. Car,
même dans ce cas-là de l’Hexabiblos omniprésente, et en laissant de côté le
problème de la compréhensibilité de la langue grecque ancienne du texte
original, cet original était pratiquement introuvable: les deux premières
éditions datant de 1540 et de 1587 étaient déjà des raretés de bibliophile; de
l’édition Reitz de 1780, alors en usage, un seul exemplaire se trouvait en
Grèce, en la possession du juriste C. Klonarès qui devait l’utiliser pour
préparer une nouvelle traduction parue en 1833 à Nauplie, alors capitale du
nouvel État grec; un autre traducteur en grec moderne de l’Hexabiblos, à cette même
époque (1831; traduction restée inédite), un avocat Hrisochefal de Jassy,
ignore même l’existence de l’édition Reitz; la première édition du texte
original de l’Hexabiblos en Grèce
(Athènes), destinée à l’usage pratique, date de 1835.
En
effet, c’est à l’Hexabiblos que
renvoient constamment les textes officiels, les instructions et les circulaires
ministérielles, la jurisprudence aussi. Ce fait indéniable est enfin sanctionné
par des arrêts du président (“Gouverneur”) Capo d’Istria du 15 décembre 1928,
puis du 15/27 août 1830: par une combinaison des deux éléments, celui de
principe théorique et celui de la pratique, ce sont toujours “les lois des
empereurs” qui sont introduites en tant que droit civil en vigueur, et en même
temps l’Hexabiblos est désignée comme
manuel officiel (ou: “en emploi officiel”) de ce droit. Le dernier pas est fait
par le décret de la Régence du roi Othon Ier du 23 février/7 mars
1835 “de la loi civile” qui fait pratiquement de l’Hexabiblos le code civil du royaume “les lois civiles des empereurs
byzantins qui sont comprises dans l’Hexabiblos
d’Harménopoulos”. Elle devait rester en vigueur, en cette qualité, au moins
nominalement, pour précisément 111 ans, jusqu’au jour de l’introduction du code
civil grec le 23 février 1946... Une place prépondérante réservée, par ce même
décret de 1835, aux coutumes, “là où elles ont prévalu”, est restée par la
suite pratiquement inexploitée par la jurisprudence: cette prépondérance de la
coutume, qu’avait voulue, fidèle aux préceptes de l’école historique, le
juriste G. L. von Maurer, membre de la Régence, rédacteur des codes grecs et du
décret de 1835, s’est montrée presque complètement impraticable.
En même temps, ces
partisans de l’école historique que furent les premiers législateurs de la
Grèce moderne avaient toujours en vue la rédaction d’un code civil “national”
qui refléterait l’esprit du pays - présent dans ses traditions juridiques et
dans ses coutumes. Le décret de 1835 annonçait déjà la rédaction prochaine d’un
code civil propre. Dans cette perspective Maurer avait même mis en oeuvre une
collection systématique du droit coutumier de la Grèce, une tâche que d’autres
aussi, après sa retraite, ont reprise. Or, nous venons de le dire, cette
entreprise a pratiquement échoué; il nous en reste des collections de coutumes
régionales, d’une certaine importance, pourvu qu’elles soient étudiées avec
grande prudence, mais qui, en termes généraux, construisent un système de droit
coutumier plus ou moins fantaisiste. Quant au code civil promis, celui-ci ne
devait être introduit, comme nous avons vu, qu’un siècle plus tard, dans des
circonstances complètement différentes.
Dans
l’intervalle, un autre courant de pensée juridique optait pour l’introduction
en Grèce du Code Civil français; des traductions grecques en sont élaborées
(1836 ou 1837, 1838), des travaux préparatoires sont mis en oeuvre, des cours
de droit civil français sont introduits depuis 1838 dans la Faculté de Droit à
l’Université récemment fondée d’Athènes (M. Réniéris). A souligner que le Code
français de Commerce avait déjà été, dès le début, introduit tel quel dans la
Grèce insurgée, puis dans le nouvel État grec, en traduction officielle;
largement et continuellement modifié depuis lors, il reste en principe toujours
en vigueur en Grèce et il est à la base du droit commercial grec. Pourtant les
efforts d’introduire en Grèce le Code Civil français ont échoué: c’était la
longue tradition de droit romain/byzantin qui s’est montrée la plus forte; ce
fut aussi, sans doute, ce qu’un grand romaniste, pourtant un grand adversaire
du droit “byzantin”, Paul Calligas, regardait comme une menace: si l’on introduisait
le Code Civil français, la vie juridique grecque deviendrait désormais
inévitablement sujette à la législation postérieure et, surtout, à la doctrine
et à la jurisprudence françaises. On a employé l’exemple, à éviter, de la
Belgique, un État créé pratiquement en même temps que la Grèce (Léopold Ier,
roi des Belges, avait accepté auparavant, puis refusé, le trône de Grèce); ce
qui pouvait être normal pour la Belgique ne saurait l’être pour la Grèce, qui
n’avait pas avec la France les mêmes liens historiques, ethniques, culturels et
linguistiques que la Belgique. Calligas ne considérait pas du tout le droit
romain comme le droit “national” des Grecs, le droit byzantin non plus, et, en
tout cas, il ne regardait pas ce dernier comme un droit dont on pouvait être
fier; mais, tout au moins, le droit romain était assez ancien et avait acquis
un caractère assez “mondial” ou “international”, ce qui le rendait assez
“neutre” de ce point do vue “national”; il ne saurait donc mettre en jeu
l’autonomie de la vie juridique grecque. Je n’insisterai pas davantage sur ces
discussions au sujet d’un code civil à introduire en Grèce; on peut maintenant
se référer avec profit à l’exposé ad hoc
du Prof. S. Troianos au XIIIe Séminaire d’Études Historiques Da Roma alla Terza Roma (Rome 1993): “A
la recherche d’un code civil: la Révolution grecque et le droit romain”. Le
droit romain/byzantin, représenté par l’Hexabiblos
d’Harménopoulos, devait rester le droit civil d la Grèce.
III. Un droit mal-aimé.
L’histoire
des survivances byzantines en Grèce moderne est largement l’histoire d’un amour
manqué. Juste aux débuts du nouvel État hellénique cette Byzance admirée
pendant la Guerre de l’indépendance est tombée en plein discrédit, frappée du
mépris de l’Europe éclairée, du mépris aussi de la presque totalité des Grecs
de formation et de culture occidentales qui formaient maintenant les classes
dirigeantes de la nouvelle société; frappée aussi par les nécessités d’une
politique de différenciation inaugurée par le petit royaume d’Athènes à l’égard
de cette “grécité” extra muros qui
avait son point de référence à Constantinople (un premier acte de cette
politique fut, en 1833, la proclamation arbitraire de l’autocéphalie de
l’Église de Grèce vis-à-vis de l’Église-mère de Constantinople, une expérience
traumatique dont les conséquences ont dépassé de beaucoup le domaine
strictement ecclésiastique. La nouvelle nation aurait à assumer le double
devoir, de se relier aux nations “éclairées” du monde occidental et de
retrouver ses vraies racines dans cette Antiquité grecque classique admirée par
tout le monde, en essayant d’oublier les siècles obscurs de la décadence, de la
théocratie et du despotisme “byzantins”, et de se débarrasser des survivances
médiévales.
Ce
n’est que plus tard, lorsque la Grèce indignée crut devoir faire face, avec un
certain retard, aux théories, déclarées “mishellènes”, de Jakob Philipp
Fallmerayer (1790-1861), que la continuité “byzantine” fut considérée comme un
élément indispensable pour prouver une continuité ininterrompue de la nation
grecque depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours. Une “Byzance” donc de
caractère essentiellement grec et servante des idéaux nationaux helléniques:
son rôle primordial ne serait que de servir de trait d’union nécessaire entre
la Grèce classique, la seule qui importe, et la grécité contemporaine qui en
émane sans interruption. C’est surtout le grand historien “national”,
Constantin Paparrhègopoulos (1815-1891), qui a assumé la tâche d’incorporer
toute l’histoire de l’Empire d’Orient, “Empire byzantin”, dans l’histoire de la
Grèce, dont elle ne serait qu’une partie intégrale, par sa monumentale Histoire de la nation hellénique - modèle désormais de la pensée historique
“nationale” grecque et de l’enseignement “officiel” de l’histoire pour de
longues décennies, et exemple-type de plusieurs ouvrages analogues à suivre. Si
cette historiographie “nationale” n’a su supprimer le dédain général des
classes cultivées pour Byzance, il n’en reste moins que, généralement, dans la
conscience collective Byzance n’a jamais cessé de faire partie de la légende
nationale grecque; Byzance grecque donc dans son intégrité, depuis Constantin
le Grand, le saint empereur, fondateur de cette Constantinople, la Nouvelle
Rome, capitale mystique de cette grécité impériale des Rhômaioi, et Justinien, le grand législateur sans doute, mais
surtout le bâtisseur de Sainte-Sophie, ce symbole par excellence de cette
grécité qui fait contrepoids à Parthénon, son équivalent, l’autre symbole de
l’hellénisme éternel. En 1912, le poète Constantin Cavafy, un homme très peu
byzantinisant, pénétré d’une culture et de goûts classiques et hellénistiques,
écrivait - je cite d’après la traduction italienne de Filippo Maria Pontani:
corre la mente all’era bizantina
alle splendide glorie di nostra gente
[Ð noàj mou pha…nei sš timšj meg£lejtÁj filÁjmaj, /
stÕn œndoxÒ maj bizantinismÒ].
Le
concept d’une continuation de Byzance dans l’État grec moderne n’a fonctionné,
nous venons de le dire, que sur le plan sentimental, sans jamais prendre la
forme d’une revendication de succession sur le plan juridico-politique. Vers la
fin du XIXe et au début du XXe siècles ce concept s’est
lié, toujours au niveau sentimental, et aussi dans le cadre d’une certaine
propagande nationale, aux revendications grecques sur des territoires
balkaniques de la Turquie d’Europe et à la Grande
Idée de la destruction de l’Empire ottoman (question macédonienne, guerres
balkaniques). Un courant littéraire s’oriente vers des sujets ou des motifs “byzantins”;
mais nous venons de voir que même Cavafy, un grand poète assez distancié de
tout cela, regarde, en 1912, l’époque byzantine comme une époque de “grandes
gloires de notre nation”. L’aboutissement désastreux de cette politique, par la
catastrophe militaire de 1922 en Asie Mineure, a mis fin à ces concepts;
l’orientation définitive de la Grèce vers les valeurs européennes et
occidentales a entraîné, sinon le retour au vieux mépris pour Byzance, ce qui
n’est pas exactement le cas, un nouvel abandon général des sympathies
“byzantines” - bien que le reflux des populations grecques de la Turquie en
Grèce après 1922 ait renforcé la proportion de Grecs de Grèce qui maintiennent
des souvenirs plus directes des traditions “byzantines”. En revanche, ce n’est
qu’à notre époque qu’une sorte de renouveau de sympathies “byzantines” s’est
vraiment produit dans certains milieux intellectuels, très hétéroclites
d’ailleurs, précisément en réaction, d’ordre surtout politique ou
confessionnel, mais aussi culturel, à l’orientation entièrement occidentale du
pays.
Ce sont
là les péripéties de l’identité nationale grecque moderne.
Dans le
domaine du droit des réactions modernistes contre l’introduction de ce droit
byzantin se sont déjà manifestées au cours de la Guerre de l’Indépendance: en
1824 un journaliste d’Athènes dans un article signé N. K. (= Nicolas Kallergès
ou Nicolas Karorès?), condamnait d’une manière absolue l’Hexabiblos et son droit, “complètement incompatibles avec l’esprit
de ce siècle-ci” (pantè anarmosta eis to
pneuma toutou tou aiδnos) [cf. ad
hoc: C. Argyriadis, “Armenopulos und der Zeitgeist des 19. Jahrhunderts”, Rechtshistorisches
Journal, 3 (1984) 243-251. Il fut suivi de près, l’année
suivante, par un pamphlétaire de l’île d’Hydra, C. M. (peut-être le juriste
Constantin Metaxas, originaire de l’île ionienne de Céphalonie, de formation
donc purement occidentale). Il est vrai que ces polémistes de bonne heures’
étaient laissés impressionner, comme le prouvent leurs écrits, surtout par des
dispositions obsolètes, et souvent vraiment frappantes, de droit public,
ecclésiastique et particulièrement pénal; sauf qu’ils n’avaient pas pris
conscience du fait que seulement les dispositions de droit civil étaient mises
en vigueur - pratiquement ce droit civil romain, qui était d’ailleurs à la base
de tous les droits de l’Europe occidentale qu’ils admiraient. Or, l’opinion
publique se trouvait encore très loin de ce dédain de la tradition “byzantine”.
Toujours en 1824, au cours de la guerre, le colonel anglais Stanhope, en
mission en Grèce, écrivait au philosophe Jeremy Bentham que Théodore Negrès,
l’un de ces hommes politiques grecs de formation occidentale, était en train de
rédiger une nouvelle législation civile pour la Grèce; mais il devrait,
disait-il, la présenter comme empruntée au droit “byzantin”, pour en assurer
l’acceptation populaire.
IV. Quel droit civil ?
L’introduction
de l’Hexabiblos en tant que code
civil de fait en Grèce, puis le caractère définitif que cette introduction a
pris, ont mis pratiquement fin à ces discussions de lege ferenda; mais il ont donné naissance à différents courants
d’interprétation, quant au véritable contenu du droit ainsi introduit.
l. Selon la lettre du décret de 1835, et
sans aucun doute selon l’esprit de ses rédacteurs, le droit civil de la Grèce
consisterait dans les “lois civiles” de “nos empereurs” contenues dans l’Hexabiblos. Trois donc conditions
cumulatives requises pour qu’une disposition de droit romain/byzantin soit en
vigueur: (a) disposition mentionnée dans l’Hexabiblos;
(b) disposition portant sur une matière exclusivement de droit civil; (c)
provenance législative impériale: la codification et la législation
justiniennes dans leur intégralité, la codification des Basiliques et la législation des empereurs romains d’Orient
entraient naturellement dans cette dernière catégorie; mais chaque disposition
législative pour être en vigueur devrait aussi répondre aux deux autres
critères (mention dans l’Hexabiblos,
contenu portant sur le droit civil). Cette interprétation positiviste, conforme
à l’esprit et à la lettre du décret, fut spontanément celle de la doctrine, de
la pratique et de la jurisprudence des premières années. Les problèmes qui se
produisirent étaient surtout des problèmes de teneur des textes (la connaissance
erronée de textes ou de faits par Harménopoulos devrait-elle prévaloir contre nos connaissances scientifiques
actuelles? le texte éventuellement mutilé dans l’Hexabiblos devrait-il prévaloir contre le texte original de ses
sources? en général: des connaissances en dehors de l’Hexabiblos pourraient-elles être employées contre sa propre teneur,
ou bien y a-t-il lieu d’appliquer la vieille maxime: quidquid non agnoscit glossa,
non agnoscit forum?); des problèmes
de vide juridique, par l’absence de législation reproduite dans l’Hexabiblos - surtout lorsqu’une
législation adéquate existait en réalité en son dehors; enfin, des lorsqueexabiblos a et des problèmes de
coexistence, dans l’Hexabiblos, de dispositions incompatibles ou
contradictoires, de différentes provenances: pourrait-on avoir recours à la
règle Lex posterior... à l’intérieur
d’une collection introduite toute entière, à un certain moment, à titre de
code? C’est surtout la grande affaire judiciaire du milieu du XIXe
siècle sur les intérêts et le taux - un sujet où un petit chaos de dispositions
“byzantines” contradictoires régnait en paix dans l’Hexabiblos... - qui a provoqué de longues discussions de ce genre,
lesquelles ont fécondé la jeune science juridique grecque.
2. Le deuxième courant principal (nous
l’appellerons, en schématisant un peu, “le courant romantique” contre “le
courant positiviste” du § 1) insiste sur la mention des lois impériales dans le
décret de 1835 (faisant suite à l’ancienne référence aux “lois de nos
empereurs”) au détriment de la mention, dans ce même décret, de l’Hexabiblos: ce serait le droit civil
byzantin, dans sa totalité et dans sa diachronie, qui est entré en vigueur;
naturellement la règle Lex posterior s’appliquerait
- ce qui signifie que, théoriquement, le droit entré en vigueur serait le droit
civil présumé qui était en vigueur dans l’Empire au moment de la chute de
Constantinople. La mention de l’Hexabiblos
dans le décret n’aurait qu’une valeur tout à fait indicative. Cette
construction, venant en opposition flagrante avec la lettre et l’esprit du
décret, avait un double mérite et remplissait une double fonction, à la fois
pratique et idéologique: elle écartait certains des inconvénients inhérents à
l’introduction exclusive du droit civil de l’Hexabiblos (lacunes ou vides juridiques, dispositions
contradictoires) en recourant à un système entier de droit civil dans son
évolution - un système qui comportait d’ailleurs l’essentiel du droit civil
romain classique et justinien; et, en même temps, elle rattachait la nation
grecque, dont on déclarait la “régénération”, à ce moment de la chute d’un
Empire qui était un peu le sien (cf. l’ancienne formule “les lois de nos empereurs”). Ce fut une
interprétation erronée sans doute, mais l’interprétation chère aux théoriciens,
celle qui a prévalu dans la doctrine: le droit en vigueur fut qualifié de
“droit byzantin-romain”, un néologisme quelque peu maladroit ou mal inspiré qui
s’est imposé (BuzantinorrwmaikÕn d…kaion). Or, cette approche entraînait de nouveaux inconvénients; ce droit
“byzantin” risquait surtout de produire une incertitude juridique: un droit mal
connu, très peu étudié à l’époque, sans manuels systématiques et pratiquement
sans histoire, sans jurisprudence connue, aux sources alors pour la plupart mal
éditées, très partiellement éditées ou complètement inédites. “Le droit en
vigueur en Grèce se modifierait-il automatiquement et sans cesse chaque fois
que Monsieur Zachariä von Lingenthal annonçait une nouvelle découverte dans les
manuscrits ou publiait un nouvel article de revue?” – ce qui eût été une
originalité juridique mondiale. Cette question théorique devait acquérir une
actualité importante, par exemple au moment où fut découverte et publiée une
source majeure de droit byzantin, de caractère législatif, le “Livre du Préfet”
(Eparchikon Biblion: J. Nicole,
Genève 1893), heureusement avec très peu de dispositions de caractère
proprement civil. Ce n’est que vers la fin de la survivance du droit
romain/byzantin en Grèce que le jeune Anastase Christophilopoulos (1912-1998),
qui devait faire une illustre carrière de professeur et d’historien du droit,
dans sa thèse de doctorat portant précisément sur le “Livre du Préfet” (Athènes
1935) a osé répondre à cette question provocatrice d’une manière aussi provocatrice:
par un oui pur et simple. “Le législateur n’a pas voulu introduire en Grèce
telle ou telle collection juridique mais le droit byzantin-romain dans
l’intégralité de son système, comme il s’était formé dans l’État byzantin
[expression de l’auteur] ... Il a donc laissé tacitement à la science la tâche
d’en établir les sources, en confirmant par anticipation, pour ainsi dire, ses
découvertes futures et en leur attribuant d’avance la force législative”!
Personne n’est allé plus loin.
3. Le grand protagoniste de ces
discussions dans leur phase primitive, peut-être même leur initiateur, fut Paul
Calligas (1814-1896), dont nous avons déjà fait mention. Élève de Savigny et de
son école historique, professeur de droit romain, homme d’État, gouverneur de
la Banque Nationale de Grèce, et aussi le premier romancier grec moderne digne
du nom, il a fait de son dédain pour Byzance (“ce cadavre pourri”) - cette
Byzance, à laquelle il a pourtant consacré des pages d’histoire très
importantes et très originales - un rejet total de la tradition du droit romain
au sein du monde grec, dans toute sa continuité jusqu’à Harménopoulos; il
regarde d’ailleurs le droit romain, ainsi que le droit “byzantin”, comme un
droit étranger imposé sur la nation grecque par ses dominateurs - pourtant
premier grand romaniste grec, lui-même, et chef de toute l’école romaniste
grecque moderne. Ses expectatives à la longue portent d’ailleurs sur la
rédaction d’un code civil grec, dans l’esprit de la “nation”, reflétant les
traditions juridiques et le droit coutumier du pays, d’après les dogmes de
l’école historique à laquelle il reste toujours fidèle - bien qu’il connaisse,
en grand praticien qu’il est aussi, que ces expectatives sont plutôt
théoriques, et que son enseignement, peut-être même malgré lui, ne fasse
objectivement que les éloigner davantage [Sur cette personnalité importante
voir, en dernier lieu: Marie-Paule Masson-Vincourt, Paul Calligas et la fondation de l’état grec, Paris-Montréal 1997]. Or, Calligas regarde l’Hexabiblos comme un texte tout à fait indigne et exécrable; mais,
en même temps, il insiste sur ce qui est d’ailleurs la seule vérité législative
de l’époque: quoi qu’il en soit, l’Hexabiblos,
bonne, médiocre ou mauvaise, est en ce moment, de lege lata, le code
civil grec; et elle l’est elle seule; aucun droit “romain” ou “byzantin” ou
“byzantin-romain” n’a jamais été introduit en Grèce; et si le texte législatif
que nous offre l’Hexabiblos est un
texte exécrable, tant pis! Or, dans la pensée de Calligas, cette défense de l’exclusivité
législative de l’Hexabiblos éloigne
au moins le danger d’introduction de ce “droit byzantin” qui lui est détestable
en soi et qu’il considère comme un droit fantomatique.
Mais
cette défense de l’exclusivité législative de l’Hexabiblos, conjointement
avec la déclaration de son inutilité complète, joue aussi délibérément un rôle
subversif: si l’Hexabiblos est la
seule source de droit civil en Grèce et qu’elle est déclarée complètement
inutile, un énorme vide juridique se produit que la doctrine et la
jurisprudence doivent combler, d’une manière ou d’une autre. On doit donc avoir
recours à un système juridique qui soit suffisamment élaboré et aussi
suffisamment familier aux citoyens et aux juristes. Il propose donc un recours
au droit romain tout court, droit très bien étudié dans le monde entier et
familier aussi, par une longue tradition, en Grèce; s’il s’agit d’un droit
étranger, tant pis – d’ailleurs même le droit byzantin n’en est pas moins un
droit étranger. (Nous avons vu aussi par quels arguments Calligas a réfuté
l’idée d’avoir recours au droit français de Code Civil). En 1848 Calligas
propose enfin son propre système par la publication du premier volume de son opus magnum: “Système de droit romain en
application en Grèce” (Systèma tou Rhomaïkou
Dikaiou kata tèn en Helladi ischyn tou).
4. Personne, semble-t-il, n’a compris ni
accepté la construction de Calligas. Mais, face aux problèmes de la pratique,
on a employé, souvent à son nom, la conclusion seulement de son raisonnement,
pour en construire un autre qui va pratiquement à l’inverse de sa propre
construction. Si l’Hexabiblos est la
seule source législative du droit civil en Grèce et qu’elle s’est montrée
insuffisante, on doit avoir recours à ses propres sources directes (les textes
originaux qu’Harménopoulos aurait utilisés, donc: le Procheiros Nomos des empereurs macédoniens; le texte de Novelles
impériales; des manuels privés, dont la Synopsis
maior des Basiliques et la Synopsis
minor; à souligner que pratiquement aucun
de ces textes-là n’avait pas été proprement édité au moment de la mise en
vigueur de l’Hexabiblos par le décret
de 1835); à défaut (ou, selon certains auteurs: encore mieux) on doit avoir
recours même aux sources indirectes de l’Hexabiblos,
à savoir aux sources de ses sources, par excellence à la grande codification
des Basiliques. Par ce mouvement
rétrograde “von der Hexabiblos zu den
Basiliken” [cf. S. Troianos, “Von der
Hexabiblos zu den Basiliken”, Subseciva
Groningana, 3 (1989) 127-141] le droit “byzantin” (ou le droit dit
“byzantin-romain”) s’établissait, pratiquement dans sa totalité, en tant que
droit civil en Grèce - ce que Calligas avait voulu éviter à tout prix; qui plus
est, pratiquement ce qu’avaient voulu les grands adversaires de Calligas, les
partisans de ce que nous avons appelé le courant d’interprétation “romantique”
(supra § 2), mais sans certains des
inconvénients de ce dernier, surtout sans l’extrême incertitude de droit qu’il
entraînait. Sauf que ce mouvement rétrograde ne s’est pas arrêté là, “von der Hexabiblos zu den Basiliken”. A la recherche d’un système juridique suffisamment
connu et systématiquement élaboré et enseigné on a poursuivi la construction:
les Basiliques ne seraient que la
traduction ou l’adaptation grecque du Corpus
iuris civilis justinien, modèle du modèle des modèles de l’Hexabiblos, source originale des sources
de ses sources, à laquelle on devrait donc avoir l’ultime recours. Le droit
romain tout court (peut-être avec certaines mises à jour “byzantines”) serait
de fait le droit civil à appliquer en Grèce, toujours sous le nom de “droit
byzantin-romain”, au nom mais en l’absence de l’Hexabiblos, pourtant officiellement code civil de la Grèce toujours
en vigueur. C’est là que cette construction, fondamentalement contraire à tout
ce que Calligas avait enseigné, a rencontré, à l’issue finale, Calligas.
Mais
cette construction “délibérément erronée”, comme on a dit, ne représente pas
vraiment la fin: sous la pression des nécessités de la vie juridique
quotidienne et de la pratique judiciaire, dans un pays où pratiquement latina non leguntur et où la formation
des juristes était (elle l’est largement encore aujourd’hui) fondamentalement
allemande, on a fini par établir, dans la pratique courante sinon dans
l’enseignement juridique, et par appliquer comme “droit romain” (qui pis est:
comme droit “byzantin-romain” !) un droit vraiment étranger, qui n’avait
jamais été introduit en Grèce: le Pandektenrecht
élaboré et enseigné en Allemagne, d’après les manuels courants de la
pandectistique germanique et leurs traductions grecques usuelles qui se
multipliaient et qui faisaient dès lors fonction de textes législatifs,
auxquels les décisions judiciaires se contentaient souvent de renvoyer.
Seulement, en guise d’alibi, on y ajoutait parfois des renvois respectifs
gratuits à des passages des Basiliques
- que personne, paraît-il, ne consultait en réalité, - dont étaient munies,
précisément à cet effet, les traductions grecques des manuels allemands. On
fait ordinairement remonter les origines de cette pratique à une date assez
ancienne, déjà à l’année 1838, date de parution de la traduction grecque du
manuel de Ferdinand Mackeldey par G. A. Rhallès et M. Réniéris. La pratique se
poursuivit tout au long du XIXe et pendant les premières décennies
du XXe siècle. Assez tard on a commencé à publier des traductions
grecques modernes du Corpus iuris civilis,
dont l’influence ne fut pas considérable dans la pratique.
Les
efforts isolés de certains auteurs (le pionnier avait été, assez tôt, un
idéaliste du milieu du XIXe siècle: Léonidas Sgoutas) d’inverser le
courant, en faisant focaliser l’attention des praticiens sur les sources
juridiques byzantines et en mettant à leur portée des éditions convenables de
ces sources n’a pas eu les résultats voulus. La dernière et plus ambitieuse de
ces tentatives a été la publication du Ius
Graecoromanum par Jean Zepos et Panagiotès Zepos (père et fils), riche
collection de textes d’après les meilleures éditions à l’époque (Athènes 1931,
8 volumes); cette collection importante, encore en usage, publiée vers la fin
de la survie du droit romain/byzantin en Grèce, une dizaine d’années seulement
avant la rédaction finale du code civil grec et quinze ans avant son
introduction définitive en vigueur (1946), après la parenthèse de la guerre et
l’occupation de la Grèce, n’a pas eu le temps d’inverser le courant. Elle avait
été calquée, paraît-il, sur une autre entreprise analogue, beaucoup plus
vieille, la grande collection de sources du droit canonique de l’Église
d’Orient (l’autre branche principale du ius
graecoromanum), publiée par Rhallès et Potlès (Athènes 1852-1859, 6
volumes). Entre-temps, au tournant du siècle, Jean Zepos avait publié une riche
réimpression des Basiliques, munie de
longs commentaires juridiques, de sources parallèles données in extenso et surtout d’une
jurisprudence très importante (Athènes 1896-1900, 1910-1912), une publication
qui ne visait pas à l’érudition mais à la pratique judiciaire, sans obtenir,
semble-t-il, de résultat analogue.
V. L’enseignement.
l. On peut maintenant établir les
caractéristiques propres de l’enseignement et des études de droit romain en
Grèce au XIXe et à la première moitié du XXe siècle (à
souligner qu’on parle toujours de l’Université d’Athènes et de son Faculté de
Droit; vers la fin de cette période fut fondée l’Université de Thessalonique et
sa Faculté de Droit, mais elle n’avait pas eu, jusqu’en 1950, le temps de
former sa propre identité en la matière):
(a) Malgré l’orientation occidentale de
l’université grecque et des études juridiques et malgré la formation
occidentale des enseignants, la tradition juridique du pays est décisive pour
ce qui est du caractère des études de droit romain en Grèce. On arrive au droit
romain par le droit byzantin. La Grèce, ayant connu une tradition “byzantine”
ininterrompue de droit romain en application directe, a suivi des voies
complètement différentes de celles de l’Europe occidentale pour en faire son
propre droit; elle n’a pas eu l’expérience occidentale de la “découverte” du
droit romain, de la Glose et de la Rezeption.
L’enseignement ignore donc pratiquement toute l’histoire du droit romain en
Europe occidentale, même s’il en exploite les résultats tout faits.
(b) Le droit romain, sous n’importe quel
avatar, “droit romain” tout court, droit “byzantin” ou “gréco-romain”, “droit
romain-byzantin” ou “droit byzantin-romain”, est le droit en vigueur dans le pays [à l’exception de certains
régions annexées au cours du XIXe siècles qui disposaient déjà d’un
code civil propre: Iles ioniennes, Crète, Samos]. L’enseignement donc du droit
romain est en premier lieu un enseignement de droit en vigueur. Cet élément a
lourdement pesé dans le contenu de l’enseignement du droit romain et sa
qualité, compte tenu aussi des difficultés de définir ce droit civil en vigueur
et des divergences d’opinions que nous avons connues.
2. A la manière de Calligas et de son
manuel “Système de droit romain en application en Grèce” [voir supra], ses successeurs, disciples ou
adversaires, ont fait du droit romain un “système de droit en application en
Grèce”. Les plus importants en sont: Pierre Paparrhègopoulos, Alcibiade
Krassas, Basile Oikonomidès, le grand créateur de la terminologie juridique
grecque moderne, aujourd’hui encore en usage. Constantin Polygenès fut le grand
partisan du Pandektenrecht: sa
traduction de l’ouvrage de Windscheid, en a fait “le Papinien de la
jurisprudence grecque, à l’instar de la Lex
citationis de Théodose II” (au dire de G. Pétropoulos); par contre Antoine
Monferratos a montré un intérêt très personnel et très promettant pour le droit
byzantin (Ecloga) et post-byzantin,
mais qui n’a pas eu de suite. Démétrios Papoulias, un idéaliste de l’esprit
grec, a insisté sur la recherche des éléments grecs dans l’histoire du droit:
il a donc voulu promouvoir surtout, avec plus d’enthousiasme que de vrai
système, l’étude du droit grec ancien, du droit post-byzantin, du droit
coutumier; de ses initiatives reste, au moins, l’important Centre de Recherche
de l’Histoire du Droit Grec à l’Académie d’Athènes.
3. Le plus grand romaniste grec du XXe
siècle est sans aucun doute Georges Pétropoulos; il a été aussi un grand
érudit, orientaliste, papyrologue; son enseignement se place au grand tournant de
l’histoire du droit civil en Grèce, du droit romain/byzantin au code civil.
Fidèle à la vieille tradition, il a donné à son ouvrage principal “Histoire et
Institutions du Droit Romain” (`Istor…a kaˆ
E„s»geseij toà `Rwmaikoà Dika…ou 2, Athènes 1963) un sous-titre qui en faisait la
liaison avec le droit en vigueur: “en guise d’introduction au code civil et au
droit civil précédemment en vigueur”. C’est la fin d’une époque et le
commencement d’une autre. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage de Pétropoulos est une grande
synthèse de droit romain proprement dit, le seul ouvrage systématique grec sur
le droit romain qui a trouvé une place, bien méritée d’ailleurs, dans toutes
les bibliographies générales de la discipline.
En
revanche, Pétropoulos, très bien informé sur la littérature internationale de
droit romain, particulièrement sur la littérature italienne, fait à propos de
la rei vindicatio utilis une mention
spéciale de l’étude très importante de Flaminio Mancaleoni, “Contributo alla
storia e alla teoria della rei vindicatio
utilis” dans le premier volume de
Studi Sassaresi, à l’entrée du XXe
siècle [Pétropoulos, p. 712 n. 30].
Pétropoulos
sera le maître de toute la génération suivante d’historiens du droit et de
romanistes grecs à cette nouvelle période qu’il avait inaugurée. Parmi les
autres représentants de la discipline, plus ou moins ses contemporaines, nous
avons mentionné le civiliste Panagiotès Zepos et sa contribution à l’étude du
droit byzantin et à son application avant l’introduction du code civil. Georges
Maridakis, professeur de droit international privé, a travaillé comme historien
du droit sur la même ligne; on lui doit une remarquable étude sur “Le droit
civil dans les Novelles des empereurs byzantins” (Athènes 1922). Georges
Michaèlidès-Nouaros, civiliste, s’est intéressé à l’histoire du droit plutôt
d’un point de vue de sociologue.
5. Tous les principaux enseignants de
droit romain dans la génération qui a suivi celle de Pétropoulos, tous
aujourd’hui en retraite, ont évidemment été ses disciples, ce qui n’est que
très naturel, mais ont fait aussi partie de son petit cercle intime.
(a) Jean Triantaphyllopoulos, son successeur
immédiat à la Faculté d’Athènes, un homme de cabinet, érudit, romaniste, s’est
pourtant distingué surtout comme chercheur du droit grec ancien (des droits
grecs anciens, dit-il), son domaine de prédilection. Il a toujours regardé le
droit byzantin, “ce droit des grécules”, d’un mépris manifeste. Il s’est vu
tristement marginalisé après une grave faute d’estimation politique: fils d’une
des plus nobles figures du mouvement socialiste grec, C. Triantaphyllopoulos,
un éminent professeur de droit aussi, il a accepté un poste, d’ailleurs tout à
fait éphémère, dans l’un des gouvernements de la dictature militaire. Récemment
on a essayé de lui offrir une sorte de réhabilitation par la publication d’une Festschrift à l’occasion de son
quatre-vingtième anniversaire [successeurs: D. Gofas, J. Vélissaropoulos-Karakostas, A. Helmis, C.
Bourdara].
(b) Nicolas Pantazopoulos, professeur à
l’Université de Thessalonique, a proposé une interprétation toute personnelle
de l’histoire du droit dans le monde grec: elle eût été le produit d’une lutte
continuelle entre le droit romain et le droit grec indigène, puis entre le
droit “officiel” byzantin et post-byzantin et le droit coutumier, qui
représentait, à l’état latent, les qualités et les aspirations de l’âme grecque
opprimée. Il a basé toute sa large production d’auteur, très intéressante en
soi, grâce à la richesse de sa documentation, et son enseignement
impressionnant sur cette construction, qui a eu un grand nombre d’admirateurs
fidèles venant de plusieurs disciplines et une diffusion locale très
importante. Des répercussions en subsistent aujourd’hui surtout chez des
sociologues et des anthropologues sociaux, mais elle n’a pas eu d’influence
durable sur les études juridiques, et certainement pas sur les études
romanistes [successeurs: G.
Nakos, D. Tsourka-Papastathi, D. Papadatou].
(c) Anastase Christophilopulos (1912-1998),
que nous avons déjà cité, de formation d’historien du droit, byzantiniste
surtout, a été finalement absorbé par le droit ecclésiastique, où il a excellé,
bien que cela ne fût jamais son domaine de prédilection [successeurs: S. Troianos, J. Konidaris, B.
Leontaritou].
(d) Panagiotès Dimakis, romaniste de
formation, intéressé aussi au droit byzantin, s’est consacré presque
exclusivement au droit grec ancien [successeurs: S. Stéphanopoulos, Ph. Stéphanopoulou, S. Adam].
4. La deuxième moitié du XXe
siècle est marquée par des caractéristiques qui lui sont propres:
(a) Le droit civil romain/byzantin n’est
plus en vigueur en Grèce depuis 1946, pour la première fois après son
indépendance (ou sur le sol grec après plus de dix-sept siècles, si l’on compte
depuis la Constitutio Antoniniana de
l’an 212). Cependant ce changement n’a pas bouleversé la vie juridique du pays,
étant donné que le code civil, une œuvre de législation importante en soi, due
surtout à la rigueur de l’esprit et au pragmatisme de son rédacteur principal,
le privatiste Georges Balis, a réussi à garder l’équilibre entre le droit
traditionnel et le droit des modèles du code, surtout le droit allemand; la
longue familiarité de la science juridique grecque avec ce dernier et surtout
les origines romaines communes des deux droits ont facilité l’introduction et
l’application du droit du nouveau code. Mais ce changement a libéré le droit
romain des servitudes d’un droit en vigueur et des nécessités d’adaptation à la
pratique contemporaine et a permis, pour la première fois, son étude en soi.
Cela a entraîné en Grèce un renouvellement des études historiques sur le droit
byzantin en premier lieu, mais aussi, dans une certaine mesure, sur le droit
proprement romain.
(b) Une nouvelle Faculté de Droit est
maintenant en plein essor, à Thessalonique. Le caractère beaucoup plus
“byzantin” de la population et des traditions culturelles de cette ville,
vivantes encore aujourd’hui, y a encouragé les études du droit byzantin
beaucoup plus qu’à Athènes, plus ou moins frappée de “romanisme”. La Faculté de
Droit de Thessalonique a inauguré ses activités scientifiques dans ce domaine
par la publication, en 1951, très opportunément par la publication d’un
important volume d’études sur Constantin Harménopoulos
(Tόμος ’Armenopoύlou), dont
l’Hexabiblos venait de fêter son
sixième centenaire (1344 ou 1345); elle venait aussi d’entrer dans l’histoire
juridique, une fois que son rôle de code civil en vigueur avait pris fin et
qu’elle était maintenant, elle aussi, libre des servitudes du passé. En effet,
le Tomos Armenopoulou a marqué
l’entrée de cette nouvelle période d’études sur Harménopoulos et sur le droit
byzantin en général [cf. C. G. Pitsakis, “Un demi-siècle d’études sur
Constantin Harménopoulos: un bilan”, dans: Ch. Papastathis
(ed.), Byzantine Law, Bar Association
of Thessaloniki, Thessalonique 2001, pp. 135-164]. Une
troisième Faculté de Droit sera fondée en Grèce seulement au milieu des années
soixante-dix, à l’Université de Thrace (Komotini); premier professeur de Droit
romain et d’Histoire du Droit y sera nommé Ménélas Tourtoglou, ancien directeur
du Centre d’Histoire du Droit Grec à l’Académie d’Athènes, dont nous avons
parlé [successeurs: C.
Pitsakis, M. Youni].
(c) Un certain renouveau de l’intérêt
international pour le droit byzantin se produit au cours de cette deuxième
moitié du XXe siècle; les grands centres en sont: Groningue aux
Pays-Bas, sous la direction du professeur H. J. Scheltema [N. van der Wal, D.
Holwerda, J. H. A. Lokin, B. Stolte], à qui nous sommes redevables de la nouvelle
édition des Basiliques, et
Francfort-sur-le-Main, sous la direction du professeur Dieter Simon [M. Th.
Fögen, L. Burgmann, A. Schminck], siège du grand projet d’édition ou réédition
des sources byzantines et de leur nouvelle appréciation, d’après la totalité de
leur tradition manuscrite Forschugen zur
byzantinischen Rechtsgeschichte. Les historiens du droit et les romanistes
grecs, surtout de l’Université d’Athènes, ont dès le début établi des liens
très étroits avec ces équipes et ces projets. Nous y avons tous fait un temps
de service (comme l’a fait aussi le président de cette séance, le professeur
Francesco Sitzia, éditeur de De
actionibus et de Le Rhopai, un
romaniste dont on ne doit pas oublier la qualité de byzantiniste! Le promoteur
principal de cette collaboration est, de la part grecque, le professeur Spyros
Troianos, qui dirige d’ailleurs un Sub-projekt
athénien de cette entreprise. Byzantiniste, venant du droit ecclésiastique,
disciple de Christophilopoulos, il s’est occupé surtout de l’histoire et de
l’édition de sources, et de domaines du droit byzantin qui ne relèvent pas
nécessairement du droit civil: droit procédural, droit pénal [successeur: E. Papagianni].
(d) L’enseignement du droit romain est
aujourd’hui fortement empreint d’un caractère historique (histoire des sources
et de leur transmission, histoire des institutions) au détriment de son vieux
caractère proprement juridique-dogmatique, renforcé par sa qualité de droit
civil alors en vigueur. En revanche, on a maintenant l’occasion de s’occuper
aussi d’autres domaines du droit romain (du droit byzantin aussi), autrefois
négligés sous la pression des nécessités de l’enseignement du droit civil:
droit public, droit procédural, droit pénal. Pourtant, même l’enseignement
historique du droit romain est serré entre l’enseignement analogue prévu, assez
naturellement, pour le droit grec ancien, ainsi que pour le droit byzantin et
post-byzantin, ces derniers représentant la tradition juridique grecque
immédiate. Le caractère obligatoire de l’enseignement du droit romain se perd,
d’ailleurs, de plus en plus: dans les trois Facultés grecques on a au moins
maintenu un cours obligatoire d’histoire du droit, à la première année, où l’on
doit en principe accumuler toute l’histoire juridique de Hammourabi à l’époque
moderne; ordinairement on enseigne une introduction au droit grec, au droit
romain, au droit byzantin et post-byzantin, afin que les futurs juristes aient
au moins écouté parler d’un certain Justinien. Il y a évidemment des cours de
choix, beaucoup plus sérieux, de droit grec et hellénistique, de droit romain,
de droit byzantin et post-byzantin, fréquentés parfois avec un intérêt
particulier par un petit nombre d’étudiants, souvent vraiment zélés. Tous nos
espoirs pour l’avenir résident là, à ce “peu de levain”, et surtout à nos
étudiants des cours de maîtrise et de doctorat, où l’on fait généralement de
bon travail.
(e) Cependant, pour ce qui est du droit
romain proprement dit les signes ne permettent pas l’optimisme. On constate
déjà dans la carrière des romanistes
grecs que nous avons esquissée que les prédilections en Grèce sont plutôt
orientées vers le droit grec ancien et le droit byzantin ou post-byzantin. Il
en va de même, à plus forte raison, pour les jeunes étudiants. Orientation naturelle
sans doute, pour des savants et des étudiants grecs, et bien explicable, mais
en tout cas inversement proportionnelle à l’importance mondiale du droit
romain. En effet, en plus de l’intérêt naturellement porté par des Grecs à des
disciplines d’importance particulière grecque, il y a là un dilemme pratique:
un jeune savant grec, aspirant peut-être, en plus du petit marché universitaire
grec, à une reconnaissance voire à une carrière internationale, aurait sans
doute plus de chances de succès en se consacrant à des disciplines plus ou
moins marginales, pour lesquelles il est aussi du point de vue linguistique
plus doué, le grec étant sa propre langue, qu’en se donnant au droit romain
étudié dans le monde entier, ou censé l’être; mais à l’inverse, ce petit marché
grec a (et aura) peut-être beaucoup plus besoin de romanistes, devenus de plus
en plus rares en Grèce, que de spécialistes du droit grec ou byzantin, dont le
nombre va en augmentant. Nous venons de mentionner l’aspect linguistique: à une
époque de recul des études classiques, à plus forte raison chez les juristes,
un jeune juriste Grec serait en principe, même dans les conditions présentes,
plus prêt à faire des études de droit grec (lesquelles sont aujourd’hui de plus
en plus abandonnées à des philologues classiques) qu’un non-Grec ou
non-grécophone; à l’inverse ce même Grec, précisément à cause de ce recul des
études classiques, a ordinairement (comme il se passe en règle générale dans
nos universités grecques) une connaissance très médiocre ou nulle du latin -
bien que des études secondaires de latin soient obligatoires pour les candidats
à une faculté de droit, qui doivent se soumettre à un examen! - ce qui le
décourage naturellement de se consacrer au droit romain.
Peut-être
quelques exemples récents de jeunes romanistes grecs d’une excellente formation
- qui sont toujours en quête de travail! mais c’est une tout autre histoire -
montrent-ils que mon pessimisme n’est pas nécessairement bien fondé.