N. 8 – 2009 –
Memorie//XXIX-Roma-Terza-Roma
Université de Sassari
LA THÉORIE DE LA RESPUBLICA SELON
L’EMPEREUR JUSTINIEN (DIGESTA IUSTINIANI 1.2-4)[1]
Sommaire: 1. La théorie de la
république dans le CJC. – 2. Le
principium cuiusque rei (pour un
evidentiorem intellectum): initia
urbis et civitatis et origo iuris (avec le
développement de l’auctio
civitatis et populi).
– 3. La
structure ternaire: ius (civile) entre populus-lex, reges-gubernare/gerere et prudentes-ars/scientia. – 4. La grande césure historique et
opposition systématique: exactis
deinde regibus. –
5. La
théorie –conséquente– du pouvoir populaire:
a. Lois
(iussa generalia) …,
b. … et
production du droit, avec l’apport déterminant des juristes.
– 6. La
théorie –conséquente– du pouvoir des magistrats:
a. Nécessité, subordination
au ius …, b. … et limitation par le tribunat.
– 7. Les
problèmes (senatus consulta et constitutiones principum) et leurs
solutions (consuetudo et
cités). – 8. Quelques conclusions. – 9. Note
bibliographique.
La respublica
(et non seulement son nom [pour l’emploi de l’expression «res publica» voir D.1.2.2.2;
1.2.2.9; cf. le livre 11, titre 30 du Code de Justinien «De iure rei publicae»]) survit
à la crise qu’elle connaît durant le premier siècle
av. J.-C. et qui est, justement, une crise de ‘croissance
sociétaire’ (le «bellum
sociale», la guerre avec les «associés» italiques
pour le perfectionnement de la societas) et qui contribue à la
prise de conscience par les Romains de l’essence même de leur
république (voir, supra, § II.1). La théorie de la
république devient une partie constitutive du grand ‘Livre du
Droit’, le Corpus Juris Civilis de l’empereur Justinien, source de
référence continue du Moyen-Âge jusqu’au XVIIIe
siècle et encore à nos jours.
Selon ma thèse
(‘thèse’, non ‘hypothèse’, bien que
formulée à niveau d’esquisse) les premiers titres du
premier livre du Digeste, en particulier, contiennent une théorie
véritable ‘du droit et de l’État’ (de ce
dernier plutôt dans les titres II-IV) et cet ‘État’
est la «république».
Le réexamen de la
théorie de la république selon le Droit romain (telle qu’on
la trouve –notamment, mais pas seulement– dans les titres II-IV du
livre premier du Digeste) en tant qu’œuvre juridique au sens
étroit du terme et œuvre d’un empereur du VIe siècle,
est (ou devrait être) particulièrement intéressant pour les
mêmes raisons que celles pour lesquelles elle nous est substantiellement
inconnue (voir, supra, le paragraphe d’«Introduction»).
Je vais tenter, à
présent, une lecture de cette théorie, en indiquant certains de
ses éléments constitutifs, dans lesquels réapparaissent
ceux que Cicéron avait précédemment mis en évidence,
et en soulignant certains autres susceptibles d’intégrer les
données cicéroniennes.
Cette théorie peut être
anticipée, de façon simplifiée, en quelques points
principaux: a) la liaison entre droit et république (D.1.2, De
origine iuris etc.); b) le «principe» de tout le discours sur
le droit (et la république) situé dans l’urbs civitas;
c) la structure ternaire, du même ‘discours’, composée
α) d’un sujet principal, le peuple et son pouvoir de
«commander la loi», β) en dialectique avec les magistrats et
leur pouvoir d’«administration», γ) avec l’aide
des juristes et leur capacité ‘scientifique’ de
‘systématisation’ («in unum componere»);
d) l’opposition absolue au royaume, en référence à
laquelle sont mentionnés l’insurgence de la dialectique plebs
– patres et la création en sécession (D.1.2.2.
[Pomp.] 20, cit. infra;
cf. 8 et Cic. leg. 3.8.19, cit. supra) de la magistrature
tribunicienne (qui, peut être, nous détachons grâce aux
‘lunettes’ cicéroniennes); e) ceux que j’appelle les
«problèmes» de la ‘cohabitation’ –produite
par la nécessité historique– du pouvoir du peuple avec le
pouvoir de l’empereur-prince, et leurs solutions.
Cela signifie une théorie
étroitement unitaire (du droit) et de la république: a)
enracinée dans la ville, b) structurée dans la théorie du
peuple et de la loi, la théorie de la magistrature et du gouvernement,
la théorie des juristes et de la jurisprudence, c) le tout opposé
au royaume mais non à l’empire, d) sans oublier le tribunat, car
s’il faut reconnaître que ce dernier n’a pas dans le premier
livre du Digeste le même espace accordé aux trois autres
éléments (peuple, magistrats et juristes), il faut aussi rappeler
que, toujours dans le CJC, tout le titre LV du livre Ier du Code est
dédié aux «defensores civitatum».
Mon esquisse ne rend
–évidemment– pas compte de toute la ‘théorie
(du droit et) de la république’ du CJC (je laisse de
coté, par exemple, les questions par ailleurs typiquement
républicaines de la ‘laïcité’[2]
et de la relation ‘bellum-pax’[3])
mais il en est une articulation –je crois– déjà
significative.
Le point de départ du premier
passage du Titre II du Livre premier du Digeste (De origine iuris; cf. D.1.2.2 [Pomp.] pr., Iuris originem atque processum) est la mise en évidence de
la valeur, «pour chaque chose», du «principium»: soit du point de vue objectif des
éléments constitutifs de cette «chose», soit du point
de vue subjectif de celui qui doit interpréter cette
«chose»: D.1.2.1 [Gai.] certe
cuiusque rei potissima pars principium est [...] praefationes [...]
evidentiorem praestant intellectum.
Ce principium
(avec une coïncidence et une complémentarité qui pourraient
surprendre si elles n’exprimaient pas une doctrine fondamentale de la
pensée et de l’expérience juridiques romaines, de
l’époque la plus lointaine jusqu’à la compilation
justinienne) est placé, tant par le fragment de Gaius que par celui de
Pomponius, dans la Cité (le «commencement de la
Cité») dont les éléments constitutifs sont tous deux
évoqués: urbs et
civitas: D.1.2.1 [Gai.] ab Urbis
initiis; D.1.2.2 [Pomp.] 1 initio
civitatis.
Dans le fragment de Pomponius (dont le
thème explicite est aussi bien celui de l’origo que celui
du processum du ius) nous trouvons aussi le lien entre origo-initium-principium et le processus du augere: aucta civitate (D.1.2.2.2), augescente
civitate (D.1.2.2.7), aucto populo
(D.1.2.2.18).
Après la mention du «principium» dans l’urbs civitas,
la première donnée structurelle qui figure au début du
Titre II du Livre premier du Digeste est l’opposition entre lex et
gubernare-gerere[4].
Cette opposition est
déjà placée et décrite dans la phase du regnum
parce que, parallèlement aux ‘caractéristiques
propres’ de l’ordre royal, sont réputées existantes
pendant le regnum toute une série de
‘caractéristiques non-contingentes’ (car elles survivront
à l’expulsion des rois) qui intègrent la ‘structure
ternaire’ du système républicain.
La présence de la structure
républicaine dès l’époque royale nous donne
–du point de vue du droit– une idée des
‘caractéristiques propres’ de l’ordre royal comme imperfections
ou vices du système (républicain) et une idée de
l’ordre royal dans son ensemble plutôt comme une pathologie du
système (républicain) que comme un système à soi,
doué d’une physiologie alternative.
Les caractéristiques
qu’on trouve déjà à l’époque royale
mais qui ne sont pas liées à la ‘contingence’ royale
sont: a) la distinction même (qui est loin d’être
évidente) entre législation et gouvernement, b)
l’attribution de la législation et du gouvernement à des
titulaires/utilisateurs différents (respectivement le peuple et le rex), c) la
spécificité/exclusivité du rapport entre loi et ius et le rôle nécessaire
de médiation des juristes dans ce rapport.
a) La lex est la
manifestation propre du populus (D.1.2.2. [Pomp.] 2: ipsum Romulum traditur
populum in triginta partes divisisse, quas partes curias appellavit propterea
quod tunc reipublicae curam per sententias partium earum expediebat. Et ita
leges quasdam et ipse curiatas ad populum tulit: tulerunt et sequentes reges).
b) Le gouvernement est la manifestation propre du rex–magistratus (D.1.2.2.
[Pomp.] 1: omniaque manu a regibus
gubernabantur; cf. D.1.2.2. [Pomp.] 14 cit. infra).
c) La pluralité des lois tend à l’unité
systématique du ius civile et
cette unité est produite par la médiation nécessaire mais
‘neutre’ des juristes (D.1.2.2.
[Pomp.] 2: ius civile Papirianum, non quia Papirius de suo
quicquam ibi adiecit, sed quod leges sine ordine latas in unum composuit;
cf. 36, Publius[5] Papirius, qui
leges regias in unum contulit; D.1.1.1. [Ulp.] pr.: Iuri operam
daturum prius nosse oportet, unde nomen iuris descendat. est autem a iustitia
appellatum: nam, ut eleganter Celsus definit, ius est ars boni et aequi; et
D.1.1.10. [Ulp.] 2: Iuris prudentia est divinarum atque humanarum rerum
notitia, iusti atque iniusti scientia).
Les ‘caractéristiques
propres’ de l’ordre royal sont la possibilité et la tendance
des reges à «tout» gérer à travers le
« gubernare» (ou
«regere» [voir, dans le
paragraphe suivant, D.1.2.2. [Pomp.] 13]) rendant ainsi
«incertains» la lex et le
ius. La spécificité de
l’ordre royale par rapport à l’intégrité du
système républicain (sans roi) ne réside pas dans
l’acte de gubernare mais dans celui de gubernare «omnia manu»:
«sine lege certa, sine iure certo»
(D.1.2.2. [Pomp.] 1; voir aussi D.1.2.2. [Pomp.] 3: coepit
populus Romanus incerto magis iure et consuetudine aliqua uti quam per latam
legem; cf.
D.1.2.2. [Pomp.] 14: Quod ad magistratus attinet, initio civitatis huius
constat reges omnem potestatem habuisse). Toutefois, le
gubernare des reges n’exclut pas la possibilité de la lex[6];
il prévoit plutôt la possibilité de se passer de la lex; c’est le manque de certitude
de la loi et, donc, du droit comme nécessité: en amont et
à la base du gubernare, soit pour le fonder soit pour le circonscrire.
Dans le long fragment de l’Enchidirion
(le traité de Sextus Pomponius, rédigé vers le milieu du
IIe siècle apr. J.-C., qui constitue presque tout le Titre II du Livre
premier du Digeste) on rencontre plusieurs fois une expression qui
‘tombe’ avec un effet tranchant dans la reconstruction de
l’histoire et du système du droit romain: exactis deinde regibus.
Cette césure dans
l’histoire et cette opposition dans le système du droit romain
avant et après l’expulsion des rois, entre regnum et respublica,
est traumatique/dramatique (elle passe à travers une
«expulsion»); elle est unique (l’avènement du
principat/empire n’est pas perçu comme une
‘césure’ par rapport à la situation
précédente) et elle est fondatrice soit de la république
soit du droit.
La multiple mention de la
césure (D.1.2.2. [Pomp.] 3 Exactis deinde regibus; D.1.2.2.
[Pomp.] 16 Exactis deinde regibus; D.1.2.2. [Pomp.] 20 post reges exactos) sert non
seulement à souligner tout particulièrement
l’événement, mais aussi à indiquer l’effet
multiple d’une telle expulsion.
a. Il s’agit d’abord de l’affirmation de la
spécificité/nécessité de la législation et
du droit (toujours par l’intermédiaire de la jurisprudence):
D.1.2.2. [Pomp.] 4: Postea [...] placuit publica auctoritate decem
constitui viros, per quos peterentur leges a Graecis civitatibus et civitas
fundaretur legibus; D.1.2.2. [Pomp.] 5: His legibus
latis coepit (ut naturaliter evenire solet, ut interpretatio desideraret
prudentium auctoritatem); D.1.2.2. [Pomp.] 6: [...] et [iuris] interpretandi scientia
[...] apud collegium pontificum [erat]; D.1.2.2. [Pomp.] 12: Ita in civitate nostra [...] iure, id est lege, constituitur […].
b. On trouve ensuite l’affirmation de la
spécificité/nécessité du pouvoir de gouvernement,
exécutif (iura regere) et
limité (provocatio) par
rapport aux iussa populi, et, donc,
la naissance conséquente de la magistrature nouvelle: D.1.2.2. [Pomp.] 13: Post
originem iuris et processum cognitum consequens est, ut de magistratuum
nominibus et origine cognoscamus, quia, ut exposuimus, per eos qui iuri dicundo
praesunt effectus rei accipitur: quantum est enim ius in civitate esse, nisi
sint, qui iura regere possint?; D.1.2.2. [Pomp.] 16: consules
constituti sunt duo [...] Qui tamen ne per omnia regiam potestatem sibi
vindicarent, lege factum est, ut ab eis provocatio esse neve possent in caput
civis Romani animadvertere iniussu populi: solum relictum est illis, ut
coercere possent et in vincula publica duci iuberent.
c. Il apparaît enfin l’affirmation de la
spécificité/nécessité du pouvoir et de la
magistrature tribuniciens: D.1.2.2. [Pomp.] 20 cum plebs a patribus secessisset
anno fere septimo decimo post reges exactos, tribunos sibi in monte sacro
creavit, qui essent plebeii magistratus; pouvoir et
magistrature intermédiaires entre le pouvoir du peuple et le pouvoir de
gouvernement.
La théorie du peuple et la
théorie de la magistrature républicaine se postulent
réciproquement et les deux reposent, donc, sur
l’‘idée’ de la distinction (substantielle) et de la
séparation (de titularité et d’exercice) entre pouvoir
législatif et pouvoir de gouvernement.
La théorie du peuple
coïncide avec la théorie de son pouvoir, à savoir avec la
théorie de la lex. Ceci est mis en évidence dans le titre
III du livre premier du Digeste, consacré aux sources du droit: «De legibus senatusque consultis et longa
consuetudine».
Le premier passage de ce titre
rapporte la définition de la loi donnée par Papinien (D.1.3.1): Lex est commune praeceptum, virorum
prudentium consultum, delictorum quae sponte vel ignorantia contrahuntur
coercitio, communis rei publicae sponsio. Papinien ne mentionne pas
directement le rôle du populus,
mais il insiste sur le caractère commune/is [praeceptum/sponsio] de la lex, avec une référence
–claire, bien qu’implicite– au populus (qui est la communitas par excellence) soit comme
source soit comme destinataire de la lex.
Toutefois, la référence
explicite au lien entre peuple et loi est faite dans le même titre, par
un texte de Julien (à propos de la consuetudo;
nous en parlerons –toujours brièvement– plus loin, §
7): D.1.3.32. [Jul.] 1: [...] leges nulla
alia ex causa nos teneant, quam quod iudicio populi receptae sunt; cf.
D.1.3.35 [Herm.]: ea, quae longa
consuetudine comprobata sunt ac per annos plurimos observata, velut tacita
conventio non minus quam ea quae scripta sunt iura servantur.
Le rapport entre populus et lex est
exprimé tout aussi clairement dans les Institutions de Justinien (1.2: Lex est quod populus Romanus senatorio
magistratu interrogante, veluti consule, constituebat) où il reprend
deux juristes de l’époque «impériale»:
certainement Gaius (inst. 1.3 [IIe siècle apr. J.-C.][7]: lex est quod populus iubet atque constituit)
mai aussi Ateius Capiton (qui a vécu sous Auguste et sous Tibère,
consul suffectus en 5 apr. J.-C.) auteur de la formule de
synthèse du complexe mécanisme décisionnel
républicain, entre peuple/plèbe et magistrats (lex est generale iussum populi aut plebis
rogante magistratu [Auli Gellii Noctes
Atticae 10.20.2]).
La ratio du lien entre populus
«universi cives» (voir, supra,
§ II.3) et lex «iussum generale» est
expliquée dans le Codex de Justinien
(5.59.5.2): quod omnes similiter tangit
ab omnibus comprobari debet.
Le caractère obligatoirement
«général» de la lex
(et même doublement général: J.-J. Rousseau expliquera [Du
contrat social, 2.6 «De la loi»]: «il n’y avait
point de volonté générale sur un objet particulier»
et «quand tout le peuple statue sur tout le peuple […] c’est
cet acte que j’appelle une loi») déjà présent
dans l’adjectif «generale» de Aulus Gellius revient dans
l’adjectif «commune/is» de Papinien et on le
retrouve dans l’adverbe «generaliter» d’Ulpien
(à propos, et ce n’est pas un hasard, des iura): D.1.3.8, Iura
non in singulas personas, sed generaliter constituuntur (cf. Fest. Pomp. De
verb. sign. v. «rogatio»: rogatio est, cum populus
consulitur de uno pluribusve hominibus […] quod in omnes homines resve
populus <s>civit, lex appellatur [F. 266, dans Bruns - Mommsen -
Gradenwitz, Fontes iuris Romani antiqui7, Pars posterior. Scriptores, Tubingae 1909, 33]).
C’est ce que la tradition
romaine fait remonter au texte juridique des origines de la république
(et qui en même temps constitue le ‘trait d’union’ plus
direct et le ‘saut de qualité’ plus évident
–voir, supra, § II.2– avec la science
«politique» grecque) la loi des XII tables: XII.5, quodcumque postremum populus iussisset, id
ius ratumque esset (Liv. 7.17.12; cf. 9.34.6-7); IX.1, Privilegia ne inroganto (Cic. leg. 3.4.11; 3.19.44; cf. p.
Sest. 30.65; dom. 17.43; rep. 2.36.61).
Le ius
est le produit d’un ‘système’ de sources (D.1.1.7.
[Papin.] pr.: Ius autem civile est quod
ex legibus, plebis scitis, senatus consultis, decretis principum, auctoritate
prudentium venit) duquel, toutefois, a) la «lex – generale iussum populi» est la source principale
et paradigmatique (selon la formule «legis
vicem optinet» appliquée aux sources autres que la loi: Gai. Inst.
1.1.3-6; cf. Just. Inst. 1.2.4), b) les sources «senatus consulta» et «constitutiones principum» sont le
produit d’une sorte d’‘état de
nécessité’ (voir, infra, § 7).
Il faut toujours rappeler la
nécessité de la science juridique.
L’‘assainissement
républicain’ du ‘système’ juridique de la
‘pathologie royale’ consiste, de façon essentielle, en
l’élimination du pouvoir ‘discrétionnaire’ (omnia manu gubernare) du centre du
même système.
La transition de la centralité
du pouvoir absolument discrétionnaire à la centralité du
commandement nécessairement général (lex – generale iussum) postule soit l’articulation du
processus décisionnel public en deux niveaux nettement distincts,
attribues à des titulaires ils aussi nettement distincts (le
peuple-maître et les magistrats-serfs-du-peuple voir, supra,
§ II.3 et, infra, § sq.]) mais il postule aussi la
‘rationalisation’ du commandement général parce qui
il puisse effectivement être tel, c’est-à-dire la
composition de la pluralité des leges dans la unité systémique
du ius, à laquelle pourvoient
les juristes.
Le premier ‘module’
constitutif du système républicain est donné
–donc– par la caractéristique («generale»)
activité normative du peuple, source par antonomase du ius, rendue
possible par la contribution de la jurisprudence.
Compte tenu du fait que la
théorie de la magistrature républicaine et de son pouvoir repose
sur l’‘idée’ de la distinction (substantielle) et de
la séparation (de titularité et d’exercice) entre pouvoir
législatif et pouvoir de gouvernement, il y a, entre le rex et
les magistratus républicains, des éléments de
continuité, mais aussi de discontinuité.
Constitue des éléments
de continuité le fait que tous deux sont des «magistrats»
(les reges sont eux aussi définis comme des «magistratus» D.1.2.2.1 [Pomp.] 4 [cit., supra,
§ III.3]) et le
fait que tous deux peuvent produire non pas des leges (de compétence du peuple) ou du ius (qui n’est pas donné sans les lois et sans la
médiation des juristes) mais un type d’‘actes de
détermination’, définis par les verbes «gubernare» et «regere» et dont la
caractéristique (en opposition aux lois qui sont / doivent être
«générales») est (donc) leur
‘particularité’.
Les éléments de
discontinuité découlent du principe que, alors que le pouvoir du rex est illimité (il peut ne pas
tenir compte des leges: D.1.2.2.
[Pomp.] 1 [cit., supra, § III.3]; D.1.2.2. [Pomp.] 14 [cit. ibidem]),
le pouvoir des magistratus
républicains est et doit être limité, précisément
parce qu’il ‘dépend’ (D.1.2.2 [Pomp.] 13 et 16, cit., supra,
§ III.4.b) des leges,
c’est-à-dire des commandements (ou iudicia) du peuple. Dans
la définition du juriste Paul, reprise par Justinien in D.50.16.215, les
magistrats sont mis –par rapport au peuple– sur le même plan
que le filii familias par rapport au pater familias les servi par rapport au dominus:
‘Potestatis’ verbo plura
significantur, in persona magistratuum imperium, in persona liberorum patria
potestas, in persona servi dominium[8].
La limitation
–nécessaire– du pouvoir des magistratus républicains est assurée grâce
à la présence d’un magistrat nouveau et spécifique,
le plebeius magistratus – tribunus
plebis (D.1.2.2. [Pomp.] 20 [cit.,
supra, § III.4]) et de son pouvoir tout aussi
nouveau et spécifique, de ius agendi cum plebe et d’intercessio. Justinien[/Pomponius]
mentionnent la «lex tribunicia»
comme déterminante la ‘révolution’ du regnum
à la respublica (D.1.2.2.3: Exactis
deinde regibus lege tribunicia […]) mais il faut dire
que la «lex tribunicia»
devrait être du «tribunus
celerum» Iunius Brutus (D. 1.2.2. [Pomp.] 15 Isdem temporibus et tribunum celerum fuisse constat: is autem erat qui equitibus
praeerat et veluti secundum locum a regibus optinebat: quo in numero fuit
Iunius Brutus, qui auctor fuit regis eiciendi).
C’est de cette position que
découle la «vision» de l’inimitié absolue entre
le roi et le peuple. On peut même dire que si l’une des
caractéristiques du peuple est de produire la loi (et donc le droit), la
situation d’incertitude de la loi et du droit (qui est une
caractéristique intrinsèque à l’ordre royal,
juridiquement pathologique) comporte l’existence «douteuse»
(«incertaine») du peuple même, lequel –pour pouvoir
exister pleinement– doit expulser les rois et, en le faisant
continuellement (considération et persécution de l’adfectatio regni comme crimen: Liv.
2.8.2 sacrandoque cum bonis capite eius
qui regni occupandi consilia inisset), se constitue en entité
hypostatique de son propre «système»: «res publica id est res populi»
(comme disait Cicéron: rep. 1.25.39 [cit., supra, §
I.2]). L’expulsion des rois ne résout pas le problème du gubernare, à présent et
désormais nécessairement égal à iura regere, et ce problème est
résolu grâce aux magistrats républicains. Ces magistrats,
qui «iura regunt», en
tant que interlocuteurs ‘antagonistes’ du peuple qui «legem iubet», peuvent, par
conséquent, être eux aussi des adversaires du peuple, mais
seulement des adversaires en puissance, contre la réalisation de la
quelle se dresse le tribunat.
Le tribunat est, donc,
l’élément de perfectionnement/clôture du
système républicain.
Les juristes impériaux et
Justinien se rendent bien compte des problèmes que constituent, pour la
théorie et la pratique républicaines, les pouvoirs normatifs du
sénat (senatus consulta) et de
l’empereur (constitutiones
principis).
Ces pouvoirs sont clairement
affirmés: D.1.3.9 [Ulp.]: Non
ambigitur, senatus ius facere posse; D.1.2.2. [Pomp.] 11: constituto
principe datum est ei ius, ut quod constituisset, ratum esset; D.1.3.31 [Ulp.]: princeps legibus solutus est; D.1.4.1 [Ulp.] pr.: Quod
principi placuit, legis habet vigorem: utpote cum lege regia, quae de imperio
eius lata est, populus ei et in eum omne suum imperium et potestatem conferat. 1.
Quodcumque igitur imperator per epistulam et subscriptionem statuit vel
cognoscens decrevit vel de plano interlocutus est vel edicto praecepit, legem
esse constat. Haec sunt quas volgo constitutiones appellamus;
cf. la constitutio Deo Auctore ‘de
conceptione Digestorum’ (CJ. 1.17.1,
15 décembre 530) § 7 Cum enim lege antiqua, quae regia nuncupabatur, omne
ius omnisque potestas populi Romani in imperatoriam translata sunt potestatem.
Toutefois, ces pouvoirs sont non
seulement ‘transmis’ par le peuple, c’est-à-dire
qu’ils ne sont pas originaux mais délégués (comme le
reconnaît Justinien, à travers Ulpien, dans D.1.4.1 et,
directement, dans la constitution Deo auctore 7); cette transmission est
aussi le résultat d’une exigence d’ordre ontologique et
contingent et non pas d’ordre déontologique et absolu: D.1.2.2. [Pomp.] 9: quia
difficile plebs convenire coepit populus certe multo difficilius in tanta turba hominum, necessitas ipsa curam rei
publicae ad senatum deduxit: ita coepit senatus se interponere et quidquid
constituisset observabatur, idque ius appellabatur senatus consultum; D.1.2.2. [Pomp.] 11: Novissime
sicut ad pauciores iuris constituendi vias transisse ipsis rebus dictantibus
videbatur per partes, evenit, ut necesse esset rei publicae per unum consuli
(nam senatus non perinde omnes provincias probe gerere poterant): igitur
constituto principe datum est ei ius, ut quod constituisset, ratum esset.
En outre, si nous examinons
également le manuel des Institutions de Gaius (Gai. Inst. 1.1-7 [dont nous avons déjà
rappelé l’importance durant l’Empire: voir, supra,
§ III.5.a] cf. Just. Inst. 1.2.4) nous y trouvons une série d’éléments
ultérieurs d’évaluation qui sont particulièrement
éclairants, précisément dans le cadre de la logique de
fond du CJC, que nous essayons de reconstruire.
Le premier élément est celui qui veut que le ius (civile) appartient au peuple qui le constitue pour lui-même (Gai. Inst. 1.1 quod quisque populus ipse sibi ius constituit, id ipsius proprium est vocaturque ius civile, quasi ius proprium civitatis). Le second élément est celui qui veut que la lex est le commandement du peuple (1.3, cit., supra, § III.5). Le troisième celui qui veut que le peuple n’est pas une abstraction mais «tous les citoyens» (1.3, cit., supra, § II.3). Le quatrième consiste dans le fait que seule la loi (commandement du peuple – tous les citoyens) est la source du ius au sens plein du terme, c’est-à-dire ‘primaire’, les autres sources (senatus consulta et constitutiones principum, mais également plebiscita et responsa prudentium) ayant une valeur ‘secondaire’ c’est-à-dire dérivée/vicaire par rapport à la loi – commandement du peuple (1.3-7); par conséquent, cette valeur change selon le type de ‘dérivation’ de la loi. Les plebiscita, commandements de la plebs (qui se différencie du peuple parce qu’elle comprend sine patriciis ceteri cives) legibus exaequata sunt (1.3). Les senatus consulta, les constitutiones principum et les responsa prudentium, au contraire, ne sont ‘que’ legis vicem (1.4; 5 et 7); en précisant toutefois que le doute est mentionnée pour les senatus consulta (1.4, quamvis [de ea re] fuerit quaesitum; cf., supra, D.1.3.9 [Ulp.]) mais pas pour les constitutiones principum, parce que (à la différence du sénat) l’empereur même assume l’empire sur la base d’une loi (1.5). Quant au ius edicendi des «magistratus populi Romani», il est la source du ius honorarium, il ‘intègre’ le ius civile (adiuvandi vel supplendi vel corrigendi iuris civilis gratia) mais il n’égale pas la loi (1.6).
Il convient de faire, enfin, deux
observations d’ordre général: il n’existe aucun
conflit ‘en cours’ entre l’empereur et le peuple et celui-ci
conserve (avec la titularité, affirmée [v., supra, dans ce
même paragraphe] dès la constitution Deo Auctore) l’exercice de son pouvoir.
Le pouvoir impérial peut,
plutôt, apparaître en conflit ou, tout au moins, en
compétition avec le pouvoir sénatorial et il s’agit, en
quelque sorte, du développement du conflit entre populares et optimates
dans le contexte de la ‘crise de croissance’ de la
république.
La conservation de l’exercice du
pouvoir populaire a lieu soit dans la théorie soit dans la pratique.
Dans la théorie, la conservation de l’exercice du pouvoir
populaire se réalise grâce à la jurisprudence qui construit
la doctrine de la consuetudo comme manifestation informelle (rebus ipsis et factis) de la
volonté populaire même, qui –pour la loi– se manifeste
par le vote (suffragiis). Dans la
pratique, la conservation de l’exercice du pouvoir populaire se produit
dans les cités et grâce à elles (Aelius Aristide, IIe
siècle apr. J.-C. appelle l’empire romain «empire des
villes» [Discours en l’honneur de Rome, 11; 36 et 93]). Le
rôle et l’importance des villes pour le système juridique se
manifestent dans le titre 50.16 du Digeste «De verborum significatione»
ou «urbs» est le premier
substantif dont on donne la définition: D.50.16.2 [Paul.] pr. «Urbis» appellatio muris, «Romae» autem
continentibus aedificiis finitur, quod latius patet (cf.
D.50.16.239 [Pomp.] «Urbs»
ab urbo appellata est: urbare est aratro definire. Et Varus ait urbum
appellari curvaturam aratri, quod in urbe condenda adhiberi solet).
La ‘théorie de la
république’, telle qu’elle émerge du D.1.2-4, exprime
le rapport essentiel entre ius et respublica: il n’y a pas de respublica sans ius (certum) et le ius (certum) ne réside que dans
la respublica. C’est l’élément fondamental.
De façon plus analytique, le
système (juridique) républicain s’articule sur trois plans:
spatial, temporel et institutionnel, plans qui se recoupent entre eux.
Au plan spatial, on trouve le
modulation physique (important également sous l’angle
institutionnel) de l’empire en «urbes
civitates» et, donc, de son peuple de tous les citoyens.
Sur le plan temporel se situent les
thèmes (importants également sous l’angle spatial) du principium (initia urbis et civitatis et origo iuris) et, donc, de l’augēre (de la civitas et du populus)
ainsi que la «coupure» (dramatique et décisive et,
cependant, unique) de la «l’expulsion des rois».
Au plan institutionnel, sont
formulées les véritables théories, reliées entre
elles, du peuple, de la magistrature et de la jurisprudence: la théorie
du peuple («societas»
[Cicéron mais aussi Gaius] des «universi cives» [Gaius et Justinien] voir, supra,
§ 2.3) et de son pouvoir de [commander/]décider ([iussum/]iudicium) les lois
et, donc, le droit; la théorie de la magistrature et de son pouvoir de iura rēgere (ainsi que la
théorie des rapports conflictuels entre peuple et magistrats,
contrôlés par une magistrature ad hoc: le tribunat); la
théorie des juristes et de leur fonction systématique de leges
en unum componere.
Enfin, y sont exposés (avec
leurs ‘solutions’) les ‘problèmes’
dérivant des apports, dans le système républicain, du
pouvoir normatif du Sénat et du Prince.
Voilà quelques outils pour
reprendre, aujourd’hui, de façon propositive, le
‘discours’ sur la crise de la république e, donc, pour en
sortir.
La question de
l’interprétation de la respublica a été
ouverte par P. Catalano, avec les
deux monographies Tribunato e resistenza,
Torino 1971, et Populus Romanus Quirites,
Torino 1974. De Catalano, il faut mentionner aussi la
récupération de la notion «oubliée» de
«pouvoir négatif», qui est centrale dans
l’interprétation/proposition contemporaine du
système/modèle républicain romain: «Diritti di libertà e potere negativo.
Note per l’interpretazione dell’art. 40 Cost. nella prospettiva
storica» dans Studi in memoria
di C. Esposito, 3, Padova 1972, 1955 sq. (tiré à part, Padova
1969), re-publié dans Archivio
giuridico «F. Serafini», 182, 1, 1972, 321 sq.; «Potere negativo e sovranità dei
cittadini nell’età tecnologica» dans Autonomia Cronache, 6, Sassari, febbraio
1969, 21 sq.; «Nuovamente sul
potere negativo» dans Autonomia
Cronache, 7, Sassari, giugno 1969, 3 sq.; «Un concepto olvidado: ‘poder negativo’» dans Revista General de legislación y
jurisprudencia, Madrid, marzo 1980; «Un concetto dimenticato – potere negativo» dans Aggiornamenti sociali, 9–10/1994;
«Crise de la division des pouvoirs
et tribunat (le problème du pouvoir négatif)» dans Attualità dell’Antico 6, a
cura di M.G. Vacchina, Aosta 2005; «Sovranità
della multitudo e potere negativo: un aggiornamento» dans Studi in onore di Gianni Ferrara, I,
Torino 2005, 641 sq.
Voir aussi: 1) G. Lobrano, Diritto pubblico romano e costituzionalismi moderni, Sassari 1989
(tr. en langue espagnole par J. Fuquen Corredor, Modelo romano y constitucionalismos modernos.
Anotaciones en torno al debate juspublicístico contemporaneo con
especial referencia a las tesis de Juan Bautista Alberdi y Vittorio Emanuele Orlando, Bogotá 1990), édition mise à jour: Sassari 1993;
2) Id., «Problèmes actuels
de droit à travers le droit (public) romain: de la crise de
l’‘Etat–fantôme’ à la résurgence de
l’‘État-municipal’. Réflexions en cours de
systématisation avec quelques notes de sources et bibliographiques»,
dans S. Avgerinou Kolonias, E. Maistrou (dir.), Polis, Démocratie et Politique. Rencontre scientifique.
Sparte 29 mars – 1er avril 2001, Athènes 2002, 278-292
(publié en langue italienne dans M.M. Morfino, a cura di, Miscellanea in memoria di P. Sebastiano
Mosso S.I. [= Theologica &
Historica XI] Cagliari 2002, 263-282 et, encore en langue française,
dans Aa.Vv., Ville, cité et
Antiquité, Paris 2003 [= Méditerranées.
Revue du centre d’Études Internationales sur la Romanité,
no 33, 2002], 17-37); 3) Id., «Dalla
rete di città dell’‘Impero municipale’ romano,
l’alternativa al pensiero unico statalista anche per la Costituzione
europea» dans Aa.Vv. [«Prefazione»
de G. De Rita] Roma, la Convenzione ed il futuro dell’Europa, Milano
2003, 23-52; 4) Id., a cura di, Autonomia,
regioni, città. Passato e futuro del Mediterraneo [= ISPROM / Quaderni mediterranei, 8],
Cagliari s.d. [mais: 2004]; ibidem «Prefazione», 9-15 et «Introduzione. La cooperazione tra autonomie, nel Mediterraneo, a
partire dalle Città» 29-50; 5) Id., «La repubblica romana, municipale-federativa:
modello costituzionale attuale» dans Diritto@Storia, no 3
maggio 2004 – Memorie; 6) Id., «Civitas
e Urbs nella lezione romanistica di Giorgio La Pira» dans Diritto@Storia. Rivista internazionale di
Scienze giuridiche e Tradizione romana, no 3, maggio 2004; 7) Id., «Comuni, repubblica e federazione tra diritto
romano e diritto inglese» dans P.P. Onida, E. Valdés
Lobán, coordenadores y compiladores, II Seminario en el Caribe -
Derecho Romano y Latinidad, cit.; 8) Id., «Il modello giuridico repubblicano romano nella Indipendenza
latino-americana e nel Risorgimento italiano» dans Aa. Vv., Il Risorgimento Italiano in America Latina. Atti del Convegno internazionale 24-25 novembre 2005, Ancona 2006, 189-208;
9) Id., «La attualità del Diritto romano pubblico e gli Istituti
dei Municipi e dei Difensori civici – Uno schema di tesi» dans Зборник
радова
Правног
факултета у
Новом Саду (Zbornik radova Pravnog fakulteta u Novom Sadu), 3/2006, 23-57.