N. 8 – 2009 –
Memorie//Africa-Romana
Université de Aix-en-Provence
Pénétration
romaine et organisation de la zone frontière
dans le prédésert
tunisien
(pubblicato in L’Africa romana. Ai confini dell’Impero: contatti, scambi
conflitti. Atti del XV convegno di
studio. Tozeur, 11-15 dicembre 2002, a cura di M. Khanoussi, P. Ruggeri, C.
Vismara, Roma, Carocci editore, 2004, I, pp. 59-88)
Sommaire: 1. L'espace des confins de l'Empire: le
prédésert. – 2. Les peuples de
Gétulie: contacts et conflits. – 3. Mise en tutelle des gentes et promotion urbaine dans
le prédésert. – 4. Structure et
fonction du limes: contrôle des déplacements et des
échanges. – 4.1. Les camps
d'auxiliaires. – 4.2. Les avant-postes. – 4.3. Les tours de guet. – 4.4. Les ouvrages
linéaires (fossatum et
clausurae). – 5. Conclusion.
Nous devons
être reconnaissants aux organisateurs tunisiens et italiens du XVe Congrès
international de L’Africa romana d'avoir choisi cette oasis du
Jérid - l'antique Thuzuros - si magnifiquement placée
à l'orée du Sahara, comme un observatoire des plus
appropriés pour y traiter du thème qui nous a réuni cette
année: «Aux frontières de l'Empire: contacts, échanges,
conflits».
C'est au début
du principat, sous les règnes d'Auguste et de Tibère, que
s'effectue, à l'occasion des guerres gétules et de la
révolte de Tacfarinas, la pénétration d'une zone
restée en marge des cités c6tières libyco-puniques et des
royaumes numides sur lesquels les Romains avaient jusque-là
étendu leur hégémonie. En abordant ces régions
lointaines, le commandement militaire va se trouver confronté à
des problèmes inédits liés à la découverte
sur les confins du désert d'un espace géographique des plus
contraignants et de populations dont le style de vie et le type d'organisation
sociale ne répondaient plus aux normes habituelles des peuples avec
lesquels les Romains avaient été jusqu'alors en contact.
Après une première phase placée sous le signe du
conflit, une seconde étape est marquée, de l'époque
flavienne à celle d’Hadrien 'par les premières
implantations militaires dans la zone présaharienne, mais aussi par une
mise en tutelle des gentes ou civitates, lesquelles vont peu
à peu rentrer dans les cadres civiques de la romanité selon un
processus comparable à celui des autres régions de l’Africa. Le cas des
oasis du Jérid et du Nefzaoua est à cet égard exemplaire,
en raison de 1'existence auprès des sources pérennes de
communautés sédentaires fortement soudées. il en est sans
doute de même dans la montagne du Sud-Est tunisien où les
techniques d'irrigation traditionnelles avaient permis un enracinement
précoce d'une population d'arboriculteurs. Les bornages effectués
[p. 60] à cette époque entre les différents peuples et
cités révèlent néanmoins la survivance d'un large
secteur d'économie semi-nomade marqué par des déplacements
saisonniers à la périphérie de ces pôles de vie
sédentaire.
Une troisième phase qui culmine à
l'époque sévérienne voit la mise en place d'une
organisation militaro-administrative en réseau étroitement
calquée sur les réalités qu'elle avait pour mission de
contrôler: zone de confins militaires, le limes est
articulé autour de pistes stratégiques -
pénétrantes ou radiales - permettant la circulation des
patrouilles et facilitant les échanges commerciaux à longue
distance; il s'appuie sur une hiérarchie de postes fixes et
d'avant-postes où sont stationnés des détachements de la
IIIe Légion Auguste ou d'Auxiliaires, le tout placé sous le
commandement du Légat de Lambèse. Des ouvrages linéaires (clausurae ou fossatum) permettaient de surveiller
les principaux passages obligés comme le seuil du Tebaga.
Les époques ultérieures n'apporteront que
peu de retouches à ce schéma général en
dépit des crises et réformes successives: à la
différence de ce qu'on observe ailleurs, l'occupation militaire se
maintient ici jusqu'à la fin du Bas-Empire, comme le montre
l'échelonnement des secteurs frontaliers dans
Le cadre géographique dans lequel va s'inscrire la conquête
romaine, puis la mise en place de la zone de surveillance militaire du limes,
coïncide bien dans ce Sud tunisien où nous nous trouvons a
présent, avec ce que les géographes identifient sous le nom de
zone présaharienne, où s'effectue, du nord au sud, la transition
bio-climatique entre la steppe et le désert. C'est le
"prédésert" dont le signalement contrasté est
donné ici par l'extension des grands Chotts, par la luxuriance des
premières oasis et par la proximité des grandes étendues
dunaires. Dans cet espace, la vie traditionnelle avait été
fortement marquée, de l'antiquité à une [p. 61]
époque récente, par les déplacements au long cours des
grands nomades ou de ceux, saisonniers, des semi-nomades en direction de la
steppe ou vers les pâturages sahariens.
On peut préciser
que d'est en ouest, dans la fenêtre saharienne da Sud tunisien, les
modalités de cette transition sont sensiblement différentes
suivant les secteurs, en présentant un échantillonnage
régional assez représentatif de l'ensemble de la frontière
d'Afrique : au nord-ouest dans la zone du limes de Numidie, le
contact de la steppe et du désert est assez brusque, entre les
dernières manifestations du système montagneux plissé de
l'Atlas saharien et la dépression du Bas-Sahara, où se trouvent
les oasis du Jérid et du Nefzaoua. Vers le sud-est en revanche, dans le
secteur du limes Tripolitanus proprement dit, ce contact est beaucoup
plus [p. 62] progressif le long du Jebel formant, depuis le massif des Matmata
jusqu'à la falaise du Nefousa, un rebord de plateau arqué
au-dessus de la plaine côtière de
Dans cet espace, la frontière romaine correspond à une
région de seuils ou de passages naturels obligés qui permettaient
d'éviter en les contournant les obstacles majeurs constitués par
les grands chotts au centre et à l'ouest, par le Jebel à l'est et
les dunes de l'Erg au sud. De ces passages le plus important est l'isthme de
Gabès, boulevard côtier qui a été, à toute
époque, le vecteur par excellence des influences de l'Orient vers
l'«île du couchant». Mais l'isthme du Jérid a
joué aussi un rôle non négligeable, de l'antiquité
à la conquête arabe, pour la maitrise de la lisière
présaharienne de l'Afrique du Nord. Entre ces deux seuils, des liaisons
transversales étaient possibles, le long du Jebel Tebaga ou à
travers le Dahar et en contournant ou en traversant les chotts entre Nefzaoua
et Jérid. Enfin, un faisceau de pistes caravanières sahariennes
se raccordait sur un axe nord-sud au réseau précédent en
reliant les oasis lointaines du Fezzan et de Ghadamès aux emporia de
[p. 63]
L'organisation militaire et administrative de la zone frontière
d'Afrique étant, comme l'ont montré les études qui lui ont
été consacrées[1],
une construction avant tout pragmatique, elle ne pouvait qu'être
étroitement adaptée aux contraintes spécifiques du
prédesert. Aussi, son enjeu principal devait-il être, plus encore
que sur autres secteurs des frontières de l'Empire, la surveillance ou
la prise de contrôle des axes de déplacement de toute nature
à l'intérieur de cet espace voué à la circulation
des hommes.
C'est en effet
ces axes de circulation dont le réseau flous est partiellement connu par
les documents antiques ou médiévaux, et jalonnées par les
mêmes points d'eau qu'aujourd'hui, qui avaient pu guider dès
l'époque augustéenne la pénétration romaine dans le
prédésert au cours des expéditions lancées contre
les Gétules et les-Garamantes. C'est au long du même réseau
que s'est mise en place plus tard, à partir de postes fixes
créés entre le règne de Trajan et l’époque
sévérienne, une surveillance permanente des déplacements
à l'intérieur de la zone frontière du limes.
Il faut, pour
comprendre dans sa logique le processus de l'occupation romaine, revenir
à la situation qui avait résulté pour Rome de l'annexion
au delà de la fossa regia, des vastes territoires relevant
auparavant des princes numides et absorbés désormais dans la
province unifiée de l'Africa
Proconsularis. Sur les marches occidentales et méridionales
de celle-ci, Rome se trouvait désormais 'en contact direct avec le monde
encore mal connu de la steppe et du prédésert. Elle fut
bientôt aux prises avec les peuples Gétules qu’elle n'avait
qu'entrevus jusqu'alors - enrôlés qu'ils avaient été
s les armées de Marius - comme des mercenaires rebelles aux rois
numides. Si au dire de Salluste[2], certaines
peuplades gétules [p. 64]
pouvaient ignorer au début de la guerre de Jugurtha jusqu'au nom des
Romains, réciproquement, pour les Romains, il n'est pas jusqu'à
la définition même de ces communautés gétules qui ne
fît encore problème, un siècle plus tard. En effet,
à travers le vocabulaire ambigu de Pline l'Ancien[3],
au sujet de ces peuples écartés de l'Africa - s'agit-il de gentes, de nationes, de
civitates ?- se
devinent encore les perplexités d'un ancien fonctionnaire romain
appelé à rendre compte d'une structure tribale à la fois
segmentaire et hiérarchisée, à lu fois
semi-urbanisée et semi-nomade, dont les ramifications complexes et les
ressorts politiques ou sociologiques profonds ne pouvaient que lui
échapper en grande partie[4].
De même, contre les Gétules, dont les
avantages militaires tactiques étaient fondés sur la
mobilité et la fluidité, les rigidités et les pesanteurs
de l'armée romaine se trouvèrent bientôt inadaptées.
Par exemple, cette routine rappelée par Tacite[5]
de prendre ses quartiers d'hiver (castra hiberna) dans les cantonnements
de l'Africa vetus, devait
être étrangement décalée par rapport aux conditions
climatiques, face à un ennemi dont la brusquerie des raids
n'était pas réglée sur les mêmes rythmes saisonniers
et n'avait d'égale que la rapidité avec laquelle ces cavaliers
parvenaient à se dérober dans les replis de l'Afrique profonde
(les solitudines Africae, selon l'expression de Tacite).
On soulignera donc, dans cette première phase de
contact, l'importance dévolue dès l'époque
augustéenne, à la reconnaissance en force de ces
immensités incontrôlées. L'expédition de
Cornélius Balbus (en 20-19 av.
J.-C.) en est une bonne illustration: il s'agit de raids de représailles
contre les Gétules et leurs alliés Garamantes. Une analyse des
toponymes transmis par Pline dans sa relation du triomphe du proconsul, avait
amené J. Desanges à conclure que les colonnes romaines
s'étaient déployées, en fait, sur deux axes distincts[6]:
l'un à partir de Sabratha, à travers la
"Phazanie", c'est-a-dire les confins tuniso-tripolitains actuels,
avec les centres de Alele [p. 65] (Ras el Aïn Tlalet), Ciliba (Remada),
et Cidamus (Ghadamès), en direction de la capitale des Garamantes
(Garama) au Fezzan; l'autre en direction du Hodna et de l'Oued Djedi,
par l'isthme du Jérid et le piémont saharien de
l'Aurès-Nemencha. Il est remarquable de constater que ces deux axes
dessinaient, deux siècles à l'avance, les lignes maîtresses
de l'expansion romaine future en Afrique.
Une autre
caractéristique des peuples auxquels l'armée romaine se trouvait
désormais confrontée était leur aptitude à nouer
à partir d'un réseau étendu de relations
coutumières fondées sur le semi-nomadisme pastoral ou le commerce
caravanier, de vastes coalitions tribales. On a là la manifestation d'un
système relationnel décentralisé, d'une forme
d'organisation en réseau liée à la fois à la
structure même de ces peuples et à leurs déplacements sur
des axes de communication traditionnels à travers ces marges
désertiques. L'effet de "connectivité" qui en
résultait pourrait se comparer à celui produit, mutatis
mutandis, par les voies maritimes, entre lés comptoirs grecs ou
phéniciens de la Méditerranée[7].
Ainsi s’explique, sans doute, l'étendue du champ
géographique des guerres gétules et l'effet de surprise qui en
résultait. à l'avantage de leurs auteurs: par le jeu des contacts
périodiques entre confédérations, soit sur les estives du
Tell, soit dans les zones d'hivernage du Sahara, ces soulèvements se
propageaient comme par une réaction en chaine d'un bout à l'autre
de
C'est bien un
tel scénario que reproduit la guerre de Tacfarinas qui constitue pour
nous l'épisode le plus connu grâce au récit
circonstancié qu'en a fait Tacite[8]
des réactions africaines à la conquête romaine et qui,
concerne directement les régions du Sud tunisien actuel. Faisant suite
à d'autres guerres gétules qui avaient eu lieu, avec les
mêmes acteurs, sous le règne d'Auguste (en 5-6 ap. J.-C.), elle met en scène des peuples divers
répartis sur un immense théâtre d'opération,
s'étendant depuis les hautes plaines axées sur l'Oued
Mellègue, domaine des Musulames, jusqu'à la [p. 66] Tripolitaine
intérieure. Dans cette coalition formée par Tacfarinas seront
impliqués les Cinithii peuple «non
négligeable» (haud
spernenda natio), selon les termes de Tacite[9]
et qu'on peut localiser dans l'arrière-pays de
La guerre de Tacfarinas marque bien un tournant essentiel
dans l'occupation romaine de la région, comme le souligne la conclusion
qui lui est donnée, sous le règne de Tibère, par le
Proconsul d'Afrique avec le concours des arpenteurs de la IIIe Légion:
il [p. 67] s'agit de l'opération de limitatio lancée
à partir de la région d'Ammaedara
et connue par les bornes et dédicaces découvertes sur
les deux rives du Chott el Fejaj ainsi que dans le Bled Segui[12].
Un [p. 68] document nouveau, de la même série (datée du
proconsulat de C. Vibius Marsus en 29-30
ap. J.-C.), a été découvert récemment dans
la région de Gabès[13].
Au contrôle de l'armée limité
jusqu'alors à un axe routier stratégique de
pénétration entre les castra hiberna et les emporia de
Un autre
tournant décisif se situe effectivement entre la fin du 1er et le début
du IIe siècle (du règne de Domitien à celui des premiers
Antonins), quand le prédésert tuniso-tripolitain passe
progressivement d'un système de «contrôlé
hégémonique» pratiqué jusque-là sur les
peuples des confins de l'Empire, à une forme de «contrôle
territorial»[15]
marquée à la fois par une occupation militaire [p. 69] permanente
de la zone frontière et par une romanisation progressive des
communautés indigènes.
À la
lumière de la documentation épigraphique fournie à la fois
bornes milliaires et de délimitation de territoires, c'est à
cette époque que tout un pan du prédésert rentre dans
l'orbite directe de la domination romaine. Ce n'est sans doute pas un hasard
les opérations les mieux connues concernent des entités
indigènes dont les centres de vie permanente étaient
situées dans les oasis du Jérid et du Nefzaoua. Après
celui de Capsa, ceux de la civitas - ou du castellum
Thigensium - à Kriz et Deggache dans le groupe d'oasis des Oudiane
au nord du Chott el Jérid, ou de la civitas Nybgeniorum à
Telmine - promue municipe sous Hadrien sous 1e nom de Turris Tamalleni -
sont très représentatifs d'un processus de mise en tutelle, mais
aussi de promotion urbaine, des gentes ou
civitates, lesquelles vont peu à peu rentrer dans les cadres
civiques de la romanité, selon des modalités semblables à
celle d’autres régions de l'Africa,
c'est-à-dire par allégeance des élites sociales
progressivement romanisées. Une urbanisation précoce autour;:d'un
habitat fortifié traditionnel préromain (turris ou castellum), mais aussi l'existence auprès des sources de
communautés hydrauliques fortement structurées autour d'un
règlement des eaux (comme à Tacape ou à Lamasba)[16],
étaient de nature à être perçues comme les germes
d'une vie municipale. A tout le moins constituaient-elles des facteurs
favorables à cette évolution générale dans le sens
de la romanisation. Il en est sans doute de même autour de a montagne du
Sud-Est tunisien et en Tripolitaine où les techniques d'irrigation
traditionnelles, comparables au jessour actuels, avaient permis un
enracinement précoce de cultivateurs-arboriculteurs dont les fermes vont
se multiplier à cette époque depuis le seuil du Jebel Tebaga
jusque dans les vallées du prédésert de Tripolitaine[17].
Entre ces pôles de vie sédentaire devait néanmoins
subsister un large secteur d'économie semi-nomade [p. 70] marqué par des
déplacements saisonniers, en direction du Dahar ou de l'Erg, vers les
zones d'épandage des oueds, mais aussi au Nord, vers les zones
d'estivage du littoral ou de la steppe.
D'un tel phénomène
de romanisation des élites africaines témoignent
également, au sud de Tataouine, les bas-reliefs à sujets
mythologiques du monument funéraire d'El Amrouni, avec sa double
dédicace bilingue (latine et libyco-punique). Il est daté selon
l'analyse architecturale de N. Ferchiou, de la fin du Ier ou du début du
IIe siècle[18]
et s'inscrit dans une série de mausolées à décor
sculpté situés au contact de la plaine de
C'est dans ces
mêmes secteurs du prédésert, près des centres de vie
sédentaires des oasis ou des zones de cultures irriguées du
Jebel, qu'au cours de cette période d'expansion de la frontière
sont mises en place, au delà de la ligne des Chotts et du massif de
l'Aurès-Nemencha, les premières installations militaires
romaines, comme le montre la fondation du camp d'Ad Maiores près de Négrine sous le
règne de Trajan[20].
D'autres créations suivront dans le secteur du Sud tunisien actuel,
à Remada (peut-être sous Hadrien)[21],
à Bezereos près de Bir Rhezen et à Ksar Ghelane (Tisavar)
sous le règne de Commode[22].
Cette mise en place est terminée pour l'essentiel à
l'époque sévérienne, à la fin du IIe et au
début du IIIe siècle, grâce à l'activité
déployée tout au long de la frontière d'Afrique par le
gouverneur de Numidie C. Anicius Faustus, à partir du quartier
général de la IIIe Légion à Lambèse[23].
On retrouve son nom dans les dédicaces d'ouvrages militaires depuis
l'avant-poste de Castellum Dimmidi, sur une antenne saharienne du Sud
algérien[24],
jusqu'au camp de Bu Njem (Gholaia) sur une des pistes conduisant de
Tripolitaine en direction du Fezzan[25].
Dans le Sud tunisien il apparaît [p. 72] à Remada ainsi
qu'à Si Aoun où un détachement est installé en
sentinelle plus au sud sur le revers saharien du Jebel[26].
D'autres documents, les bornes milliaires nombreuses sous le règne
de Caracalla et surtout les routiers comme l'Itinéraire Antonin et
Le limes est d'abord constitué d'un
réseau de voies ou de pistes stratégiques. Le terme même
qui appartient à l'origine au vocabulaire technique des arpenteurs sera
appliqué ensuite aux limites de l'Empire où il peut
désigner à la fois des voies radiales ou des antennes vers
l'extérieur (praetentura)
et des éléments de rocade dessinant une sorte de route
frontière ou de ceinture stratégique le long de la zone
militaire. Il se trouve que dans le secteur qui nous concerne, l'expression de limes
Tripolitanus apparaît pour la première fois dans
l'Itinéraire Antonin associé explicitement à une route: Iter
quod limitem tripolitanum per Turrem Tamalleni a Tacapis Lepti Magna ducit. Il
semble qu'il s'agit bien d'une route ou d'un système de routes qui
"traçaient" la frontière de Tripolitaine entre Tacape
et Lepcis en reliant entre elles une série de positions
fortifiées majeures[27].
Mais il y aurait beaucoup a dire sur l'interprétation de 1
'itinéraire en question, compte tenu de son développement
singulier qui effectue un long détour a l'ouest par
[p. 73] Un autre itinéraire qui nous est connu par
A ce réseau de
pistes qui permettait la circulation des patrouilles et des caravanes,
correspond tout un réseau hiérarchisé d’ouvrages
militaires - forts, fortins ou tours de diverses importance - espacés
régulièrement à distance d'étapes (30 milles en moyenne pour les
principaux) ou échelonnés en profondeur dans la zone du limes.
Leur position était bien choisie: sites permettant vues
étendues, surveillance d'un passage obligé, proximité d'un
point d'eau bien alimenté; ou bien encore lieux de rencontre
traditionnels à l'interface d'unités écologiques
complémentaires. Un point commun à tous ces postes était
la mobilité de leur garnison où l’on remarque la
présence de plus en plus forte de cavaliers à mesure que l'on
s'avance dans le prédésert. La situation et l'importance de ces
ouvrages permettent d'en distinguer quatre catégories.
Il s’agit d'ailes ou de cohortes avec des détachements de la
IIIe Légion
Auguste et éventuellement de supplétifs organisés en numeri.
ieurs de ces camps ont été reconnus dans le Sud tunisien
actuel: sans doute à
Le camp de Remada reste encore le mieux connu dans le Sud tunisien
grâce aux travaux de dégagement effectués en 1914 par le Commandant Donau, mais les
vestiges en question ont alors disparu, recouverts par des installations
militaires modernes[35].
En Algérie, les recherches archéologiques effectuées en 1949 par J. Baradez à Gemellae
sur l'Oued Djedi, celles de J.-P. Laporte à Rapidum[36];
en Libye, celles réalisées par des équipes anglaises et
françaises à Gheriat el-Garbia et à Bu Njem[37],
ont permis d'enrichir considérablement notre information sur ce type
d'ouvrage. Elles ont montré, entre autres choses, que ces camps dont on
avait pu croire autrefois qu'ils marquaient la limite de l'occupation romaine,
étaient en fait les bases à partir desquelles s'effectuait un
contrôle tentaculaire beaucoup plus au Sud. Ainsi, les archives sur ostraca
de Bu Njem permettent-ils de se représenter la vie d'une garnison
romaine dans ses tâches quotidiennes, plus bureaucratiques que vraiment
guerrières: elle partait en expédition lointaine chez les
Garamantes, pointait les passages de nomades, contrôlait leurs
marchandises, faisait, somme toute, de l'administration militaire et surtout du
"renseignement"[38].
Dans le cas du camp de Remada (Tillibari),
sans doute lui-même installé auprès d'une
ancienne étape caravanière [p. 75] des Phazanii, ce
rôle de base arrière opérationnelle est illustré,
nous l'avons vu, par l'envoi de détachements dans les avant-postes de Tisavar
(Ksar Rhilane) en bordure du Grand Erg et de Si Aoun installé en
198, sur le revers de la grande cuesta du Jebel, sur une piste conduisant vers
l'oasis lointaine de Cidamus (Ghadamès), laquelle reçut
elle-même une garnison romaine à l'époque
sévérienne[39].
Les vestiges
d'un autre poste romain avaient été reconnus - et
identifiés depuis lors comme étant ceux de Bezereos -
à peu de distance du puits de Bir Rhezen, dont le nom actuel a
conservé la marque de l'ancien toponyme libyco-berbère[40], il pourrait être un bon
exemple de ces positions nodales du réseau de surveillance
échelonnées le long du limes Tripolitanus. En effet, la
mention du nom de Bezereos (Vezereos d'après l'inscription
trouvée sur place) figure à la fois - comme une station
d'étape - dans l'Itinéraire antonin (fin IIe ou début IIIe
siècle) et dans une liste de
Les inscriptions trouvées sur place nous renseignent plus
précisément [p. 76] sur ce camp: fondé sous le
règne de l'empereur Commode, il a été occupé clés
la fin du IIe siècle par un détachement important de la IIIe Légion
Auguste dont le quartier général était à
Lambèse. L'analyse onomastique par J. -M. Lassère d'une liste
militaire trouvée à Bezereos (et qui comportait à
l'origine 300 noms),
démontre qu'à cette époque déjà le
recrutement de l'armée romaine d'Afrique était devenu
essentiellement africain[42].
Le commandement avait donc tout lieu d'attendre des Romano-Africains en
poste à Vezereos qu'ils recueillissent du renseignement
auprès des tribus dont ils devaient surveiller et canaliser les
mouvements.
Du poste
lui-même ne subsistent que les vestiges fort dégradés du
mur d'enceinte. Celui-ci dessinait un rectangle aux angles arrondis, de 50x65
m. L'emplacement d'une porte se devine sur la face nord et des restes de
construction très effacés, sur la face intérieure ouest.
Autour du poste principal, se remarquent des [p. 77] traces de bâtiments
annexes très sommaires accolés, semble-t-il, à une sorte
d'enceinte extérieure. Enfin, des ruines beaucoup plus étendues
d'un groupe d'habitations avaient été signalées à 500 m environ vers le sud-est,
entre le puits de Mohammed ben Aïssa et le piton de Mergueb ed Diab
où se trouvent les vestiges d'une tour-vigie. Comme il est courant de le
constater, une agglomération s'était constituée à
proximité de l'implantation militaire et l'existence de ce centre de
peuplement avait été rendue possible par aménagement
hydraulique bien conservé à quelque distance en aval: il s'agit
du barrage de l'henchir Sedd, sur un affluent de l’Oued Oum ech Chia,
à 4 km du puits de Sidi Mohammed ben Aïssa.
Situé à
un carrefour de pistes près d'un puits et à proximité
d’une aire irrigable, avec de bonnes vues sur le Dahar entre les oasis du
Nefzaoua à l'ouest et le seuil de Gabès au nord-est, Bezereos réalise
donc la trilogie classique du point d'appui militaire de fertile et du poste
d'observation, par laquelle on peut définir cette catégorie
d'ouvrage dans le réseau hiérarchisé du limes.
Au second rang dans la hiérarchie figurent les fortins de divers
types placés en sentinelles sur les pistes du prédésert.
Sur le limes Numidie, près de Messad, le castellum Dimmidi représente,
depuis l'étude fondamentale qu'en a faite G.-Ch. Picard[43],
l'exemple que de ces antennes sahariennes. Ici comme à El Kantara au
débouché sud de l'Aurès se remarque parmi les divers
détachements constituant la garnison, la présence d'un numerus
de Palmyréniens qui a introduit sur la frontière d'Afrique
des cultes orientaux. Ce poste avancé permettait de surveiller à
la fois les monts Ouled Naïl et la vallée de l'Oued Djedi.
Pour le limes Tripolitanus, le praesidium ou castellum de
Ksar Ghelane est, par sa position même, le plus spectaculaire et, dans
état actuel, le mieux conservé des ouvrages militaires romains du
Sud tunisien. Situé à 3 km à l'ouest d'une petite oasis de
tamaris, près de la zone d'épandage de la garaa Bou Flidja
et sur une légère éminence rocheuse dominant les
premières dunes du Grand Oriental, il constituait une des clefs stratégiques
du Dahar, qui permettait de contrôler, à la limite des zones de
parcours saisonniers [p. 78], les itinéraires les plus courts entre
Ghadamès et le Jérid ainsi que les pistes du
prédésert conduisant vers la passe du Tebaga et le seuil de
Gabès en arrière de l'arc montagneux tuniso-tripolitain.
D'après sa dédicace, dont un fragment est conservé
à Kebili, le poste a été fondé par un
détachement de la IIIe Légion sous le règne de Commode,
mais une tuile estampillée porte le nom de
L'architecture de l'avant-poste saharien de Ksar Ghelane correspond pour
1'essentiel à la description faite en son temps par le Lieutenant
Gombeaud dans son rapport de fouilles de
1901[46]:
il se présente comme une construction de plan rectangulaire [p. 79] de
40 x 30 m, aux angles arrondis. Les murs en pierre de taille à la base
et en moellons plus petits au dessus, devaient avoir prés de 4 m
d'élévation La porte d'entrée unique du poste s'ouvrait au
milieu de la face est de l'enceinte. Surmontée d'un arc en plein cintre,
elle était munie d'un dispositif de fermeture à
glissières. Un couloir de 7 m de long lui faisait suite, pourvu
en son milieu d'une porte dont les gonds étaient encore visibles. Les
casernements étaient constitués d'une vingtaine de chambres
accolées au mur d'enceinte et s'ouvrant sur celle-ci. Dans les angles du
fortin, des escaliers donnaient accès à un chemin de ronde
aménagé au dessus du mur d'enceinte. Au centre de la cour, une
sorte de réduit de 12,60 x 7, 40
m abritait le logement et les bureaux du chef de poste, ainsi qu'une
chapelle à Jupiter.
En revanche, les vestiges de constructions signalés à
l'extérieur du poste (par exemple la chapelle du génie de Tisavar) ont aujourd'hui disparu. A
cette réserve près, la bonne conservation du site peut
s'expliquer par des restaurations récentes[47].
Au cours de la seconde guerre mondiale, Ksar Ghelane a été
occupé par la colonne Leclerc et fut le théâtre d'un fait
d'armes commémoré par une stèle visible sur la piste qui
conduit au fort. Quelques témoins subsistaient encore, il y a quelques
années, des combats livrés ici le 10 mars 1943, alors que la «force L» avait pour mission de
tenir cette position afin d'ouvrir la voie, par Bir Soltane et le Jebel Melab,
aux chars alliés dans leur mouvement de contournement de la ligne Mareth
par le seuil du Tebaga (à 80 km au nord de Ksar Ghelane). On a là
une illustration grandiose applicable à l'antiquité, des
données permanentes de la stratégie[48].
Le centenarium de Tibubuci (Ksar Tarcine) est un autre fortin
plus tardif, situé sur la rive droite de 1'Oued Hallouf, avec des vues
étendues en direction du sud[49].
Il comportait une enceinte heptagonale aux angles arrondis, de 110 m de
pourtour et un réduit intérieur carré de 15 m de
côté dont le mur, renforcé au dehors, avait une forme de
glacis. Cette particularité qu'on retrouve dans d'autres fortins de
Tripolitaine, pouvait être une [p. 80] protection contre les vents de
sable. L'entrée se trouvait au sud-est, pratiquée dans une
maçonnerie semi-circulaire, aujourd'hui disparue, projetée en
avant du mur de façade. Un étroit couloir, de 3 m de long, avec
traces de fermeture, conduisait à la cour intérieure qui
communiquait par deux portes symétriques avec les pièces
latérales. Dans celles-ci, alignées le long des murs, se
trouvaient 22 auges suggérant la présence de cavalerie, ce
que confirme l'existence, à 50 m en contrebas du fortin, d'une citerne
à grande capacité (60.000 l.), alimentée par un bras de
dérivation dans l'oued.
D'après sa dédicace, le centenarium Tibubuci daterait
de l'époque de Dioclétien ou peu après, car elle fait
mention de l'existence, toute nouvelle et attribuée aux empereurs de
La fonction des patrouilles devait être, effectivement, de
contrôler les déplacements à plus ou moins long rayon
d'action facilités jusqu'aux confins de l'Erg, par les vallées de
l'Oued Bel Recheb et de l'Oued Hallouf. À partir de ces antennes, on
pouvait alors signaler aux postes plus importants situés en retrait les
risques d'infiltrations suspectes en direction de la plaine de
Une série de tours de guet complétait le
dispositif de surveillance par son réseau de communication à
distance. Il s'agit de petites constructions (burgus), de plan carré ou circulaire (5 m
de diam.), comme dans le cas, à 1 km de Gheriat al-Gharbia, de l'exemple
le mieux conservé du limes de Tripolitaine[53].
Elles étaient placées en règle générale sur
des éminences, à proximité des postes militaires, tel le
signal de Tlalet qui rappelle le nom berbère antique de la station et du
camp romain de Talalati, à Ras el Aïn. On les trouve le long
des axes routiers, à proximité ou en vue des principaux
défilés conduisant à travers le Jebel Demmer en direction
du Dahar d'autres servaient de repères pour la traversée des
Chotts. Leur fonction était surtout de surveiller et de transmettre des
signaux suivant la technique des tours à feu (ou à fumée)
pratiquée la muraille de Chine .et connue dans le monde romain, à
la par un texte de Végèce et par les représentations de
Restent à évoquer les murs ou fossés sur lesquels
Baradez avait attiré l'attention dans le Sud algérien, sous le
nom de fossatum Africae en référence aux prescriptions du
Code Théodosien relatives à l'entretien [p. 83] des installations
frontalières[55].
Grâce à l'archéologie aérienne dont il avait
été un des pionniers, Baradez avait reconnu ces ouvrages sur des
dizaines de km entre El Kantara et Tobna, autour du Bou Taleb et dans le
secteur de Gemellae, où un fossé était
déjà connu sous le nom de «Seguia bent el Khrass» et
interprété par St. Gsell comme le «fossé limite des
frontières romaines»[56].
Dans le Sud tunisien, des réalisations du même type sont
connues depuis longtemps, telle la «muraille du Tebaga», qui ferme
sur 17 km de long, le couloir
naturel entre les Matmata et le Tebaga, aux abords du seuil de Gabès[57].
Selon les terrains traversés, l’ouvrage se présente sous la
forme d'un mur de moellons (2 à
3 m de haut. conservée) ou d'un fossé (avec talus vers
l'intérieur). [p. 84] Il est muni de tours de guet et d'un
"guichet" avec poste de garde permettant de filtrer les passages
entre le prédésert et la plaine côtière. Plus
spectaculaire est la muraille de Bir Oum [p. 85] Ali conservée sur 5
à 6 m de hauteur dans les
montagnes du Cherb[58];
tous les passages de cette même ligne de crête au Sud du Bled Segui
étaient munis de barrières de contrôle analogues, mais plus
petites. D'autres clausurae ont été reconnues dans les
percées du Jebel Demmer à l'ouest du camp de Ras el Aïn,
ainsi qu'au sud de Remada[59].
En ce qui concerne la datation du fossatum et des autres clausurae, en admettant qu'elles aient
été de même époque, on ne dispose, en fait, que de
peu de données précises. Les spécialistes se sont
dès le départ partagés entre deux options contraires: les
tenants [p. 86] d’une datation haute ont été surtout
sensibles, comme les auteurs anglo-saxons, aux similitudes apparentes entre cet
ouvrage africain et le Mur d'Hadrien[60];
les tenants d'une datation basse sont eux-mêmes partagés entre
l'époque de la dissolution de la IIIe Légion par Gordien III et
celle de
Il faut
ajouter que 1'hypothèse d'une datation tardive s'inscrit dans une vision
générale dominée par le constat d'une aggravation de la
pression sur les frontières des nomades chameliers. C'est le fameux
«limes du chameau» de J. Guey[63],
conçu en termes drastiques, comme une frontière rigide
(«une ligne d'arrêt à tenir coûte que
coûte») comme l'écrira 10 ans plus tard Baradez à
propos du fossatum[64]
- mais qui à l'époque faisait curieusement écho
à la ligne Maginot, autre défense linéaire fixe contre des
forces ennemies mobiles. Paradoxalement, cette thèse extrême,
pourtant chargée d'idéologie coloniale ainsi que la conception
qui la sous-tendait, d'une opposition irréductible entre nomades et
sédentaires, avait été reprise plus récemment par
les tenants de la «résistance africaine à la
romanisation», les rôles étant simplement inversés,
le «désert atavique» - ou le réduit montagnard -
devenant l'ultime recours contre les entreprises de domination venues de la
Méditerranée[65].
[p. 87]
Comme on le voit, ce problème de chronologie débouche sur un
problème plus large d'interprétation historique: celui de la
finalité de ce type d'ouvrage et, par extension, de l'organisation
frontalière elle-même. S'agit-il vraiment d'une défense
militairement efficace dans l'éventualité d'une attaque en force
massive venue de l'extérieur? Même dans les sections
frontalières où ceux-ci s’intégraient dans un
dispositif militaire beaucoup plus dense, les murs ou autres lignes de
défense n'étaient pas destinés à fournir des plateformes
de combat comparables aux murailles des châteaux du Moyen Age. Ils
étaient plutôt des ouvrages d'interception destinés
à décourager les attaques de faible intensité[66].
A fortiori, compte tenu a la faiblesse des effectifs militaires
déployés sur cette frontière d’Afrique - 10 à
12.000 hommes sur les 1.200 km de développement du limes
d'Afrique (Tripolitaine incluse), c'est-à-dire du même ordre
de grandeur que sur les 117 km
du Mur de Bretagne – le fossatum Africae n'était-il
opposable qu'à des infiltrations de commandos très mobiles,
à des razzias épisodiques dont ces marges désertiques ont
souvent été le théâtre.
L'idée d'une fermeture hermétique de la frontière,
opposée à un retour en force des berbères refoulés
au désert par l'occupation romaine et devenus chameliers à basse
époque, thèse développée leur temps par St. Gsell
et E.-F. Gautier[67],
est à présent remise cause. Une manière de consensus s'est
établie dans les travaux récents consacrés a la
frontière d'Afrique, pour réévaluer la fonction des défenses
du limes en les recadrant de manière plus réaliste dans
leur environnement géographique et anthropologique[68]:
celui d’une zone de prédésert, vouée comme nous
l'avons vu à la mobilité des hommes.
C'est finalement plutôt en terme de surveillance des courants de
circulation, comme un instrument d'administration militaire et [p. 88] non
comme une fortification hermétique qu'il convient d'interpréter
ces installations. Placés en des lieux où semi-nomades et
transhumants se concentraient avant de s'engager dans les couloirs conduisant
vers les aires de culture et d'estivage de la steppe ou de la plaine côtière, ces
"barrières" permettaient d'en réguler au mieux le flux
- et de le protéger contre d'éventuels pillards ou autres latrunculi
- en le canalisant vers les principaux passages obligés de la
région: ceux d'EI Kantara et du Hodna en Algérie; ceux du Tebaga,
de Tataouine et de Remada en Tunisie, où se trouvaient localisés
en l'occurrence les principaux postes militaires qui pourvoyaient en gardiens
ces installations de surveillance, avec leurs guichets" et tours de vigie.
Un tel contrôle pouvait avoir surtout pour but de faire respecter le
calendrier des récoltes pour les troupeaux transhumants, mais aussi,
éventuellement, d'exercer une taxation douanière sur les
marchandises transportées vers les marchés périodiques
situés dans la zone de contact entre unités naturelles
d'économies complémentaires. C'est du moins ce que
révèle l'exemple bien connu du portus de Zaraï,
situé à l'aboutissement d'une de ces routes caravanières;
une inscription célèbre donne la liste des produits assujettis
à la taxe et le barème appliqué à chacun d'eux[69].
L'analyse des marchandises en question a montré qu'il pouvait s'agir
d'un courant commercial de longue portée dont l'origine se trouve, en
partie du moins, en Tripolitaine et sur la côte de
[1] A. Di Vita, Il limes romano in Tripolitania nella sua concretezza archeologica e
sua realtà storica, «LibAnt», I, 1964, p. 65-98; E. W. B. Fentress, Numidia and Roman Army,
«BAR», Int. Ser., 53, Oxford 1979, p. 243; DE, s.v. Limes [E. W. B. Fentress],
IV, fasc. 43/2, 43/3, p. 21-47; P. Trousset, L'idée de frontière au Sahara
et les données archéologiques, in Enjeux sahariens (Table Ronde CRESM, 1981), Aix-en-Provence 1984, p. 47-78; C. R. Whittaker, Frontiers of the Roman Empire; A
Social and Economic Study, London 1994,
p. 33-97; D. J. Mattingly, Tripolitania, London 1995, p. 68- 89.
[4] E. W.
B. Fentress,
Tribe and faction: the case of ibe Gaetuli, «MEFRA», 94,
1982, I, p. 330, n. 13; Encyclopédie
berbère, s.v. Gens, gentes, gentiles [C. Hamdoune], XX, p. 3045-52.
[5] Le
commandement romain n'y renoncera finalement que sous la campagne de
Blésus contre Tacfarinas: Tac.,
ann., III, 74.
[6] J. Desanges, Recherches
sur l'activité des Méditerranéens aux confins de
l'Afrique, Rome 1978, p. 189-95.
[7] Cf. P. Horden, N. Purcell, The corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Oxford
2000, p. 123.
[10] J. Gascou, La politique municipale de
l'Empire romain en Afrique Proconsulaire de Trajan à Septime
Sévère, Rome 1972, p.
141-2.
[11] J.-M. Lassère, Un
conflit "routier": observations sur les causes de la guerre de
Tacfarinas, «AntAfr», 18, 1982, p. 11-25.
[12] P. Trousset, Les bornes du Bled Segui Nouveaux aperçus sur la centuriation
romaine du Sud tunisien «AntAfr», 12, 1978, p 125-77; Id., Territoires de tribus et frontière au Sud de l'Africa
Proconsularis, in F. Béjaoui
(éd.), Histoire des Haut Steppes,
Antiquité-Moyen Age, Actes du colloque de Sbeitla, 1998-1999, Tunis 2001, p. 59-68.
De nouvelles bornes viennent d'être découvertes par L. Decramer et
son équipe de
[14] ClL VIII, 22786 e: Nybg(enii);
CIL VIII, 22787, Barthel,
Die Römiscbe, cit., p. 89: ex auctoritate imp(eratoris)
Nervae Traiani Caes(aris) Aug(usti) … secundum formam missam ab eo
(posuit).
[15] Je me
réfère ici aux concepts appliqués à deux
modèles successifs (hégémonique et territorial) d'organisation
impériale, par E. LuttwAk,
La grande stratégie de l'Empire romain (trad. fr. B. et J.
Pagès), Paris 1987, p. 41,
245 6.
[16] B. D. Shaw, Lamasba:
an ancient irrigation community,
«AntAfr», 18, 1982, p.
61-103; P. Trousset, Les oasis présahariennes dans
l'Antiquité: partage de l’eau et divisions du temps,
«AntAfr», 22, 1986, p.
163-93; Id., Thiges et la civitas Tigensium, in L’Afrique dans l’Occident romain (Ier siècle av. J.-C.-IVe siècle ap J.-C.), Rome 1990, p. 143-167.
[17] H. Ben Ouezdou, P. Trousset, Aménagements
hydrauliques dans le Sud-Est tunisien, à paraître in Contrôle et distribution de l'eau dans le Maghreb antique et
médiéval (Colloque Tunis 22/25
mars 2002).
[18] O. Brogan, Henscir el-Ausaf by Tigi
(Tripolitania) and some related tombs in the Tunisian Gefara, «LibAnt»,
II, 1965, p. 54-6; N. Ferchiou, Le mausolée de Q. Apuleus
Maximus à El Amrouni, «PBSR», 57, 1989, p. 47-76.
[19] Brogan, Henscir
el-Ausaf, cit, p.
49, 51-3; P. Trousset, Recherches sur le limes Tripolitanus du Chott
el-Djérid à la frontière tuniso-libyenne, Paris 1974,
p. 107-26 (sites nos 120, 121, 122, 124, 129, 139, 140).
[20] CIL VIII, 2478-2479 17969-17971; Y. Le Bohec,
[21] M. Euzennat, P. Trousset La camp de Remada. Fouilles inédites du Commandant
Donau (mars-avril 1914), «Africa», V-VI, 1978, p. 111-90.
[25] IRTrip,
914, 915, 916; R. Rebuffat Les inscriptions des portes du camp de Bu Njem, «LibAnt»,
IX-X, 1972-73, p. 99-120.
[26] A Remada, il s'agit d'une restauration d'un temple (aedes) dans le camp,
ce qui suggère que celui-ci a
été fondé à une époque antérieure; cf
Euzennat, Trousset, Le camp de Remada, cit., p. 139-43. A
Si Aoun, il y a installation d'une garnison (praepositus) composée d'un
détachement de
[28] C'est
l'interprétation de Donau er de Cagnat que j'avais suivie dans mon Limes
Tripolitanus, cit., p. 32-3.
[29] Mattingly, Tripolitania,
cit., p. 64, rappelle avec raison que l'Itinéraire Antonin n'est pas un guide renseignant le
voyageur sur les chemins les plus courts, mais sans doute une archive
consignant le souvenir de tournées officielles d'inspection.
[31] CIL VIII, 87, 88, 89; P. Trousset, Mercure et le limes: à propos des inscriptions de Kriz (Sud
Tunisie), in Studien zu den Militärgrenzen Roms III,
Vortrage des 13 Internationalen Limeskongresses, Aalen 1983, Stuttgart 1986, p. 662, fig. 2.
[34] Y. Le Bohec, Les unités
auxiliaires de l'armée romaine en Afrique Proconsulaire et Numidie sous
le Haut Empire, Paris 1989, p.
34-5, 76-9.
[36] J. Baradez,
Fossatum Africae. Recherches aériennes sur
l'organisation des confins sahariens à l'époque romaine, Paris 1949, p. 93-108; P. Trousset, Le camp de Gemellae sur le limes de Numidie d'après les
fouilles du colonel Baradez (1947-1950),
in Limes. Akten des 11. Internationalen Limeskongresses
(Székesféhervár 1976),
Budapest 1977, p. 559-76; J.-P. Laporte, Rapidum. La camp de la cohorte
des Sardes en Maurétanie Césarienne, Sassari 1989.
[37] R. G. Goodlhild, Selected
papers ed. by J. Reynolds,
«LibStud», 1976, p. 46-58; G.
Barker et
al., Farming the Desert, The UNESCO Libyan Valleys Archaeological
Survey, vol. II, Tripoli-London 1996, p. 98-105; R. Rebuffat, Bu Njem 1971, «LibAnt», XI-XII,
1974-75, p. 189-218.
[38] R. Marichal, Les ostraca de Bu Njem, «CRAI»,
1979, p. 436-52; R. Rebuffat, Au delà des camps d'Afrique Mineure, in ANRW II, 10, 2, 1982, p. 508.
[41] Not Dign., Oc., (éd. O Seek), XXI, 5, p. 186. On sait
maintenant que cette division en secteurs - dans le cadre du limes
Tripolitanus (et d'une
regio Tripolitana) est
attestée antérieurement sous le règne de
Philippe: IRTrip, 880, G.
Di Vita-Evrard, Regio Tripolitana. A
Reappraisal, in D. J. Buck,
D. J. Mattingly (eds.), Town and Country in Roman
Tripolitania, Papers in Honour of Olwen Hackett, «BAR». Int. Ser., 274, Oxford 1985, p. 149-52.
[42] J.-M. Lassère, Remarques
onomastiques sur la liste militaire de Vezereos (ILAfr 27) in Roman Frontier Studies 1979. Papers presented to
12th International Congress of
Roman Frontier Studies, ed. by W. S. Hanson, L. J. F. Keppie,
«BAR», Int. Ser., 71 (III), Oxford 1980, p. 955-75.
[46] Lt. Gombeaud, Fouilles
du castellum d'El Hagueuff, «BCTH», 1901, p. 81-94, pl. XVI; Trousset,
Recherches sur le limes
Tripolitanus, cit., p. 92-4.
[47] Par exemple,
la dédicace à Jupiter a été remployée comme
linteau de porte d’une cellule à droite de l'entrée du
poste.
[48] Colonel Reyniers, Une leçon
d’histoire militaire, Le système défensif romain dans le
Sud tunisien, «Revue du Génie
militaire», LXXXII, 1949, p.
325-32.
[49] P. Gauckler, Le centenarius de Tibubuci, «CRAI»,
1902, p. 321-41; Trousset, Recherches sur le
limes Tripolitanus, cit., p. 90-92.
[51] Vers la même époque est
créé le centenarium d'Aqua Viva en Numidie et à une date
antérieure, sous Philippe le Jeune (entre 244 et 247), celui
de Thenteos (Gars Duib) dans un autre secteur de Tripolitaine.
[52] Cette
hypothèse est suggérée par la mention des Arz(uges) sur
la borne de Trajan (CIL VIII, 22763), découverte
près du puits de Bir Soltane. Celui-ci marquait naguère encore,
la limite des territoires de transhumance respectifs des Merazig de Douz et
habitants de la région du Jebel, cf. Cne Maquart, Etude sur la tribu des Haouaia (territoire de
Médenine), «RT», 30,
1937, p. 253-95.
[54] R. Rebuffat, Végèce et le télégraphe Chappe,
«MEFR», 90, 2, 1978, p. 829-6I;
P. Trousset, Tours de guet (watch-towers) et
système de liaison optique sur le limes Tripolitanus, in Akten des 14. Internationalen Limeskongresses 1986 in Carnuntum, I, Wien
1990, p. 247-77.
[55] CTh,
VII, 15, 1 (éd. Th. Mommsen, Berlin 1904 [1962], p. 341-2); Baradez, Fossatum Africae, cit.,
p. 93-106; J. Napoli, Recherches sur les fortifications
linéaires romaines, Rome 1997,
p. 408-33.
[56] ST. Gsell,
Le fossé des frontières romaines dans
l'Afrique du Nord, in
Mélanges Boissier, Paris 1903, p. 227-34.
[57] Trousset, Recherches
sur le limes Tripolitanus, cit., p, 62-7, 152-54, fig. 8; Id.,
Note sur un type d’ouvrage linéaire du
limes d’Afrique, «BCTH», n.s., 17B, 1984, p. 385-7.
[59] Trousset, Note, cit., p. 384; Id., Nouvelles barrières
romaines de contrôle dans l’extrême sud tunisien, «BCTH», n.s., 24B,
1997, p. 155-63.
[60] E. Birley,
Hadrianic Frontier Policy, in Carnuntina (Röm.
Forsch. in Niederösterreich,
3), Graz, Köln 1956, p. 28-30; Fentress, Numidia and the Roman Army, cit., I, p. 98-102. J. Baradez
s'était rallié à cette datation dans ses Compléments
inédits au Fossatum Africae, in Studien zu den
Militärgrenzen Roms (6. Internationalen Limeskongresses in
Süddeutschland, 1964), Köln 1967, p. 200-10.
[61] J. Carcopino, Le
limes de Numidie et sa garde syrienne, «Syria», VI, 1925, p. 43-5; D. van Berchem, L'armée
de Dioclétien et la reforme constantinienne, Paris 1952, p. 37-49; J. Guey, Note sur
le limes romain de Numidie et le Sahara au IVe siècle,
«MEFR», LVI, 1939, p.
178-248.
[67] St. Gsell,
[68] Ch. R. Whittaker, Land and Labour in North Africa, «KIio», 6o/II, 1978, p.
331-62; Id., Frontiers of the
Roman Empire, cit., 1994, p.
92-5; P. Trousset, Signification d'une frontière: nomades et
sédentaires dans la zone du limes d'Afrique, in Roman Frontier
Studies 1979, cit., p. 931-42; Mattingly, Tripolitania, cit., préface et p. 160-70.