Université Montpellier I
Variations sur le principe de laïcitÉ dans le droit constitutionnel français: À venir ou
avenir?
A propos de l’École, mais pas
seulement
Sommaire: En guise d’introduction: trois remarques méthodologiques – 1. Selon Jean Rivero, la laïcité «sent
la poudre» en France. – 2. Précisions
terminologiques. – 3. Conséquences de ces
précisions sur l’énoncé du plan. –
I. Quelles variations sur le
principe de laïcité dans l’état républicain
français hésitant? (1789-1879) – I.1. Le temps
finissant de l’Etat monarchique constitutionnel (septembre 1791-juin
1793). – I.2. Le temps d’un premier Etat républicain
(?) (1793-1802). – I.3. Le retour du
temps de l’Etat monarchique constitutionnel (1814-1848). – I.4.
Le retour de l’Etat républicain (?)
(1848-1852). – I.5. Le retour de
l’Etat impérial (1852-1870). – I.6. Le
temps de la Commune de Paris (avril-mai 1871). – II. Quelles variations sur le principe de
laïcité dans l’état républicain français
installé? (1879-1971) – II.1. Le
temps de l’installation du principe sans Constitution républicaine
formelle (1879-1940). – II.2. Le temps de l’inscription du principe
de laïcité dans le droit constitutionnel textuel des IVe et Ve
Républiques (1946-1971). – II.3. La
continuité dans le temps de l’Etat républicain (1958-1971).
– III. Quelles
variations sur le principe de laïcité dans l’état
de/du droit constitutionnel jurisprudentiel? (1971…) –
III.1. Un
temps mort pour le droit constitutionnel jurisprudentiel: la loi du 15 mars
2004. – III.2. Un temps très instructif dans le droit
jurisprudentiel administratif (2004-2007). – III.3. Le temps du
droit constitutionnel jurisprudentiel s’installe (2004…).
– En guise de conclusion: quelles futures
variations pour le principe de laïcité? – 1. Quelle bizarrerie, Monsieur le Président de
la République?! – 2. La République française est-elle
toujours laïque ou est-elle seulement démocratique et
commence-t-elle à être sécularisée?
– 3. Ultimes
remarques uniquement mais seulement provisoires. – Notes
additionnelles.
Il
est vrai que, sur les plans idéologique, social, juridique et financier,
les "batailles", la "guerre", la "victoire ou la
défaite" d’un camp sur l’autre sont d’une
virulence extrême, lorsqu’il s’agit en particulier de
l’école. Et ces explosions sont résumées dans une
expression bien connue:
"l’exception-laïque-à-la-française". Alors,
à son tour, peut-on encore écrire de manière un peu
originale? L’abondance des analyses ne signifie pas nécessairement
l’épuisement de la recherche et, de plus, une étude
proposée par une constitutionnaliste semble avoir un
intérêt, surtout avec une perspective historique. Cependant, il ne
s’agit pas de se tourner seulement vers le passé, mais aussi vers
un futur qui n’est peut être pas très lointain, en essayant
de ne pas faire de science fiction. Il est donc admis que c’est cette
dimension temporelle qui permet d’interpréter le droit en
général et, en particulier, le principe de laïcité.
Ce parti pris appelle des précisions méthodologiques sur les mots
(maux?) contenus dans l’intitulé du sujet.
2.1. Une précision sur «droit»
L’on
se rallie à la théorie systémique qui, dans une certaine
mesure, rejoint l’herméneutique. D’origine scientifique, la
première est très complexe et repose sur l’idée de
"boucle de rétroaction" qui régit les systèmes
vivants. Ce faisant, c’est le temps, entre l’entrée et la
sortie de ces derniers, qui est déterminant pour observer comment
celle-ci rétroagit sur celle-là et ainsi de suite. Tel est le cas
aussi de tout discours – y compris le discours juridique –, qui est
vivant et qui, pour être analysé, doit tenir compte aussi du temps
qui passe entre son émetteur et son lecteur. De ce point de vue, il
s’agit alors du "cercle herméneutique" proposé en
France par Paul Ricœur qui s’est intéressé à l’interprétation[1].
Dans une œuvre très importante aux dimensions multiples sur le plan
philosophique, il est simplement choisi ici que cette figuration d’un
temps qui circule peut expliquer l’histoire à travers trois
temporalités qui s’entrecroisent: «la réception du
passé» qui est vécue «dans le temps du
présent» et qui indique les voies du «temps futur» et
ainsi de suite, qu’il s’agisse des textes, des actions ou des
évènements.
2.2. Une précision sur
«droit constitutionnel»
A cet
égard, des générations de juristes ont appris que la
Constitution (écrite avec un "C" majuscule) marque
symboliquement l’identité de chaque Etat, toujours en majuscule,
enfermé dans ses frontières nationales. Cette identité
– au sens de différence - entraîne le principe de
souveraineté politique et juridique, notamment en ce qui concerne
l’établissement de la règle de droit, toute entière,
en France, contenue dans la Loi parlementaire (écrite elle aussi avec un
"L" majuscule). D’ailleurs, cette souveraineté
législative, d’un côté, a rejeté dans
l’ombre la Constitution, car depuis que cette dernière a
été écrite (à partir de 1791), il n’y a
jamais eu, avant celle de 1958, de contrôle technique de
conformité de la loi à la Constitution entrepris par une
institution organiquement et fonctionnellement séparée des
pouvoirs politiques. D’un autre côté, l’absolutisme
législatif a été renforcé dès le titre
préliminaire du Code civil rédigé en 1804, dont l’article
5 énonce: «Il est défendu aux juges de prononcer par voie
de disposition générale et réglementaire sur les causes
qui leur sont soumises». Et l’on prête à Robespierre
cette phrase terrible: «désormais, il n’y a plus de
jurisprudence!». Ceci veut dire que seule la Loi dispose par voie générale
et que la jurisprudence n’est pas source de droit. Chaussant les lunettes
d’aujourd’hui, l’on peut estimer que, finalement depuis la
fin du XVIIIe siècle jusqu’à la seconde moitié du
XXe siècle, l’étude de l’Etat et celle de son ordre
juridique étaient simples.
En
revanche, deux éléments vont troubler cette tranquille assurance.
Le premier est relatif à la création, dans la Constitution de
1958, du Conseil constitutionnel, dont l’un des rôles est justement
de contrôler la conformité de la loi (écrite désormais
avec un "l" minuscule) à la Constitution qui, explique-t-on,
est enfin devenue la norme fondamentale interne à partir de 1971. Le
second concerne la construction européenne. Chacun le sait, cette
dernière est un ordre juridique original dans lequel le droit seul
marque symboliquement son identité, sans Nation, sans Constitution, sans
Etat et même sans Loi. Les juristes en concluent qu’il y a
cohabitation entre droit européen et droits nationaux des Etats-membres,
ce qui entraîne la constitution d’un Etat de droit à deux
niveaux: celui de l’Union européenne et celui de ses
Etats-membres. Même si le projet de
Traité établissant une Constitution pour l’Europe
de 2004 est mort-né, les constituants nationaux ont accepté que
soient respectées les exigences de l’ordre juridique
communautaire, à condition, pour l’instant, qu’elles ne
soient pas contraires à celles des ordres juridiques nationaux. De plus,
cet "Etat" doit tenir compte de la Convention de sauvegarde des
droits de l’Homme et des libertés fondamentales qui, en 1950, a
été élaborée dans le cadre du Conseil de
l’Europe qui, lui, n’a aucune prétention à être
un Etat. Pourtant, cette convention doit être ratifiée, notamment,
par les nouveaux Etats qui adhèrent à l’Union
européenne. Ainsi, dans l’espace que couvre la Convention,
composé de quarante-sept Etats-membres, il y a celui des vingt-sept
Etats de l’Union, à l’intérieur duquel il faut tenir
compte de chacun des membres étatiques, qui sont historiquement les plus
anciens. Si l’on veut être complet, tous ces espaces sont
englobés, depuis 1945 et au niveau international, dans
l’Organisation des Nations Unies qui compte, à ce jour, cent
quatre-vingt-douze membres. Et, dans ce vaste ensemble général,
l’un des problèmes fondamentaux est relatif aux droits de l’Homme,
aux idéologies qui les fondent, aux instruments qui les proclament,
à leurs garanties juridiques et à leur effectivité sur le
terrain.
En
conséquence, pour analyser le droit constitutionnel contemporain, ainsi
que les autres branches du droit, l’on se propose de tenir compte des
argumentations juridiques qui tentent d’articuler tous ces
systèmes de droit qui s’emboîtent les uns dans les autres,
comme dans une sorte de poupée russe. En particulier,
l’étude porte sur les discours qui, très majoritairement,
sont en vogue chez les juges dans leurs décisions et chez les membres de
la doctrine juridique que commentent ces dernières, les uns et les
autres s’observant mutuellement, notamment dans le cadre régional
européen qui est très élaboré. Il est
également tenu compte du fait que l’"Etat" de droit,
essentiellement jurisprudentiel, s’approfondit, ce qui donne à
voir un système de droits dans lequel l’on rencontre ce que le
droit européen issu de la Convention de sauvegarde des droits de
l’Homme et des libertés fondamentales dénomme des
«valeurs communes» qui lui sont propres et des "valeurs"
qui ne lui appartiennent pas, c’est-à-dire des "valeurs
nationales". Ceci complique singulièrement les choses pour les
observateurs, car cette cohabitation entre ces deux
"catégories" peut être pacifique, mais elle peut, aussi,
devenir rapidement un rapport de forces dans lequel il y a un perdant. Mais
qui? Voilà la question!
2.3. Une précision sur
le «principe de laïcité»
Avant la déclaration formelle de la
Ière République, proclamée par la Convention nationale le
25 septembre 1792, la conception paradoxale du principe a été
imaginée par Nicolas de Condorcet[2],
qu’il a exposée en avril de la même année. Il
s’agit bien d’un entre-deux constitutionnel, puisque la
première Constitution écrite de 1791 est de type monarchique,
mais elle ne l’est plus absolument, et la seconde, du 24 juin 1793, fait
douter qu’elle soit réellement républicaine.
Dans
ce moment-là, très court, cette théorie permet de
sérier les questions centrales: pourquoi et comment penser un
modèle étatique rationnel dans lequel l’on suppose,
d’un côté, que le lien communautaire avec une transcendance
est effacé, ce qui, d’un autre côté, permet la
formation du lien politique entre des citoyens réunis en corps
unifié sans référence à des convictions particulières.
C’est la raison pour laquelle ce dernier est différent du corps
civil dans lequel se déploient ces dernières. La
laïcité est née, toutefois sans être nommée.
Elle repose sur quatre présupposés:
- la
société civile est un corps morcelé, en particulier,
à l’époque, du fait des croyances religieuses;
- la
volonté rationnelle du peuple souverain entraîne sa constitution
en corps politique composé de citoyens qui ne se réfèrent
pas à un dogme;
-
dans la Nation, lorsque que l’Etat est requis pour unifier ce corps, il
ne peut que le faire aussi sans référence à un dogme;
-
c’est dans cette élévation, d’un plan horizontal
à un plan vertical, que s’inscrivent l’homme et le citoyen
et leurs droits civils et politiques qui, tous, sont ainsi pensés deux
fois. Verticalement, la République, particulièrement
l’instruction publique qui, égalitaire pour tous a un certain
caractère politique et social, est un devoir de l’Etat
nécessairement laïque, substantiellement et matériellement.
C’est dans ce plan que prend place la neutralité qui
s’adresse spécifiquement aux élèves qui sont des
futurs citoyens. Et cette instruction publique est, en elle-même,
différente de l’éducation qui, elle, relève des
familles dans la société civile, au nom de la liberté
individuelle des hommes qui s’épanouit horizontalement.
Autrement
formulé et de manière générale, le titulaire des
droits à une double identité: il est à la fois un
"homme" porteur de son histoire particulière et un
"citoyen" dépouillé de ses différences. La Loi
de l’Etat, qui règne sur tout le territoire national, a bien cette
fonction essentielle: permettre que les droits, qui sont respectivement ceux de
l’homme et du citoyen, soient garantis. C’est ainsi que le
décor idéel est planté: tous les hommes et les citoyens sont
égaux aux yeux de la Loi[3]
et la République laïque, dont l’enfantement sera long et
douloureux, est fondée. Devant la Commission de l’Instruction
publique de la Convention, Nicolas de Condorcet, dont la théorie est
contenue dans les «Cinq mémoires sur l’instruction
publique», présente son «Rapport et projet de décret
les 20 et 21 avril 1792 portant sur l’organisation générale
de l’instruction publique». Las, cette assemblée n’a
jamais adopté ce texte, qui n’a donc jamais été
appliqué.
2.4. Des précisions
sur d’autres termes
2.4.1.
Sur l’"Etat". Pour ma part et puisque chacun sait que
l’état de droit n’est pas un Etat au sens classique du
terme, il est proposé de remplacer le "E" majuscule par un
"e" minuscule et de s’en tenir, surtout dans le troisième
temps de l’analyse, à une expression qui mêle "de"
et "du". Car cet état de droit donne à voir aussi
l’état du droit, tout comme l’a fait
l’"Etat", tel qu’il a commencé à
apparaître au cours de l’époque moderne pour
s’installer ensuite. Alors, pourquoi pas, aujourd’hui, une forme
nouvelle d’écriture où l’on retrouve
"état" qui introduit avec une minuscule, a la même
sonorité et correspond plus à la matérialité des
choses.
2.4.2.
Sur "catégorie" et "valeur" volontairement
écrites entre guillemets. En effet, une "catégorie"
permet de ranger, de manière étanche, les objets qu’elle
contient. Or, avec l’emboîtement signalé entre plusieurs
ensembles juridiques, ce mot "catégorie" ne semble pas
pertinent. Il en est de même pour "valeur" qui est un jugement
d’ordre méta juridique. Ainsi, je propose d’utiliser
plutôt "principe" qui, lui, permet de remonter aux origines de
ses applications concrètes et de rendre compte de ces dernières.
Dans cette optique, la définition de la laïcité impose le
refus de toute "valeur", au nom de la raison. En conséquence,
dans l’état de/du droit qui se développe en France depuis
1971, comme il n’y a pas séparation entre au moins deux ensembles
de principes, les principes communs du droit européen, plus
récents que les principes étatiques, n’ont-ils pas vocation
à faire de ces derniers des principes secondarisés?
2.4.3.
Sur "avenir" et "à venir". Le premier est un
substantif qui évoque un temps futur que l’on espère
durable. Le second est une locution adverbiale signifiant, dans le langage du
droit, une sommation. Et le point d’interrogation écrit à
leur suite résume la problématique envisagée: puisque le
principe de laïcité est français, quelle est la
caractéristique de son futur, lorsqu’il est confronté aux
principes européens positifs supra nationaux?
2.4.4.
Sur «à propos de l’école», «mais pas
seulement». Il est habituel de faire correspondre la portée du
principe de laïcité à l’école publique, puisque
cette dernière est un lieu d’instruction citoyenne. Mais la
citoyenneté se déploie dans tout l’Etat. C’est la
raison pour laquelle lorsque, à partir de 1946, les textes
constitutionnels se référeront expressis verbis à
la laïcité, ils feront de cette dernière un qualificatif de
la République. Il en résulte que, même si le milieu scolaire
public est très important, il n’est pas le seul pour fonder la
République.
2.4.5.
Sur "variation". A cet égard, il suffit de rappeler quelques
évènements qui se sont déroulés à partir des
années quatre-vingt. Le point culminant de la "guerre
scolaire" a été atteint lorsque Alain Savary, ministre de
l’Education Nationale, en tentant d’unifier l’école
publique et l’école privée, a rallumé ses feux. Son
projet, que les députés socialistes ont radicalisé, a
déclenché un véritable raz de marée de protestations.
En juin 1984, près d’une million de manifestants ont
défilé dans les rues de Paris, les uns au nom de
l’école républicaine laïque, les autres, beaucoup plus
nombreux, au nom de l’école dite libre. Désavoué par
François Mitterrand,
président de la République, Alain Savary a remis finalement sa
démission du gouvernement quelques heures avant l’annonce de la
démission complète du gouvernement Pierre Mauroy en juillet 1984.
L’on n’entendra plus parler du grand service public de
l’Education regroupant les deux types d’écoles.
Le
débat va bientôt renaître avec l’installation
d’une vielle religion mais nouvelle massivement en France: l’islam[4].
Il naît en 1989 à propos de jeunes filles portant un foulard
islamique dans un collège public, ce qui donnera lieu à
l’«Avis sur le port du foulard islamique» rendu, le 27
novembre 1989, par le Conseil d’Etat. Puis la loi du 15 mars 2004 «encadrant,
en application du principe de laïcité,
le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les
écoles, collèges et lycées publics» semblera clore
la polémique sur ce problème[5].
Sur le plan juridique, une bataille en faveur de la laïcité venait
d’être remportée. Etait-ce à dire que la guerre
allait être, dans le futur, gagnée?
A
partir de 2009, on retrouve encore la même vivacité et beaucoup
d’ambiguïtés à propos de ce que l’on
dénomme le "voile intégral" - ou burqa -
porté par des musulmanes cette fois-ci hors de l’école,
c’est-à-dire dans l’espace public entendu comme lieu de
relations avec les autres dans toute la société. Parmi les
fondements possibles du texte de loi en préparation, le principe de
laïcité a été bien sûr évoqué,
pour être finalement abandonné, au grand dam de ceux qui,
désormais, sont rejetés dans deux camps opposés
récemment baptisés "ultra laïque" et "ultra
libéral". Le premier perd la bataille et le second,
s’appuyant sur l’état du droit positif, aurait tôt
fait d’attaquer la loi fondée sur ce seul principe.
L’on
reviendra évidemment sur ces évènements, parce que,
beaucoup plus qu’avant[6],
le débat politique donne une large place au droit français qui,
lui-même, est sous influence du droit international et, surtout, du droit
régional européen. En tout cas, une conclusion s’impose. Le
rythme du principe de laïcité, loin de s’atténuer,
s’accélère de manière effrénée,
rappelant peut-être celui de la chanson de Jacques Brel: «La valse
à mille temps» qui, au bout du compte, fait perdre le souffle.
Puisque l’on est dans le cadre d’un colloque, ne peut-on, tout en
essayant de décrire une certaine réalité, avoir du
plaisir? C’est la raison pour laquelle c’est la signification
musicale du mot "variation" qui a été retenue,
c’est à dire: un procédé de composition qui permet,
autour d’un thème central, de transformer ce dernier qui reste
reconnaissable.
La
partition ayant été écrite, sans aucune hésitation,
depuis que la-laïcité-à-la-française est devenue un
principe qui pose problème, tout démontre qu’il est
fondamental pour caractériser l’espace public de
l’Etat/Nation. Comme il n’est évidemment pas question
d’envisager les "mille temps" de la valse de Jacques Brel, plus
classiquement, trois temps sont distingués dans les
développements ci-dessous, tout en n’oubliant pas qu’ils ont
un objectif: tenter de comprendre ce que signifie, dans une approche de type
herméneutique, la laïcité en droit constitutionnel. Tout en
sachant aussi que son histoire est loin d’être un long fleuve
tranquille, d’autant plus que son rythme temporel ne coïncide pas
forcément avec celui des Constitutions formelles. Au contraire, il
s’inscrit dans de nombreux allers-retours, des dits et des non-dits, ce
qui jouent des tours à ceux qui s’y intéressent.
Dans
le cadre du premier temps, la République se cherche, tout comme la
laïcité. Si certains de ses éléments apparaissent,
elle ne sera pourtant pas nommée pendant longtemps dans le droit
constitutionnel. Le deuxième est caractérisé par un double
mouvement constitutionnel: d’abord le principe est sous-jacent de 1875
à 1940, et, ensuite, il est nommé dans les Constitutions de 1946
et de 1958. L’on pourrait dire que c’est le temps de la
laïcité de/dans l’Etat républicain installé.
Dans le troisième temps, le principe est sur les plans textuel et
jurisprudentiel constitutionnalisé, mais, en même temps, il est en
relation avec des principes communs européens. C’est le temps de
l’état de/du droit constitutionnel, mais pas seulement.
L’on peut
distinguer périodes qui permettent de mettre en place certains aspects
de la laïcité.
La
«Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen» du
26 août 1789 fait office d’ouverture de ce type d’Etat,
tandis que se délite l’Etat monarchique absolutiste. Elle
énonce dans son article 10: «Nul ne doit être
inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que
leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la
loi». Avec toute la déclaration, cet article fait partie,
aujourd’hui, du "bloc constitutionnel positif". Cependant,
bientôt, l’Assemblée nationale vote, le 12 juillet 1790, la
loi sur la constitution civile du clergé
dont le but est de remplacer le Concordat de 1516, puis la
laïcisation de l’état civil, qui entraîne celle du
mariage civil qui est désormais régi par la loi civile et non
plus la loi religieuse... Ce faisant, apparaît en filigrane la conception
d’une certaine laïcité-à-la-française hostile
à l’Eglise catholique.
La
Constitution monarchique des 3 et 4 septembre 1791 contient certains
éléments du principe, toujours en filigrane dans son texte.
Précédée de la Déclaration de 1789, elle
débute par un «Titre premier contenant les “Dispositions fondamentales
garanties par la Constitution”». Parmi
elles, l’alinéa 6 stipule: «Il sera créé et
organisé une Instruction publique commune à tous les citoyens,
gratuite à l’égard des parties d’enseignement
indispensables pour tous les hommes et dont les établissements seront
distribués graduellement, dans un rapport combiné avec la
division du royaume». L’instruction publique devient un droit
économique et social que l’Etat doit mettre en œuvre à
travers des établissements d’enseignement. De la même manière,
Charles-Maurice de Talleyrand, dans le Rapport sur l’instruction publique
qu’il fait au nom du Comité de Constitution de
l’Assemblée nationale les 10, 11 et 19 septembre 1791, reprendra
cette idée. «Les pouvoirs publics, écrit-il, sont
organisés: la liberté, l’égalité existent
sous la garde toute puissante des Lois; la propriété a
retrouvé ses véritables bases; et pourtant la Constitution
pourrait sembler incomplète, si l’on n’y attachait enfin,
comme partie conservatrice et vivifiante, l’instruction publique, que
sans doute on aurait le droit d’appeler un pouvoir, puisqu’elle
embrasse un ordre de fonctions distinctes qui doivent agir sans relâche
sur le perfectionnement du Corps Politique …». Se pourrait-il que
Talleyrand soit le précurseur de Condorcet, précisément
sur ce type d’instruction?
Ne
résistant pas longtemps aux assauts de la grande Révolution, la
Constitution de 1791 disparaît rapidement et l’on peut se demander
si elle a même été appliquée. Lui succède une
période qui inaugure une seconde phase oscillant entre Constitution
monarchique et Constitution républicaine (?). C’est le temps des
hésitations et des retours qui vont encore une fois donner certaines
caractéristiques au principe de laïcité.
Dans
sa Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la
Constitution de 1793 contient un article 22 selon lequel:
«L’instruction est le besoin de tous. La société doit
favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et
mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens».
Cependant, ce texte a été immédiatement suspendu,
jusqu’au retour de la paix espérait-on. Il est vrai que deux types
d’ennemis menaçaient la République: ceux de
l’extérieur et ceux de l’intérieur parmi lesquels
deux anciens corps de la monarchie absolue: l’aristocratie et
l’Eglise catholique, cette dernière occupant une place très
importante, notamment dans le domaine social. La Terreur étend son
empire et la Constitution n’a jamais été sortie de l’urne
où elle avait été solennellement enfermée. Elle
n’a donc n’a jamais été appliquée.
Quant
à la "laïcité", elle n’est toujours pas
nommée et Robespierre va même contredire la théorie de
Condorcet. Il soutient un plan d’"éducation nationale"
(proposé par Peletier de Saint Fargeau) et, surtout, il institue par un
décret du 7 mai 1794,
adopté par la Convention montagnarde sur un rapport
qu’il écrit lui-même au nom du Comité de salut public, un
calendrier de fêtes républicaines. Désormais,
apparaissaient les valeurs dont se réclamait la République qui se
substituaient aux valeurs catholiques, puisque la Convention établissait
le culte de l’Être Suprême qui se juxtaposait au culte de la
Raison. Et l’on sait que, en ce temps-là, la "loi" du
Comité retombait de tout son poids sur les individus. Las aussi, cette
conception redoutable laissera des traces dans la mémoire
idéologique française.
Après
la chute de Robespierre, la Constitution du 22 août 1795, établie
en présence de l’Etre suprême, est républicaine (?)
comme l’était celle de 1793 (?). Elle est également
précédée d’une Déclaration des Droits et des
Devoirs de l’Homme et du Citoyen. Dans la première partie
consacrée aux droits, elle ne comporte aucune mention d’un droit
à l’instruction pour tous. En revanche, dans la seconde partie
consacrée aux devoirs, le décor sur la conception
impérativement religieuse de la Loi, qui perdurera très
longtemps, est planté dans deux articles: d’abord, l’article
5 énonce: «Nul n’est homme de bien, s’il n’est
franchement et religieusement observateur des lois». Ensuite,
l’article 6 précise que «Celui qui viole ouvertement les
lois se déclare en état de guerre avec la
société».
La
Constitution du 13 décembre 1799 n’est que très
formellement républicaine, tandis que celles du 4 août 1802 et du
18 mai 1804 ne mentionnent plus la République. A marche forcée,
avec ces deux dernières, Bonaparte d’abord et Napoléon
ensuite étendent leur empire. C’est ce qui permettra aussi de
poser des fondations sur lesquels nous vivons encore. Tel est le cas notamment
de l’Université qualifiée d’impériale qui,
publique, coiffera tous les établissements d’enseignement. Tel est
le cas aussi du Concordat signé avec le pape Pie VII le 15 juillet 1801,
lorsque le citoyen Bonaparte était encore premier consul, avant de
devenir consul à vie, puis empereur des Français. Les articles
organiques d’avril 1802 s’appliqueront aux Eglises catholique et
protestante, et ceux de 1808 organiseront le culte israélite. L’on
retiendra l’article 14 du Concordat selon lequel: «Le Gouvernement
assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés
dont les diocèses et les cures seront compris dans la circonscription
nouvelle», ce qui, entre autres, abolit la séparation entre
l’Etat et les Eglises. C’est pourtant ce régime qui perdure,
actuellement, en Alsace et en Moselle.
Bien
que la période suivante – 1818 à 1848 – soit
caractérisée par la restauration de l’Etat monarchique, il
faut tout de même remarquer ce qui aura son importance pour la suite des
conséquences sur le principe envisagé, notamment dans le cadre de
la Charte du 14 août 1830. Elle se réfère à la
précédente Charte du 4 juin 1814 qui avait permis le retour de
Louis XVIII, tout en la modifiant. D’une part, elle n’est plus
octroyée par le roi Louis-Philippe, elle ne se place plus sous les
auspices de Dieu et elle ne fait plus de la religion catholique apostolique et
romaine une religion d’Etat. D’autre part, elle contient trois
dispositions intéressantes. Son article 5, reproduisant l’article
5 de 1814, énonce que «Chacun professe sa religion avec une
égale liberté, et obtient pour son culte la même
protection». Avec l’article 6, ce ne sont plus les seuls ministres
de la religion catholique, apostolique et romaine, professée par la
majorité des Français, mais également ceux des autres
cultes chrétiens qui reçoivent des traitements du Trésor
public. Et son article 69, 8° stipule qu’il «sera pourvu
successivement par des lois séparées et dans le plus court
délai possible aux objets qui suivent parmi lesquels
“l’instruction publique et la liberté de
l’enseignement”». La loi du 28
juin 1833, adoptée sous l’impulsion de François Guizot,
alors ministre de l’instruction publique, traite donc de
l’enseignement primaire en l’organisant autour du principe de
liberté. En premier lieu, il s’agit de la liberté de
l’enseignant puisque «tout individu âgé de dix-huit
ans peut exercer librement la profession d’instituteur
primaire, à condition d’obtenir un brevet de capacité,
délivré à l’issue d’un examen, et de
présenter un certificat de moralité». En second lieu, la
liberté de l’enseignement est visée également,
puisque les établissements privés sont légalisés.
La
Constitution du 4 novembre 1848 est fondatrice, toujours en présence de
"Dieu", de la IIe République. Selon les termes de
l’article 8, «La République doit protéger le citoyen
dans sa personne, sa famille, sa religion, sa propriété, son
travail, et mettre à la portée de chacun l’instruction
indispensable à tous les hommes …». Et, l’article 9
indique: «l’enseignement est libre, tout en s’exerçant
selon les conditions de capacité et de moralité
déterminées par les lois et sous la surveillance de l’Etat
qui s’étend à tous les établissements
d’éducation et d’enseignement, sans aucune exception».
La lecture de ces deux textes oblige à conclure que c’est à
l’ombre paternaliste de l’Etat que s’exercent toutes les
libertés, et, pour la première fois, tous les droits
économiques et sociaux. Parmi eux, il y a l’instruction
dispensée par tout établissement d’enseignement,
qu’il soit public ou privé, ce qui abolit la séparation
entre l’Etat et les Eglises. Et, pour la première fois aussi,
l’enseignement contient à la fois l’instruction, qui est
l’apprentissage d’un savoir scientifique, et
l’éducation, cette dernière ayant une connotation morale
chez Condorcet[7].
Alfred de Falloux, ministre
de l’Instruction publique, fait adopter la loi du 15
mars 1850 qui instaure la liberté de l’enseignement
secondaire. Elle fait la distinction entre l’enseignement
public, à la charge d’une commune, d’un département
ou de l’État, et l’enseignement
privé qui se voit accorder une grande liberté. Par ailleurs, elle
favorise l’enseignement
catholique dans les établissements primaires et elle oblige les communes
de plus de huit cents habitants à ouvrir une école de filles.
Dans ce système, tout est contraire au principe de laïcité.
Tourmentée
par des forces contraires, la Constitution de 1848 disparaît avec,
d’abord, la Constitution du 14 janvier 1852 et, ensuite, la mise en place
du Second Empire de Louis Napoléon Bonaparte dans le cadre du
sénatus-consulte du 7 novembre 1852. Dix ans plus tard, Victor Duruy va
commencer à plaider pour la constitution d’un grand service public
de l’enseignement primaire, gratuit et obligatoire qu’il ne
parvient pas à finaliser. En revanche, il impose l’obligation pour
chaque commune de plus de cinq cents habitants d’ouvrir une école
pour filles, l’extension de la gratuité de l’enseignement
public du premier degré à huit mille communes et
l’institution d’un certificat d’études
primaires sanctionnant la fin du cycle élémentaire.
Le 2 septembre 1870, Louis Napoléon Bonaparte
est défait à Sedan, ce qui entraîne la chute de son empire.
Le surlendemain, la République est proclamée
et les membres de la Chambre des députés l’adoptent
officiellement, contre les monarchistes, à une voix de majorité
le 30 janvier 1875. Bientôt, sont votées, les 24 et 25
février et le 16 juillet 1875, des lois qui font office de Constitution
et qui ne traitent que des pouvoirs publics. En effet, en raison du contexte
politique, il n’était pas question que l’on se prononçât
sur des principes républicains.
Dans
ce contexte, s’intercale un court évènement qui, cependant
et pendant longtemps, marquera idéologiquement les esprits avec sa
conception particulière de la laïcité. La Commune de Paris,
qui a duré deux mois environ, s’achève par la "semaine
sanglante" des 21 au 28 mai 1871. Depuis le décret du 2 avril
«séparant l’Eglise de l’Etat», supprimant le
budget des cultes et dénonçant le Concordat de 1802, sous la
houlette de Edouard Vaillant, l’enseignement confessionnel est interdit
et, dans le XXe arrondissement, des écoles primaires publiques
laïques sont gratuites. Sur le plan mélodique et
métaphorique, pendant cette période, l’on fredonne
«Le temps des cerises», chanson populaire joyeuse et pathétique
à la fois. Après la victoire des Versaillais emmenés par
Adolphe Thiers, Président de la République de 1871 à 1873,
autour du Mur des Fédérés du cimetière du Père
Lachaise, tous les ans, se recueillent des francs-maçons, des
communistes, des syndicalistes et des socialistes, tous athées.
Moins
d’un siècle après que sa théorie ait
été émise, dans ce tourbillon monarchiste,
impérial, républicain et révolutionnaire, le principe de
laïcité est malmené et, après la mort physique de
Nicolas de Condorcet dans des conditions douteuses, n’y aurait-il pas sa
mort intellectuelle, ce qui serait très grave? Formellement, il faut
attendre la Constitution du 27 octobre 1946, instaurant la IVe
République, pour qu’apparaisse la laïcité, non pas
sous la forme d’un substantif mais sous celle d’un adjectif
qualifiant, avec «démocratique et sociale» cette
république. Tel est le cas également dans le cadre de la
Constitution du 28 octobre 1958 qui inaugure la Ve République. Plusieurs
fois révisée de manière profonde, cette dernière
est toujours en vigueur, atteignant ainsi une sorte de record de vie
constitutionnelle. C’est ce phénomène de
longévité qui permet le développement de
l’état de/du droit et non son apparition qui, comme on l’a
remarqué, est bien antérieure.
Heureusement,
l’on retrouve la valse classique en trois temps, puisque, à partir
de 1946, le principe entre en scène. Cependant, entre le premier et le
dernier temps, existe un deuxième temps intermédiaire dans lequel
il n’y a pas de Constitution, mais qui est décisif pour une
certaine compréhension de la laïcité.
L’on
ne peut pas faire l’impasse sur la IIIe République qui
débute véritablement à partir de 1879, lorsque Patrice de
Mac Mahon, Président de la République, mais représentant
les partisans du retour à la monarchie, démissionne. Alors,
toujours chancelante, cette République commence à
s’installer.
L’ancrage
de la "Constitution" résulte d’un faisceau de grands
évènements politiques et juridiques, parmi lesquels se pose la
question de l’affermissement de l’autorité de l’Etat
sur les Eglises. C’est donc dans une atmosphère
générale très tendue que sont adoptées trois lois
très importantes: celle du 7 juillet 1904 qui
interdit l’enseignement de tout ordre et de toute nature aux
congrégations, même lorsqu’elles sont autorisées.
Ceci a entraîné le Pape Pie X à rompre les relations diplomatiques entre
le Saint-Siège et la France et, à son tour, à interdire les associations cultuelles
créées par la loi du 10 août 1906. Surtout, c’est la
loi du 9 décembre 1905 intitulée de «La
séparation des Eglises et de l’Etat» qui est demeurée
très célèbre.
Son
Titre I contient les deux premiers articles suivants:
-
Art. 1: «La République assure la liberté de conscience.
Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions
édictées ci-après dans l’intérêt de
l’ordre public».
-
Art. 2: «La République ne reconnaît, ne salarie ni ne
subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier
qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées
des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes
dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront
toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives
à des services d’aumônerie et destinées à
assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics
tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et
prisons …».
Il
n’est pas besoin d’insister sur ces articles, tant ils ont
été abondamment commentés. En revanche, a-t-on
prêté suffisamment attention au fait que c’est la «République
(qui) assure… et garantit l’exercice des cultes… (mais) qui
n’en reconnaît… aucun»? Ils
établissent donc bien la liaison entre la République et la
séparation, ce qui veut dire non confessionnalité de l’Etat
ou sa neutralité qui ne sont pas forcément laïques.
D’ailleurs, la laïcité n’est pas nommée dans
cette loi. Tel est aussi le cas dans ce grand moment d’éloquence
parlementaire qu’est le rapport d’Aristide Briand[8]
qu’il prononce au nom de la Commission relative à la
séparation des Eglises et de l’Etat. Ainsi, dans cette
République, l’Etat va être chargé de l’un des
services publics essentiels: l’école publique qui, elle, va
symboliser la séparation du public et du privé, parce que
l’on espère qu’elle permettra véritablement de fonder
une République qui est demeurée instable jusqu’à la
fin de la première guerre mondiale.
Cependant,
jusqu’à aujourd’hui, c’est le contexte passionnel
marqué par un anticléricalisme de combat qui laissera des traces
importantes dans la compréhension du principe de laïcité.
N’est-ce pas pour cette raison que, à l’époque,
l’on désignait les instituteurs sous les termes de "hussards
de la République" en lutte contre les cléricaux?
Jusqu’à ce jour, ce climat politique a entraîné une
longue réticence des Républicains à considérer que
la liberté de l’enseignement, réclamée par
l’Eglise catholique, soit républicaine. Et il est toujours
sous-jacent à propos particulièrement du financement des
établissements d’enseignement privés qui sont, dans la
quasi-totalité des cas, catholiques.
Au
cours de la IIIe République, sa stabilisation conduit au fait que la
séparation entre l’Etat et les Eglises n’a jamais
été totalement une réalité. A partir de 1918, sans que les textes changent, les
congrégations enseigneront avec l’accord tacite de l’Etat,
ce qui donne, rétroactivement, tout leur sens aux lois Jules Ferry de
1881 et de 1882, dans lesquelles l’obligation d’instruction
n’est pas une obligation de scolarisation. Elles n’imposent pas non
plus que les enfants, s’ils sont scolarisés, le soient uniquement
dans des écoles publiques où règne bien sûr
l’instruction publique qui impose une neutralité religieuse. Elles
considèrent donc que cette obligation d’instruction peut
être satisfaite aussi dans des écoles privées ou dans les
familles. Tout cela au nom de la liberté de conscience individuelle.
Après la fin de la seconde guerre mondiale et la chute de l’Etat français, la République est heureusement de retour et elle doit être fondée constitutionnellement.
Au
terme d’une lente maturation, la République
"laïque" apparaît et en même temps, elle est
"démocratique" et "sociale". C’est le cas du
projet de Constitution du 19 avril 1946 précédé
d’une "Déclaration des Droits de l’Homme", dont
l’article 13 est ainsi rédigé: «Nul ne peut
être inquiété en raison de ses origines, de ses opinions ou
croyances en matière religieuse, philosophique ou politique. La
liberté de conscience et des cultes est garantie par la
neutralité de l’État à l’égard de
toutes les croyances et de tous les cultes. Elle est garantie notamment par la
séparation des Eglises et de l’Etat, ainsi que par la
laïcité des pouvoirs et de l’enseignement publics». Ce
texte repose sur deux présupposés: la liberté de
conscience et des cultes est garantie parce que l’Etat républicain
est libéré de toute allégeance[9],
d’autant plus que, dans l’espace public laïque, il y a
séparation entre les deux transcendances: celle de l’Etat et celle
des religions. Le projet, fortement contesté par le MRP qui craint que
les écoles privées ne reçoivent pas d’aide
financière de la part de l’Etat, n’a pas été
adopté par référendum. Il a donc fallu se pencher sur la
rédaction d’un autre projet constitutionnel qui deviendra,
après approbation référendaire, la Constitution du 27
octobre 1946.
Elle
est précédée, non pas d’une déclaration, mais
d’un Préambule (mot plus littéraire que juridique) qui
édulcore la déclaration précédente,
puisqu’elle est le résultat d’un compromis entre le MRP, la
SFIO et le PCF. L’alinéa 1 énonce: «(…) le
peuple français proclame à nouveau que tout être humain,
sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits
inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les
droits et libertés de l’Homme et du citoyen consacrés par
la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus
par les lois de la République». Et, dans l’alinéa 13,
«La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et
de l’adulte à l’instruction, à la formation
professionnelle et à la culture. L’organisation de
l’enseignement public gratuit et laïque à tous les
degrés est un devoir de l’Etat». Il n’est plus
question de séparation, mot sans doute lourdement chargé de sens
sur le plan historique et c’est la "Nation", notion
différente de celle de "République", qui "garantit
... ". C’est donc dans ce cadre que André Marie, alors
ministre de l’Education Nationale d’août 1951 à juin
1954, fait voter les lois dites Marie et Bérangé, dont
l’objectif est d’accorder une aide financière de
l’Etat aux établissements d’enseignement privés
puisque tous les enfants qui les fréquentent font évidemment
partie de la nation française.
Si
les lois constitutionnelles de 1875 ont vécu pendant soixante-dix ans,
la Constitution de 1946 a sombré au bout de douze ans. En effet, elle a
été prise dans une tenaille qui va la miner: sur le plan interne,
il y a eu les affres politiciennes et, sur le plan extérieur, il y a eu
la pression de la communauté internationale en faveur de
l’indépendance de l’Algérie. A la suite de cela,
vient la Constitution de 1958, mais dans sa rédaction originaire,
c’est-à-dire: jusqu’à 1971.
II.3.1.
Pourquoi avoir choisi la date de 1971 pour marquer la fin de cette
période et le début de la suivante? Pour les constitutionnalistes
français, elle est la première étape d’une sorte de
"révolution" concernant le Conseil constitutionnel
créé en 1958 et dont la montée en puissance
s’effectue à partir de la célèbre décision no
71-44 DC du 16 juillet 1971 «Loi complétant les dispositions
des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat
d’association»[10].
II.3.2.
La Constitution de 1958, précédée également
d’un préambule très court et mal écrit, proclame
«solennellement (l’attachement du peuple français) aux
droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale
tels qu’ils ont été définis par la Déclaration
de 1789, confirmée et complétée par le préambule de
la Constitution de 1946». L’article premier reprend le même
texte qu’en 1946 sur la République, en y ajoutant:
qu’«Elle assure l’égalité devant la loi de tous
les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle
respecte toutes les croyances». Quant à lui, l’article 34
précise que la loi détermine les principes fondamentaux de
l’enseignement. Ce dernier, plus large que l’"instruction",
devient une transmission de connaissances dans le cadre de la formation
initiale ou continue. Il revient donc au gouvernement d’organiser un
ensemble d’apprentissages diversifiés dans des institutions ou
établissements variés, publics ou privés.
Le
Premier Ministre, Michel Debré, s’attelle en personne au délicat
problème du financement des écoles privées et il prononce,
à l’Assemblée nationale, un discours très important[11]
le 23 octobre 1959: «… A côté de
l’éducation nationale et de l’enseignement public, dit-il,
il existe un enseignement privé… Je voudrais, pour bien me faire
comprendre, précise-t-il, évoquer un exemple récent.
Pendant les années d’occupation, s’exerçait sur
l’enseignement public un pouvoir arbitraire. Des lois contraires aussi
bien aux principes fondamentaux de la nation qu’au droit naturel des gens
ont chassé certains maîtres de l’enseignement public, ont
interdit, en droit ou en fait, l’accès des écoles publiques
à certains enfants. De nombreux maîtres, juifs ou
francs-maçons, pour gagner leur vie, de nombreuses familles
pourchassées, pour instruire leurs enfants, ont alors trouvé le
havre bienfaisant d’un enseignement extérieur à un
État provisoirement asservi». C’est la raison pour laquelle
il ajoute: «Je pense – je le dis tout net à certains qui
l’ont trop vite oublié – que ce qui a été fait
au cours de ces tristes années par quelques établissements
privés a donné à l’enseignement libre ses lettres de
noblesse républicaine». Mettant en forme juridique ce discours, la
loi du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’État et
les établissements d’enseignement privés a
été adoptée par 427 voix contre 71. Cette écrasante
majorité démontre que la "guerre scolaire" s’est
apaisée dans le cadre d’un consensus républicain, parce que
le principe de laïcité signifie aussi respect de la liberté
de l’enseignement et liberté de conscience individuelle, cette
dernière se déployant, un peu plus tard, au sein de
l’espace public représenté par l’école
publique.
II.3.3.
En 1977, tout recommence avec la loi
complémentaire à la loi du 31 décembre 1959
modifiée par la loi du 1er juin 1971 et relative à la
liberté de l’enseignement.
Avant sa promulgation, elle entraîne une saisine du Conseil
constitutionnel par les sénateurs. La décision
no 77-87 DC du 23 novembre 1977, courte comme c’était
l’habitude à l’époque, permet au Conseil
d’affermir sa jurisprudence en matière de droits de l’Homme.
L’on retient que, depuis la loi Debré du 31 décembre 1959
déjà citée, lorsqu’il s’agit d’établissements
d’enseignement privés sous contrat avec l’Etat[12],
il n’est pas interdit que ce dernier leur octroie une aide
financière. Le slogan scandé par les partisans de la
laïcité – «l’argent public à
l’école publique, l’argent privé à l’école
privée» – n’a pas sa place dans le droit
constitutionnel jurisprudentiel. Les fondements de cette décision
résident, d’une part, dans la liberté de
l’enseignement qualifiée de principe fondamental reconnu par une
loi de la République (loi de finances du 31 mars 1931, article 91) qui
a, lui-même, sa source dans l’ensemble des principes fondamentaux
reconnus par les lois de la République (ceux de la IIIe
République) inscrits dans le Préambule de la Constitution de 1946
auquel se réfère celui de 1958.
D’autre
part, la liberté de conscience, inscrite textuellement dans
l’article 10 de la Déclaration de 1789, auquel se
réfèrent aussi les préambules de 1946 et de 1958, est
aussi un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Il
en ressort que l’obligation imposée aux maîtres de respecter
le caractère propre de l’établissement privé, si
elle entraîne pour eux un devoir de réserve qui interdit les
manifestations d’appartenance notamment religieuse, ne peut pas
être interprétée comme permettant une atteinte à
leur liberté de conscience. La distinction entre liberté de
conscience et liberté de manifester ses convictions personnelles est
constitutionnellement établie. Ainsi, les maîtres de
l’enseignement privé, ne pouvant exprimer leurs convictions pour
respecter le caractère propre de l’établissement, doivent
être neutres, ce qui est, depuis longtemps, le propre du statut de la
fonction publique.
Cette
séparation à l’intérieur de la liberté, qui
peut paraître ambiguë, est sans doute le moyen de parvenir à
la paix sociale. Cependant, elle a un coût pour la laïcité
dans l’Etat républicain: il est désormais acquis que
l’enseignement peut être soit public, soit privé, ce dernier
ayant reçu ses lettres de noblesse républicaine, sans être
laïque, depuis la loi de 1959. Et encore, la liberté de
l’enseignement étant constitutionnalisée,
rétroactivement, les établissements d’enseignement
privés sous contrat avec l’Etat sont constitutionnalisés
aussi. Le Conseil ouvre ainsi un interstice – qui va devenir immense: il
élève au rang constitutionnel des droits de nature
libérale. Donc la société civile, lieu des libertés
individuelles, se déploie dans l’espace républicain
laïque représenté par les écoles publiques.
D’ailleurs, à la suite des évènements de 1968,
apparaissent les "droits des élèves" qui les
autoriseront à manifester leurs convictions, pas seulement religieuses,
dans de tels établissements, sous réserve de respecter certains
devoirs. A l’égard des élèves et de leurs parents,
il y a en quelque sorte reconnexion entre liberté de conscience (for intérieur)
et liberté d’expression des convictions (extériorisation)
dans ces écoles.
Finalement,
d’une part, le principe de laïcité est réduit au
principe de neutralité qui s’applique seulement aux agents publics
et, d’autre part, l’Etat républicain est désormais
confronté à toutes les prérogatives personnelles, y
compris en son sein. A l’égard des agents, c’est ce que
confirme le Conseil d’Etat dans son avis contentieux de mai 2000. Il y
est considéré que, si les agents du service de
l’enseignement public bénéficient comme tous les autres
agents publics de la liberté de conscience qui interdit toute
discrimination qui serait fondée sur la religion dans
l’accès aux fonctions, comme dans le déroulement de la
carrière, le principe de laïcité leur interdit de disposer
du droit de manifester leurs croyances religieuses dans le cadre du service
public[13].
Dans
ce titre et contrairement aux deux précédents, le qualificatif
"français" a disparu, puisque, le droit interne
s’ouvrant au droit européen, il y a interférence sur le
caractère strictement national de
la-laïcité-à-la-française. Ensuite, pour
l’analyse, il y a toujours trois temps, mais à
l’intérieur desquels le droit constitutionnel jurisprudentiel, le
droit administratif jurisprudentiel antérieur historiquement au
précédent et le droit jurisprudentiel européen, plus
récent que ce dernier, s’entrecroisent.
Sur
le terrain de l’école, on l’a déjà
remarqué, le débat sur le principe resurgit de manière
très vive en 1989 à propos de jeunes filles portant un foulard
islamique dans un collège public. L’avis du Conseil d’Etat
du 27 novembre 1989 établit alors le droit[14]
dans une certaine confusion[15],
notamment en ce qui concerne la définition d’un signe dont le
«caractère (est) ostentatoire». Cet adjectif démontre
la volonté de montrer, de faire parade ou de réclamer quelque
chose qui appartient à soi-même et dont on est privé.
Près de quinze ans après, le 17 décembre 2003, Jacques
Chirac, Président de la République, prononce un discours sur sa
définition de la laïcité républicaine: «La laïcité
est inscrite dans nos traditions. Elle est au cœur de notre
identité républicaine. Il ne s’agit aujourd’hui ni de
la refonder, ni d’en modifier les frontières. Il s’agit de
la faire vivre en restant fidèle aux équilibres que nous avons su
inventer et aux valeurs de la République ...». Et il ajoute: ce
principe est «un pilier de notre Constitution. Il exprime notre
volonté de vivre ensemble dans le respect, le dialogue et la
tolérance… Les signes discrets, par exemple une croix, une
étoile de David, ou une main de Fatima, resteront naturellement possibles.
En revanche, les signes ostensibles, c’est-à-dire ceux dont le
port conduit à se faire remarquer et reconnaître
immédiatement à travers eux son appartenance religieuse, ne
sauraient être admis. Ceux-là – le voile islamique, quel que
soit le nom qu’on lui donne, la Kippa ou une croix manifestement de
dimension excessive – n’ont pas leur place dans les enceintes des
écoles publiques. L’école publique restera laïque
…»[16].
Oui. Cependant, le chef de l’Etat ne cite jamais la loi de 1905 et admet
solennellement, d’une part, que les élèves puissent
manifester leurs convictions religieuses, à condition que leurs
signalements soient discrets. D’autre part, en revanche, seuls ceux qui
ont des caractères objectifs: visibles ou "ostensibles" et de
grande taille, donc, permettent à autrui de reconnaître une
appartenance religieuse, sans qu’il y ait un caractère
forcément subjectif ou "ostentatoire" de la part de
l’élève qui les porte dans l’école
laïque. Cette liberté de manifestation religieuse sous condition
est donc plus restreinte que tous les autres droits des élèves,
au nom sans doute de la séparation entre l’Etat et les Eglises. En
effet, les autres droits d’expression ont été
déjà affirmés par la loi du 10 juillet 1989 et par le
décret du 18 février 1991 relatif aux droits et obligations des
élèves dans les établissements publics locaux
d’enseignement du second degré.
A la
suite de ce discours, la loi, adoptée par 494 députés
contre 36 à l’Assemblée nationale et par 277
sénateurs contre 20, n’a bien sûr pas été
déférée au Conseil constitutionnel, puisqu’il y a eu
à nouveau un consensus républicain. Il s’agit sans doute
d’une occasion manquée pour savoir comment cette institution
aurait fondé sa décision, et en conséquence, défini
les signes ou tenues qui «manifestent ostensiblement» une appartenance
religieuse puisque, contrairement aux propos de Jacques Chirac, l’on
retrouve dans ces deux termes l’idée plus restreinte de
revendication volontaire contenue dans l’avis du Conseil d’Etat de
1989. Ceci aurait aussi permis de mettre en relation la liberté
religieuse avec, d’un côté, celle reconnue aux
élèves de manifester d’autres convictions et, d’un
autre côté, la laïcité républicaine.
Après
2004, on croyait le débat à nouveau apaisé, ce qui
n’a pas été le cas justement sur la laïcité.
III.2.1.
A ce propos, le Conseil d’Etat déploie une activité
particulièrement intense. Coïncidence de date aidant, il publie son
«Rapport d’activité» en mars 2004 qui comporte une
seconde partie intitulée: «Considérations
générales - Un siècle de laïcité»[17].
Faisant le point sur le développement du "concept de
laïcité" et ses différents aspects, les conseillers
estiment que sa richesse «est source d’interprétations
très diverses et parfois excessives. Pour les uns, la
laïcité est synonyme d’éviction du religieux, et
même plus largement du spirituel, et conduit à leur
négation, sauf à laisser place à une religiosité de
substitution, celle du groupe d’appartenance. D’autres concluent
à l’existence, entre croyants et non croyants, d’un tronc
commun de convictions humanistes auxquelles tous adhéreraient, ou
devraient adhérer. D’autres encore font de la laïcité
une sorte de corpus philosophique singulier, le cas
échéant concurrent de corpus religieux …»[18].
III.2.2.
Cette approche, est-il écrit dans le rapport, est convergente en Europe
«nourrie de valeurs fondamentales communes consacrées par la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des
libertés fondamentales. La liberté religieuse, fondement des
rapports entre les Eglises et l’État, suppose une
neutralité de principe de l’État, mais autorise son
intervention si celle-ci poursuit un but légitime et
s’avère nécessaire dans une société
démocratique. Les deux principes qu’implique la liberté
religieuse, égalité des cultes et respect du pluralisme
religieux, se retrouvent dans chaque État, avec une application
concrète plus ou moins affirmée. Un corps commun se dessine, sous
l’effet des jurisprudences nationales et européennes et des
pratiques administratives: liberté de croire ou de ne pas croire, droit
de changer de religion, pluralisme des croyances, libre exercice du culte sous
réserve de l’ordre public. Quels que soient les régimes,
séparation pure et simple ou maintien de liens particuliers avec
certaines confessions accompagné d’une ouverture aux autres
religions, la liberté de conscience et de religion est assurée
…[19]».
Point n’est besoin de s’arrêter longtemps sur ces phrases,
sauf pour remarquer que, après le Conseil d’Etat, le Conseil
constitutionnel va fonder, au plus haut de la hiérarchie
française de normes, cette interprétation qui donne, dans le
droit national, la part belle au droit européen supranational et aux
"valeurs communes".
III.2.3.
C’est dans cet esprit que la section du contentieux du Conseil
d’Etat va mettre en pratique le rapport en rendant quatre arrêts
importants le 9 novembre 2007, Rémi Keller étant commissaire du
gouvernement. Ils vont permettre de résoudre les questions
laissées en suspend en ce qui concerne les fondements. Les juges du
Palais Royal visent, d’abord, la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et,
ensuite, la loi de 2004 insérée dans le code de l’Education
dans l’article L 141-5-1. Une conséquence peut en être
tirée quant à la définition du principe de
laïcité dans l’école publique: d’une part, elle
trouve sa source dans une hiérarchie des normes dans laquelle la
Convention occupe la première place, notamment son article 9
intégralement reproduit, la loi française venant en second.
D’autre part, la liste des signes ou tenues ostensibles se
précise: à côté du "voile islamique", de
la "kippa" et de la "grande croix" (qui avaient
été cités par Jacques Chirac dans son discours de 2003),
le "keshi" ou sous-turban sikh, pourtant plus petit que le grand
turban (arrêts numéros 285394, 285395 et 285396) et le
carré de tissu de type bandana couvrant la chevelure (arrêt
numéro 295671).
Enfin
et surtout, s’ils sont tels, c’est parce que les
élèves qui les portent manifestent publiquement leur
volonté réitérée d’affirmer leur appartenance
religieuse et ne peuvent arguer que ces signes ou tenues ne portent pas atteinte
à leur liberté de conscience. En quelque sorte, influencé
par le droit européen, il y a nettement glissement dans ce raisonnement
qui plante un nouveau décor juridique: il se situe nettement du
côté des élèves qui se voient reconnaître leur
liberté de publiciser leur vie privée à condition
d’être discrets, dans un espace pourtant en principe laïque.
La liberté des élèves ne relève que de leur libre
arbitre, puisque les signes ostensibles, portés avec l’intention
de se faire remarquer, sont révélateurs de leur volonté de
démontrer leur appartenance religieuse.
Chemin
faisant, en droit français, le temps du Conseil constitutionnel arrive
lorsque, à partir de 2004, il va se pencher, à son tour, sur la
laïcité. Il s’agit du contrôle de conformité
à la Constitution française du Traité de l’Union
européenne dont l’objectif est de donner à cette
dernière une Constitution. Ceci permet de s’interroger sur
l’ampleur de l’impact du droit supranational, notamment
jurisprudentiel, qui se développe fortement dans le cadre de l’interprétation
de la Cour de Strasbourg chargée d’appliquer la Convention de
sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
Par où l’on constate que, globalement, c’est bien le temps
des juges qui est arrivé, tout comme celui de la laïcité,
telle que, désormais, ils l’entendent.
III.3.1.
Le premier temps concerne la très importante décision no 2004-505
DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution
pour l’Europe, dans laquelle seuls sont choisis les arguments qui
soutiennent la démonstration entreprise. Le Conseil constitutionnel
avait été appelé par Jacques Chirac, Président de
la République, qui l’avait saisi conformément à
l’article 54 de la Constitution, à apprécier la
conformité à la Constitution de la "Charte des droits
fondamentaux de l’Union" qui constitue la deuxième partie du
traité soumis à son examen[20].
Et l’on va voir que le raisonnement se déroule dans les
considérants 15, 16 et 18. Le premier permet au Conseil de
détacher la Charte (Titre II du traité) des autres dispositions
relatives aux "compétences" qui, seules, estime-t-il, ont
été transférées à l’Union par la
volonté des Etats. Cette déchirure intellectuelle qu’il
motive, lui permet de distinguer des "droits" directement invocables
devant les juridictions, des "principes" qui, n’étant
que des "objectifs", ne peuvent l’être qu’à
l’encontre des actes de portée générale autorisant
leur mise en œuvre. Notamment, tel est le cas du «droit
d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux
services sociaux», du «droit de travailler», du «droit
des personnes âgées à mener une vie digne et
indépendante et à participer à la vie sociale et
culturelle», du «principe du développement durable» et
du «niveau élevé de protection des consommateurs».
Une courte remarque s’impose au passage. Contrairement au principe
d’indivisibilité des droits de l’Homme, le Conseil rappelle
la théorie classique de la division entre les droits de l’Homme:
les droits/libertés directement invocables et, d’autre part, des
droits ou des principes économiques et sociaux qui ne peuvent
l’être qu’à travers l’écran de la loi
interne. Ce faisant, le Conseil se rallie à l’idée
traditionnelle de deux catégories cloisonnées de droits de
l’Homme sur le plan de leur applicabilité.
S’attachant
donc à la catégorie des droits/libertés, le
considérant 16 précise qu’ils ne peuvent être
interprétés qu’en harmonie avec les traditions nationales
des Etats-membres, ce conformément au paragraphe 4 de l’article
II-112 du Traité en cause. Le Conseil fait cependant une analyse
très ambiguë concernant les droits/libertés/collectifs qui,
en étant reconnus à des groupes ou à des minorités,
heurtent pourtant la laïcité de plein fouet. En effet, selon la
Constitution française, au nom du principe d’égalité,
il est interdit de discriminer les citoyens en raison de ce qu’ils
pourraient appartenir à «quelque groupe que ce soit, défini
par une communauté d’origine, de culture, de langue[21]
ou de croyance». Ceci aurait dû le conduire à
déclarer ces dispositions de la Charte inconstitutionnelles, ce que le
Conseil ne fait pas. A cet égard, comme le souligne Bertrand Mathieu[22],
en s’interrogeant sur la portée de cette absence, il n’est
pas sûr que la jurisprudence européenne, qui n’est pas
figée, «assurera toujours la protection des exigences
constitutionnelles nationales fondamentales». L’auteur ajoute: la
«nature même du contrôle de constitutionnalité des
traités… entraîne l’interdiction de voir (leur)
conformité à la Constitution remise en question». Enfin,
écrit-il, à «supposer que la jurisprudence de la Cour de
Luxembourg impose à la France de reconnaître des droits à
des minorités ethniques, religieuses ou sexuelles, ou que la Cour de
Strasbourg retienne une conception plus libérale du droit de
manifestation de sa foi religieuse, le Conseil restera-t-il impuissant à
l’occasion du contrôle de constitutionnalité d’une loi
mettant en œuvre le droit européen, tel
qu’interprété par les juges européens qui
violeraient les principes constitutionnels nationaux?». Même si la
Constitution européenne n’existe pas puisque le Traité
n’a pas été approuvé, cette question est toujours
d’actualité.
Sur
la laïcité, le considérant 18 prend appui sur les
explications du præsidium de la
Convention qui a élaboré la Charte et qui permettent d’en
guider l’interprétation par les juridictions de l’Union et
des Etats-membres. Après avoir rappelé l’article 9 de la
Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés
fondamentales, le Conseil indique que, dans la jurisprudence de la Cour de
Strasbourg, cet article «se trouve sujet aux mêmes restrictions,
tenant notamment à la sécurité publique, à la
protection de l’ordre, de la santé et de la morale publics, ainsi
qu’à la protection des droits et libertés
d’autrui». Et, l’article en question «a
été constamment appliqué par la Cour européenne des
droits de l’Homme en harmonie avec la tradition constitutionnelle de
chaque Etat-membre; que la Cour a ainsi pris acte de la valeur du principe de
laïcité reconnu par plusieurs traditions constitutionnelles
nationales et qu’elle laisse aux Etats une large marge
d’appréciation pour définir les mesures les plus
appropriées, compte tenu de leurs traditions nationales, afin de
concilier la liberté de culte avec le principe de
laïcité».
Dans
cette décision, le Conseil, dans ses considérants relatifs
à toute la Charte des droits fondamentaux de l’Union (14 à
21) aurait pu aussi se référer à l’article II-74,
alinéa 3 rédigé de cette manière: «La
liberté de créer des établissements d’enseignement
dans le respect des principes démocratiques, ainsi que le droit des
parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de
leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses,
philosophiques et pédagogiques, sont respectés selon les lois
nationales qui en régissent l’exercice». Sans doute, cette
disposition est la suite de l’article I-2 qui détaille les
"valeurs" sur lesquelles sont fondées l’Union,
c’est-à-dire: «la dignité de la personne humaine, la
liberté, la démocratie, l’égalité,
l’Etat de droit, le respect des droits de l’Homme, y compris des
droits des personnes appartenant à des minorités …».
Et aussi, à la suite de l’article I-6 qui signifie aux
Etats-membres que le droit adopté par l’Union dans
l’exercice des compétences qui lui sont attribuées,
"prime" le droit des Etats-membres. Sur ce problème, ce sont
les considérants 1 à 13 qui n’admettent pas qu’il y
ait une hiérarchie entre les principes communs qui pourraient être
premiers et les principes nationaux qui deviendraient seconds. Or, à
regarder de près l’article II-74-3, il ne s’agit pas pour
les lois nationales de poser des principes mais, plus modestement, de les
organiser. A son tour, le Traité aurait pu ouvrir – en attente
– un interstice qui aurait pu devenir immense concernant un destin difficile
pour la laïcité.
Surtout,
il faut noter que le Conseil se satisfait, pour motiver sa décision, des
explications fournies par la Convention sur l’avenir de l’Europe
présidée par Valéry Giscard d’Estaing qui, en tant
qu’organe politique, est encore moins figée que la jurisprudence.
C’est ainsi, qu’après les "non" français et
hollandais, l’on n’entend plus parler de Traité
européen constitutionnel. D’ailleurs, était-il nécessaire?
Symboliquement, la réponse est positive, parce que l’Union
européenne, si elle n’est pas un Etat, se dotait à
l’époque d’une Constitution qui, juridiquement, fondait son
état de/du droit, ainsi que celui de ses citoyens coupés de leur
nationalité d’origine dans l’espace européen.
Cependant, substantiellement, n’est-ce pas le Traité de Maastricht
de 1992 et le Traité d’Amsterdam de 1997 qui ont constitué
l’Union en complétant la citoyenneté nationale au nom de la
"liberté", de la "sécurité" et de la
"justice"? Ces trois mots, qui peuvent être inscrits au fronton
de l’état de/du droit de cette union, remplacent la
"liberté" l’"égalité" et la
"fraternité" françaises. Cette décision semble
déboucher sur une conclusion: la France a été, est et
restera laïque. Est-ce si sûr?
III.3.2.
Une réponse va être donné dans la décision no 2009-591
du 22 octobre 2009, Loi tendant à garantir la parité de
financement entre les écoles élémentaires publiques et
privées sous contrat d’association lorsqu’elles accueillent
des élèves scolarisés hors de leur commune de
résidence. L’argumentation porte sur le principe
constitutionnel de laïcité en concluant, en quelque sorte, la
jurisprudence antérieure sur les fondements et leur portée dans
le cadre du financement lié au fonctionnement des établissements
privés sous contrat d’association, notamment dans les deux
considérants suivants:
«5.
Considérant que, d’une part, aux termes de l’article 1er de
la Constitution: “La France est une République indivisible,
laïque, démocratique et sociale. Elle assure
l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction
d’origine, de race ou de religion...”;
qu’aux termes du treizième alinéa du Préambule de la
Constitution de 1946 confirmé par celui de la Constitution de 1958:
“L’organisation de l’enseignement public gratuit et
laïque à tous les degrés est un devoir de
l’État”; que, d’autre
part, la liberté de l’enseignement constitue l’un des
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
6.
Considérant qu’il résulte des règles ou principes
à valeur constitutionnelle ci-dessus rappelés que le principe de
laïcité ne fait pas obstacle à la possibilité pour le
législateur de prévoir, sous réserve de fonder son
appréciation sur des critères objectifs et rationnels, la
participation des collectivités publiques au financement du
fonctionnement des établissements d’enseignement privés
sous contrat d’association selon la nature et l’importance de leur
contribution à l’accomplissement de missions d’enseignement;
que les dispositions examinées ne méconnaissent pas ces
exigences; que, dès lors, le grief invoqué doit être
rejeté».
III.3.3.
Au cours de l’année 2009, les débats sont
particulièrement intenses à propos de la burqa qui est
portée par certaines musulmanes, mais cette fois-ci dans l’espace
public tout entier entendu comme lieu de relations avec les autres. Ouvrant une
boîte de pandore, les controverses entraînent à
s’interroger sur plusieurs éléments: quel fondement
retenir? Comment peut-on définir l’étendue de
l’espace public? Est-ce que le port de cette seule tenue peut justifier
une loi d’interdiction? Cette interdiction doit-elle être
générale ou partielle? Et, quelles sanctions et pour qui? En
préliminaire, il convient de remarquer que ce sont les arguments
juridiques qui occupent les esprits, aussi bien du côté des
politiques (qui ont aussi des arrière-pensées politiques) et,
bien sûr, que de celui des juristes (qui n’en sont pas
dépourvus non plus). Le débat s’est déroulé
en trois temps, en attendant probablement un quatrième et en
n’oubliant pas que le cinquième a déjà
été orchestré par la Cour de Strasbourg.
III.3.3.1. Dans le cadre du premier, le
23 juin 2009, la conférence des présidents de
l’Assemblée nationale crée la «Mission
d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le
territoire national», présidée par André Gerin (PCF),
avec Eric Raoult (UMP) comme rapporteur. Entre autres personnes[23],
elle a auditionné cinq juristes publicistes[24]
en les priant d’invoquer les fondements qui justifieraient une loi
d’interdiction générale de la burqa. Malgré
des différences, les propos tenus autorisent à tirer les
conclusions suivantes: pour savoir ce qu’est le droit français, il
faut se référer aux instruments internationaux ou
régionaux et aux jurisprudences qui en découlent; le refus de considérer
la laïcité comme seul motif de l’interdiction, parce
qu’elle est une obligation pour l’Etat laïque, à moins
de la combiner avec l’ordre public; ce dernier pourrait donc être
la base la plus sûre de l’interdiction; celle-ci peut être
soit ponctuelle, soit générale.
Force
est de constater aussi que la variété des raisonnements ne
débouche pas, pour le législateur, sur une solution simple.
C’est sans doute la raison qui a conduit la Mission, dont les travaux ont
été remis au président de l’Assemblée
nationale le 26 janvier 2010 [25],
à conclure: «A ce stade du débat dans notre pays, la
mission ne peut que constater que, tant en son sein que parmi les formations
politiques représentées au Parlement, il n’existe pas - en
tout cas pour l’heure - d’unanimité pour l’adoption
d’une loi d’interdiction générale et absolue du voile
intégral dans l’espace public. Une grande partie des membres de la
mission est favorable à une loi interdisant le voile intégral,
comme tout vêtement masquant entièrement le visage dans l’espace
public, sur le fondement de la notion d’ordre public».
III.3.3.2.
Commence alors le deuxième temps du débat. François
Fillon, Premier Ministre, demande au Conseil d’Etat de faire une
«étude sur les possibilités juridiques d’interdiction
du voile intégral», dont le rapport a été
adopté, le 25 mars 2010, en assemblée plénière.
Chargé de faire le point sur l’état du droit actuellement
existant[26],
cette institution démontre, d’une part, qu’une interdiction
générale du port du voile en tant que tel serait très
fragile juridiquement et conclut, d’autre part, qu’une loi pourrait
prévoir l’«obligation de maintenir son visage à
découvert» dans certains lieux ouverts au public, lorsque les
circonstances ou la nature des lieux le justifient, au nom de l’ordre
public[27].
Dans
les pages 17 et 18 de l’étude, il est estimé que
l’interdiction du voile intégral en tant que tel mettrait en cause
plusieurs droits/libertés/individuels fondamentaux tant français
qu’européens et que c’est, en conséquence, la raison
pour laquelle le principe de laïcité, comme fondement de
l’interdiction de cette seule tenue dans tout l’espace public, ne
peut être invoqué qu’avec précaution, la porte
n’est donc pas totalement fermée pour le législateur
à condition que, conformément à sa nature, il prenne des
risques politiques. Et il est ajouté que, si l’on peut
considérer que pour certaines femmes musulmanes le port de ce voile a
une connotation religieuse, la mission d’information parlementaire a
conclu qu’il n’y avait pas consensus sur ce point. Ceci
démontre bien que la coexistence de deux transcendances de type vertical
– celle de la religion et celle de l’Etat - réveille encore
des passions en France. L’étude, qui s’appuie sur le rapport
public déjà cité de 2004, déduit que le principe de
laïcité, à lui seul, parce qu’il ne concerne que la
chose publique en République, n’a rien à voir avec la
société civile et les libertés qui s’y
épanouissent. Or, comme on l’a vu, cette affirmation n’est
pas strictement exacte dans le cas de l’école publique.
III.3.3.3. A la suite du rapport de la
mission parlementaire et de l’étude du Conseil d’Etat,
l’Assemblée nationale fait son entrée en scène dans
le troisième temps. Le 11 juin 2010, elle adopte une résolution
(acte non contraignant, mais fort sur le plan symbolique en politique) qui,
s’appuyant non sur le principe de laïcité mais sur celui de
dignité, estime qu’il est «nécessaire que tous les
moyens utiles soient mis en œuvre pour assurer la protection effective des
femmes qui auraient subi des violences ou des pressions, et notamment auraient
été contraintes de porter un voile intégral contre leur
gré». Dans ce cadre, la femme est seulement victime, ce qui permet
de prévoir, parmi les moyens, des sanctions à l’encontre de
la personne qui lui ordonne de porter la burqa.
Après
ce vote, un conseil des ministres s’est tenu le 19 mai 2010 au cours
duquel le ministre d’Etat, garde des sceaux, ministre de la justice et
des libertés, a présenté un «projet de loi
interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public». Ce
texte a été naturellement transmis à
l’Assemblée nationale pour discussion avant adoption. Enfin, le 13
juillet 2010, le projet, modifié après débats
parlementaires, est adopté en première lecture par
l’Assemblée nationale réunie en session extraordinaire
depuis le 1er juillet, selon un décompte des voix particulier: 355 voix pour, parmi lesquelles celles de 20
députés de gauche. En revanche, la quasi-totalité du PS,
du PCF et des Verts n’a pas pris part au vote. Alors, comment expliquer
ce revirement de l’opposition qui, largement, avait contribué
à l’adoption de la résolution un mois plus tôt? Selon
Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste, radical, citoyen et
divers gauche, l’interdiction générale dans tout
l’espace public comporte deux risques, estime-t-il: l’un est
politique et l’autre est juridique, ce dernier ayant été
démontré par le Conseil d’Etat à propos d’une
interdiction générale.
Par
certains aspects, le projet voté en première lecture par la
chambre basse[28]
diffère des propositions du Conseil d’Etat et, par d’autres
aspects, il s’en inspire. Alors que celui-ci proposait
d’«obliger des personnes …» – ce qui renvoie
à la responsabilité – des personnes à
découvrir leur visage, celui-là «interdit la dissimulation
du visage …» – ce qui implique l’idée
d’une punition que l’on fait subir à quelqu’un.
Au-delà, la burqa n’est pas la seule visée,
puisqu’elle est, en quelque sorte, enrobée dans "toute
tenue", ce qui réduit sa spécificité
particulière; contre la résolution parlementaire qui met l’accent
sur la dignité de la personne humaine et la violence ainsi faite aux
femmes, l’idée d’ordre public est reprise, entraînant
des sanctions pénales pour elles et aussi pour la personne qui contraint
ces dernières; mais, contre l’étude du Conseil
d’Etat, l’applicabilité de l’interdiction
s’étend à tout le territoire national sans exception. En
effet, le port du voile intégral n’a-t-il pas aussi une
connotation politique, c’est-à-dire: s’opposer à la
société occidentale en général et, en particulier,
à la société française? Surtout lorsque ce sont des
femmes françaises qui, revêtues volontairement d’une burqa,
peuvent instrumentaliser la religion afin de déboucher sur un
communautarisme, tout comme d’ailleurs les personnes qui les y obligent.
De plus, si ces femmes ont été scolarisées dans des
établissements d’enseignement public, ce vêtement est aussi
un échec de l’instruction laïque dans l’école
publique, tout comme le sont les signes ostentatoires. Tout cela justifie, si
ce n’est une interdiction, au moins un "encadrement" –
c’est le mot utilisé dans l’intitulé de la loi de
2004 qui se réfère au principe de laïcité –
général sur l’ensemble du territoire de la République
française, y compris sur les territoires les plus autonomes. Par
ailleurs, il ne faut pas oublier que la France est engagée en
Afghanistan et que la guerre a aussi, dit-on, pour finalité de lutter
contre une autre sorte de voile intégral qui, lui, cache le regard des
femmes.
Peu
relevé par les commentateurs de l’étude du Conseil
d’Etat, il y a également un autre argument en faveur de ce type
d’encadrement. Quand à son tour, l’on espère, comme
lui, que les objectifs qu’elle vise doivent permettre d’assurer la
plus grande sécurité juridique, la plus grande visibilité
des dispositifs envisagés, donc leur plus grande simplicité, afin
de les rendre plus effectifs, il n’est pas sûr du tout que ses
propositions soient efficaces, simples, visibles, et, au bout du compte,
permettent la plus grande sécurité! Dans une société
de plus en plus urbanisée et, si la liste des lieux publics où
l’interdiction se déploie n’est pas close, dans quels autres
lieux également publics pourra-t-on ne pas avoir l’obligation de
découvrir son visage? Cela donne évidemment des arguments
à ceux qui estiment que la loi en préparation enfermera aussi ces
femmes dans leur domicile privé. Cependant, il ne faut pas oublier que,
même chez elles, elles sont protégées du regard des autres
qui ne seraient pas considérés comme de "bons" musulmans
et, a fortiori, du regard de ceux qui sont "impurs". Mais, en
fonction de la protection du domicile en tant qu’élément de
la vie privée bien garantie en France, l’on ne peut
règlementer juridiquement le port des tenues qui couvrent le visage que
dans les lieux publics.
Ce
projet a été transmis à la présidence du
Sénat le même jour où il a été adopté
par les députés, continuant ainsi l’aventure du projet de
loi et tout ce qu’il charrie comme débats sur ses fondements, la
nature du vêtement retenu, la définition de l’ordre public,
l’extension de l’applicabilité de la loi à tout le
territoire…
III.3.3.4. D’ailleurs, avant que
la loi soit promulguée, les présidents de
l’Assemblée nationale et du Sénat ont saisi le Conseil
constitutionnel qui a rendu, le 7 octobre 2010, la décision no 2010-613
DC, «Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace
public». Pour
la fonder, il ne s’est référé ni à la
liberté d’expression (art. 11/1789), ni au respect de la vie
privée (art. 2/1789), ni à la sauvegarde de la dignité de
la personne humaine (1er alinéa du préambule de la Constitution
de 1946), ni au principe de laïcité (art. 1er de la Constitution de
1958). En revanche, il s’appuie sur les articles suivants: 4/1789 (les
bornes de la liberté doivent être déterminées par la
loi), 5/1789 (la loi n’a le droit que de défendre les actions
nuisibles à la société) et 10/1789 (liberté
religieuse), l’alinéa 3 du préambule de la Constitution de
1946 (la femme a des droits égaux à ceux de l’homme) et
l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public
(entendu au sens matériel), rappelé par l’article 10
précité. La loi est déclarée conforme à la
Constitution sous la réserve que l’interdiction de dissimuler son
visage ne restreigne pas la liberté religieuse dans les lieux de culte
ouverts au public. Déjà, dans son étude plusieurs fois
citée, le Conseil d’Etat avait souligné cette
difficulté constitutionnelle et conventionnelle: «Le public qui
pénètre dans les lieux de culte ne peut exiger des fidèles
qu’ils se plient à une mesure conçue comme une garantie de
cohésion sociale dans l’espace public… En revanche, cette
exception ne vaudrait pas pour les abords des lieux de culte, qui
relèvent de l’espace public et peuvent être
fréquentés par toute personne, indépendamment de la
présence du lieu de culte». Après sa promulgation[29]
et après un délai de six mois, dans le cadre de la question
prioritaire de constitutionnalité transmise, dans le temps 2, ce sera
sans doute au tour de la Cour de Cassation ou du Conseil d’Etat. Tout en
sachant que lorsqu’il y aura interprétation des faits, au cas par
cas, les juges nationaux ordinaires auront effectué, ce qu’ils
font depuis longtemps déjà, un contrôle de
conventionalité internationale et notamment européenne des lois,
puisqu’ils sont chargés d’appliquer ces dernières. En
attendant aussi peut-être, dans le temps 3, la Cour européenne des
Droits de l’Homme qui pourrait être amenée à statuer
sur ce même problème. Ce qui pourrait avoir des
conséquences rétroactives sur le droit national, tant
législatif que jurisprudentiel.
III.3.3.5. L’évolution du
droit européen supranational sur la laïcité démontre
que l’ambiguïté est de mise. Tel est le cas du refus,
fortement contesté en France, de l’inscrire dans le projet de Constitution
européenne. Bien que cet instrument ne soit pas en vigueur, presque au
même moment où, en France, était rendue la décision
constitutionnelle de 2004 sur le traité constitutionnel qui le concerne,
le "coup" qui lui a été porté allait venir du
côté du second arrêt "Leyla Sahin c. Turquie". Le
premier a été adopté à l’unanimité par
la Chambre de la Cour de Strasbourg le 29 juin 2004 et le second (no 44774/98)
a été rendu, le 10 novembre 2005 [30],
par sa Grande Chambre dont la décision, seule, fait autorité.
De
quoi s’agissait-il en fait? Une jeune fille turque avait
été interdite d’entrer à l’université
parce qu’elle portait un foulard islamique. Leyla Sahin avait
estimé que cette interdiction, prise par le recteur de cet
établissement, constituait une ingérence de l’Etat dans ses
droits fondamentaux prévus dans l’article 9 de la Convention,
ainsi que, parmi d’autres, dans son droit à l’instruction
prévu par l’article 2 du protocole no 1 annexé à la
Convention européenne des Droits de l’Homme. Dans son premier
arrêt, la Cour a considéré que la liberté de croyance,
nécessaire dans une société démocratique, est
fondée sur «deux principes qui se
renforcent et se complètent mutuellement: l’égalité
et la laïcité» et a considéré aussi que
l’article 2 du document additionnel «ne pose aucune question distincte,
les circonstances pertinentes étant les mêmes que pour
l’article 9». En conséquence, le recteur pouvait
légitimement interdire à cette étudiante d’entrer
dans les locaux universitaires. La Grande Chambre ayant été
saisie, sa position était très attendue, notamment en France. En
effet, la Turquie, qui demande depuis longtemps son adhésion à
l’Union européenne, deviendrait ainsi le second principal pays de
cette union à avoir une Constitution laïque, mais qui pose problème
lorsqu’elle est confrontée à la liberté de
manifester sa religion.
L’ambiance générale qui se dégage des motivations de l’arrêt rendu par la Grande Chambre est en partie autre. Bien que se référant à l’arrêt rendu par la Chambre et après avoir pris en compte la situation particulière de la Turquie qui est aussi musulmane, elle en a tiré deux conséquences: d’une part, elle a estimé que, dans ce pays, plusieurs valeurs existent: celles «de pluralisme, de respect des droits d’autrui et, en particulier, d’égalité des hommes et des femmes devant la loi, (qui) sont enseignées et appliquées dans la pratique». Cependant, d’autre part, elle a considéré aussi que «l’on peut comprendre que les autorités compétentes aient voulu préserver le caractère laïque de leur établissement et ainsi considéré comme contraire à ces valeurs d’accepter le port de tenues religieuses …». En premier lieu, il convient de remarquer que la liberté de conscience et de religion est fondée sur ces "valeurs" différentes, comme on l’a remarqué, des principes. En second lieu, c’est dans le cas particulier de la Turquie que la Cour «peut comprendre», ce qui évoque plus une possibilité qu’une probabilité. Une conséquence peut en être tirée. En cette affaire, il s’agit plutôt d’un épilogue en mode mineur pour le principe de laïcité, ce au nom des "valeurs" de la démocratie libérale qui repose sur le principe de tolérance.
A contrario, dans deux arrêts
«Belgin Dogru c. France» (no 27058/05) et «Esma-Nur Kervanci
c. France» (no 31645/04) rendus le 4 décembre 2008, la Chambre de
la Cour européenne adopte une position plus favorable au principe de
laïcité. A l’origine, les faits remontaient à
1998-1999 et concernaient ces deux jeunes filles, âgées de 11 et
12 ans, élèves de 6e dans un collège public et qui avaient
refusé d’enlever, dans le cadre du seul cours
d’éducation physique, les foulards qu’elles portaient pour
raison religieuse. Après des tentatives de conciliation, elles avaient
été exclues pour défaut d’assiduité par le
conseil de discipline en février 1999, décision confirmée
par arrêté du recteur après avis de la commission
académique d’appel en mars 1999. Leurs familles ayant toujours
été déboutées dans le cadre des recours internes,
les jeunes filles, devenues majeures, ont alors saisi personnellement la Cour
de Strasbourg, respectivement le 22 juillet 2004 et le 22 juillet 2005. Elles
ont allégué la violation de leurs droits à la
liberté religieuse et à l’instruction et ont
été encore déboutées. La Chambre a en effet
considéré que l’article 9 de la Convention n’a pas
été violé, l’ingérence litigieuse (de
l’Etat) dans le droit de manifester ses opinions religieuses est
justifiée par le principe de laïcité, et
proportionnée à l’objectif visé et qu’il
n’y a pas lieu d’examiner le grief de violation du droit à
l’instruction, les circonstances pertinentes étant les mêmes
que pour l’article 9.
Pour
parvenir à cette décision, l’exclusion contestée
remontant à 1999, l’arrêt ne pouvait s’appuyer sur la
loi du 15 mars 2004 encadrant le port ostensible de signes religieux à
l’école. Les jugent présentent la laïcité comme
«un concept autour duquel la République française
s’est construite» qui trouve ses fondements dans «la
véritable clé de voûte (qui) est la loi du 9 décembre
1905», notamment, dans les articles 1 et 2. Selon eux, ce n’est que
postérieurement que le principe prendra valeur constitutionnelle dans le
préambule de 1946 et dans l’article 1er de la Constitution de
1958. Qui plus est, le raisonnement s’appuie sur l’ensemble du
«droit et de la pratique internes pertinents»,
c’est-à-dire, à l’époque des faits: le
décret du 30 août 1985 (obligation d’assiduité)
l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989, et les circulaires
ministérielles sur le port du voile de 1989 (Jospin) et de 1994
(Bayrou). Au cas particulier, le règlement intérieur interdit
«les signes ostentatoires qui constituent des éléments de
prosélytisme ou de discrimination», comme l’indique la
circulaire de 1989. Ceci présuppose, sous le contrôle du juge
administratif qui a toujours rejeté toute interdiction
générale et absolue, que soient définis
"ostentatoire" – de portée plus restreinte que
"ostensible" – et «éléments de
prosélytisme ou de discrimination» – qui indiquent bien la
volonté délibérée de l’élève de
rendre visible le signe arboré. Tel n’est pas le cas dans
d’autres établissements dont les règlements, ne
reproduisant pas les termes de la circulaire concernée, ont
été systématiquement annulés par le juge
administratif. C’est la raison pour laquelle la Cour en déduit que
le renvoi au règlement intérieur de chaque établissement
introduit un traitement différencié entre les
élèves. Et elle se réfère aussi explicitement
à la loi de 2004 analysée comme une réponse aux
difficultés «de plus en plus nombreuses» qui n’avaient
pas été résolues par l’avis de 1989.
D’un
côté, sur la définition du principe –
séparation des Eglises et de l’Etat – et son inscription
dans l’histoire – loi de 1905 –, ces arrêts
européens sont plus fermes que le droit constitutionnel jurisprudentiel
(décisions de 1977 et de 2009) qui, lui, ne mentionne jamais cette loi.
Alors, qui l’emporte en France, est-ce le droit interne ou le droit
conventionnel? La réponse à cette question est loin
d’être évidente, car, d’un autre côté,
toujours dans la jurisprudence supranationale, lorsqu’il est
confronté à l’article 9 § 2 de la Convention
européenne des Droits de l’Homme et des libertés
fondamentales, la portée du principe est réduite à
«la reconnaissance du pluralisme et à la neutralité de l’Etat
à l’égard des cultes».
A la
suite de tous ces développements qui balancent entre "à
venir" et "avenir", trois remarques vont être faites qui,
tout à la fois font office de conclusion et d’ouverture vers le
futur.
Le
"coup" reçu par le principe va être asséné
par le Président de la République française.
Au-delà, l’évolution constatée du droit interne peut
avoir aussi des conséquences sur les caractères de la République,
ce qui ouvre sur de nouvelles interrogations…
Chacun se souvient ici – en tout cas les
Français qui sont ici s’en souviennent – de deux allocutions
de Nicolas Sarkozy[31].
Dans la première, prononcée le 20 décembre 2007 dans la
Salle de la Signature du Latran à Rome, deux phrases ont retenu
l’attention de tous les observateurs: «… C’est pourquoi
j’appelle de mes vœux l’avènement d’une
laïcité positive, c’est-à-dire d’une laïcité
qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de
croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un
danger, mais plutôt un atout… Dans la transmission des valeurs et
dans l’apprentissage de la différence entre le Bien et le Mal,
l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur,
même s’il est important qu’il s’en approche, parce
qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie
et le charisme d’un engagement porté par l’espérance
…». Dans la seconde allocution, prononcée le 14 janvier 2008
devant le Conseil consultatif à Ryad, une phrase résume, à
elle seule, la pensée du Président sur les relations entre
l’Etat et Dieu: «… Finalement, le Dieu unique des religions
du Livre, Dieu transcendant qui est dans la pensée et dans le cœur
de chaque Homme, Dieu qui n’asservit pas l’Homme mais qui le
libère, Dieu qui est le rempart contre l’orgueil
démesuré et la folie des Hommes, Dieu qui par-delà toutes
les différences ne cesse de délivrer à tous les Hommes un
message d’humilité et d’amour, un message de paix et de
fraternité, un message de tolérance et de respect ...».
A ces déclarations, l’on peut opposer au
moins deux objections. L’une est facile: si la laïcité est
désormais "positive[32]", avant, aurait-elle été
négative ou intolérante? Non, il ne peut en être ainsi, car
la laïcité, qui est un principe rationnel – et non une "valeur" –, n’a pas à être ainsi qualifiée.
L’autre est plus sérieuse. Les lieux où ont
été prononcés ces discours appellent évidemment
quelques égards diplomatiques. Cependant, il apparaît que Nicolas
Sarkozy commet une grave erreur historique, politique et juridique. Dans
l’espace public laïque français, un dieu, quel qu’il
soit, n’a absolument pas de place. Le chef de l’Etat aurait-il
oublié que la France, pour unifier une société civile
éclatée, n’a pas choisi la voie de la démocratie
communautaire qui, elle, n’efface pas les histoires particulières?
En revanche, tel est le cas de la Grande-Bretagne où le monarque est
également chef de l’Eglise anglicane, de la Hollande, même
si la Constitution se réfère aux principes de neutralité
et de séparation entre les Eglises et l’Etat, ou encore des
Etats-Unis[33].
En dehors des allocutions présidentielles, dans
le discours juridique dont la sonorité n’est pas la même, la
laïcité n’est jamais qualifiée "positive" ou "négative". Cependant, on l’aura compris, cette
constatation n’interdit pas quelques doutes.
A cette question, comme on l’a souligné,
deux réponses peuvent être apportées. D’un
côté et à la suite de la décision
constitutionnelle de 2004, il semble difficile de nier que la République
française, depuis les principes fondamentaux reconnus par les lois de la
IIIe République et les Constitutions de 1946 et de 1958, est
laïque. Cet impératif est d’autant plus catégorique
que cette décision concerne un contrôle de conformité
d’un traité européen à la Constitution, ce qui
permet au Conseil de faire comprendre à l’Europe ce sur quoi il ne
cédera jamais.
Mais,
d’un autre côté, la portée du principe
n’est-t-elle pas affaiblie? Dans l’espace républicain que
représente l’école, les élèves se voient
reconnaître une liberté de manifester leurs droits individuels, y
compris en matière religieuse, tandis que pèse seulement sur
l’Etat une obligation de neutralité. Bien sûr, cette
liberté est sous la réserve du respect de l’ordre public,
qui lui-même est nécessairement contrôlé/interprété
par les juges qui enserrent la République. C’est cela
l’état de/du droit dans lequel, comme on l’a
remarqué, ces derniers occupent désormais une place
déterminante pour définir le droit. Alors, une question se pose
dans ce type d’état: à travers l’évolution et
la prégnance incontestables du droit, a-t-on encore besoin d’une
République française qui soit fondamentalement et uniquement
laïque[34]?
Bien sûr, l’archéologie moderne de la constitution de
l’état de/du droit démontre que l’Etat en Europe,
dès le XVIIIe siècle, a donné naissance à deux
types d’Etats fondés sur deux principes différents.
L’un, en reconnaissant et même en favorisant le pluralisme, voire
le communautarisme, est fondé sur un principe démocratique
tolérant. L’autre est l’Etat républicain[35]
qui, lui, repose sur le principe de laïcité. Aujourd’hui,
l’on doit bien constater que cette séparation entre ces deux
fondements constituants n’est plus aussi nette qu’à
l’origine.
Il en
résulte que le droit constitutionnel de l’état de/du droit
oscille entre deux pôles: l’un est (moins?) laïque,
l’autre est (plus?) démocratique. Alors, jusqu’à
quand la tension entre ces deux qualificatifs existera-t-elle? Ces questions
renvoient au problème posé dans l’introduction sur la
complexité d’un système juridique appariant des principes
communs européens et des principes nationaux. Cet état du droit
résulte aussi de l’interprétation exigeante de la
Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés
fondamentales par la Cour de Strasbourg qui, si elle ne "prime pas",
pèse lourdement sur le droit des Etats-membres. Cette prégnance
n’est-t-elle pas d’ailleurs «la condition de la construction
d’une Europe… (qui respecte) les irréductibles
identités nationales»[36]?
Mais alors, jusqu’à quand ces principes étatiques
resteront-ils "irréductibles"? Une image vient ici à
l’esprit, nos ancêtres les Gaulois l’ont
été… mais pas longtemps puisque, comme les ont
pensés et dessinés René Goscinny et Albert Uderzo, ils
vivent dans un tout petit village breton complètement isolé!
Au-delà de la boutade, il faut revenir à des choses juridiques
plus sérieuses. A cet égard, le mouvement du droit observé
dans les états de/du droit européen supranational et interne fait
bien entendre un son assourdi sur le principe de laïcité.
Ceci
entraîne trois ultimes remarques qui peuvent être faites lorsque,
en tant que juriste, l’on prétend, aujourd’hui, analyser le
principe de laïcité, ce à l’aide de l’approche
méthodologique qui a été choisie.
3.1.
Les juristes, habitués au calme des notions longuement mûries,
écrivent, comme ils le font encore pour l’"Etat", la
Constitution nationale avec un "C" majuscule. Poussons la logique un
peu plus loin: ne pourrait-elle pas débuter avec un "c"
minuscule, puisque elle risque de ne plus être la Norme fondamentale, en
raison de la nature et de la portée du droit européen substantiel
qui implique un nouvel étage supérieur à la pyramide
traditionnelle des normes internes? Ce serait bien sûr un tollé
chez les juristes! Pour ne pas les heurter, il convient de conserver le
"C" qui est habituel, mais représentant, pour
réentendre la leçon de Paul Ricœur, le temps du passé
qui continue à être vécu actuellement. Cependant, dans le
temps d’attente du futur, cette majuscule a-t-elle la même
signification qu’autrefois? N’est-ce pas le même
phénomène qui a déjà été à
l’œuvre pour la loi, qui n’est plus la "Loi" en
majuscule?
3.2.
Dans l’air du temps présent, il y a également une
évolution dans les ouvrages de droit constitutionnel et de droit
européen. En estimant que l’étude des institutions
politiques et des rapports entre les forces politiques est devenue
insuffisante, ils développent longuement l’étude
institutionnelle des cours constitutionnelles nationales et de la cour européenne
de Strasbourg, le droit des droits de l’Homme sous ses aspects
contentieux et substantiel, tout en applaudissant à
l’évolution du droit national, ce au nom de l’Europe
démocratique. Revient dans les mémoires françaises une
phrase célèbre utilisée par Charles de Gaulle dans la
conférence de presse du 14 décembre 1965: «Bien entendu on
peut sauter comme un cabri en disant Europe, Europe!». Les juristes
sauteraient-ils de joie à leur tour comme des cabris en saluant les
"valeurs" abondamment utilisées dans le discours du droit
européen? Ce faisant, il est devenu très difficile, dans ce
concert d’approbations, d’entendre une voix un peu dissonante.
3.3.
Enfin, on l’aura compris, les propos qui ont été
développés ont emprunté une voie de traverse. En
s’interrogeant sur le présent du principe de laïcité
qui est porteur d’un certain passé, le temps
d’aujourd’hui a entraîné à décrire
plutôt son "à venir". Pourtant, ce faisant, il a
été espéré qu’il y aura, dans le futur,
plutôt un "avenir" pour lui. Et cela n’a rien à
voir avec l’accusation qui pourrait être lancée:
«voilà encore et toujours,
l’exception-laïque-à-la-française!».
Pour
s’en convaincre, il suffit d’écouter deux voix. L’une
est celle de Jean Baubérot[37]
qui écrit: «Dans le règlement juridique, la
laïcité m’apparaît constituée de trois principes
essentiels: le respect de la liberté de conscience et de culte; la lutte
contre toute domination de la religion sur l’État et sur la
société civile; l’égalité des religions et
des convictions, les “convictions”
incluant le droit de ne pas croire. Il faut arriver à tenir ensemble ces
trois préceptes si l’on veut éviter toute position
arrogante et péremptoire. Mais évidemment, dans la pratique, les
acteurs ont tendance à privilégier l’un ou l’autre de
ces trois principes: les croyants se réfèrent surtout à la
liberté de culte; les agnostiques (et les anticléricaux)
s’appuient plutôt sur la lutte contre la domination des religions;
quant aux minoritaires, ils insistent sur l’égalité des
religions et des convictions». Parmi les acteurs, l’on peut considérer
que les juristes ont un rôle à jouer, y compris ceux qui font
entendre une musique peu audible. Plus fondamentalement, la recherche de
l’équilibre n’est jamais chose facile et l’histoire de
l’évolution du principe dans le droit constitutionnel
français le démontre d’évidence. Et, comme dans le
langage courant, l’équilibre est un état de repos
d’un corps soumis à des forces qui s’annulent, cet
état ne pourrait-il pas être celui de la laïcité?
Cet
auteur, qui n’est pas juriste, considère aussi que la laïcité
permet de lutter contre toute domination, non seulement sur l’Etat, mais
aussi sur la «société civile». Cela fût le cas,
longtemps, de la religion catholique qui a réuni les deux dominations,
au moins jusqu’à la déclaration de 1789. Toutefois,
l’interprétation de Jean Baubérot interpelle à
propos d’une des significations de la burqa aujourd’hui
portée dans l’espace public qui n’est pas celui de
l’Etat. Si cette tenue est un signe religieux, en venant de la
société civile, n’a-t-elle pas aussi des conséquences
sur la loi? En 2004, tel a été le cas de la loi interdisant les
signes ostensibles dans l’école publique au nom de la
laïcité qui a calmé le débat. Pourrait-il en
être de même dans le cadre de la loi de 2010 dans lequel le
principe de laïcité a été rejeté? Même
s’il est démontré que tous les extrémismes
commencent par pénétrer la société civile pour,
ensuite, atteindre l’Etat dans un processus vertical de bas en haut, il
faudrait inverser la définition du principe de laïcité qui,
lui, s’impose également verticalement, mais de haut en bas. Ce
n’est pas pensable diraient, en chœur, les juristes, car, tout en
reprenant le pessimisme de Denys de Béchillon, les outils juridiques
habituels manqueraient véritablement, tout comme la conception de la loi
de l’Etat. Donc, oui, quel que soit le fondement de la loi
d’interdiction, elle est indispensable, contrairement à ceux qui
s’interrogent encore sur sa nécessité.
L’autre voix est celle de Régis
Debré qu’il fait entendre en remettant, au ministre de
l’éducation nationale, son rapport de février 2002 sur «L’enseignement du fait religieux à
l’École laïque». Selon lui, la
laïcité «est inscrite dans la Constitution, plus exigeante
qu’une séparation juridique des Eglises et de l’État
et plus ambitieuse qu’une simple "sécularisation" (qui
déconfessionnalise les valeurs religieuses pour mieux les
déployer dans la société civile elle-même), notre
approche nationale d’un principe en droit universel dont
l’application en France, pour imparfaite qu’elle soit, est plus
avancée qu’ailleurs, constitue une singularité en
Europe»[38].
Si l’auteur du rapport n’est pas non plus un juriste, il a raison
de mettre l’accent sur la séparation juridique et de rappeler que
l’expérience française est singulière, refusant
ainsi qu’elle soit une exception comme on le dit ou l’écrit
très souvent. Sans doute par
habitude de langage encore une fois.
Mais, peut-on protester encore, les deux auteurs
cités sont français. N’est-il pas normal qu’ils
défendent la laïcité-à-la-française? Sans doute,
mais pas seulement. En effet, cette singularité pourrait avancer
ailleurs en venant, cette fois-ci, du côté de l’état
de/du droit comparé dans des Etats européens[39]
qui ont fait, à l’origine, le pari démocratique en sortant
des régimes nazi ou de type fasciste. Pourtant, actuellement et
malgré leurs histoires particulières, leurs droits ou des prises
de position de leurs responsables politiques réactivent le débat
sur le principe de laïcité. On le sait, la Constitution de la
République fédérale allemande, adoptée en 1949,
accepte le pluralisme. C’est ainsi que, dans la très catholique
Bavière, un grand débat a eu lieu en 1995 à propos des
crucifix apposés sur les murs des écoles publiques, puisque la
Constitution de l’"Etat libre de Bavière", qui date de
1946, assigne pour mission à ces établissements
«d’éduquer les élèves selon les principes du
christianisme». La Cour constitutionnelle fédérale a rendu,
le 10 août 1995, un arrêt dans lequel elle juge
«inconstitutionnel» le règlement de ce Land qui, lui, a,
ensuite, décidé de laisser les crucifix, sauf si cela peut
s’avérer gênant pour certaines personnes. Par ailleurs,
lorsque Aygul Ozkan est devenue, le 27 avril 2010, la première femme
musulmane d’origine turque à être nommée ministre de
l’Intégration en Basse-Saxe, elle a déclaré
«que le foulard n’a pas sa place dans les établissements
scolaires»… Face à la question portant sur
le crucifix, elle a considéré qu’«il n’a pas
plus sa place dans les classes que le foulard …»[40].
Et le 16 octobre 2010, s’exprimant devant l’Union des jeunes
démocrates, Angela Merkel, chef du gouvernement fédéral, a
admis que l’approche multiculturelle en matière
d’immigration notamment musulmane «a échoué, totalement
échoué»[41].
Dans
ce pays, sur le plan juridique, le tribunal administratif de Berlin-Brandebourg
a refusé en deuxième instance, le 27 mai 2010, à un
lycéen musulman le droit à une salle spéciale pour faire
ses prières durant les pauses entre deux cours. L’établissement
dans lequel est scolarisé Yunus M. avait fait appel d’un jugement
qui lui imposait une telle mise à disposition. Au contraire, les
magistrats du second degré ont estimé que l’école
est le lieu de rencontre de «nombreuses religions et croyances
différentes» et qu’il y a également des
élèves athées. Ils en déduisent que ce
"pluralisme" porte en lui «un potentiel conflictuel
important» et que, dans ces conditions, l’école publique
doit être garante de la neutralité religieuse. Dans ce cas,
l’on retrouve le même raisonnement qu’en France, à
propos d’une exigence particulièrement ostensible de la part de ce
lycéen.
Le
principe de laïcité utilisé par ce juge est conforme
à la logique juridique allemande fédérale. Cette
dernière, en fonction de la répartition des compétences
entre l’Etat fédéral et les Etats fédérés,
ne peut imposer une restriction à des droits fondamentaux, sur tout le
territoire républicain, qu’en fondant les arrêts sur
l’égalité de tous les citoyens et la neutralité,
d’autant plus que la liberté des cultes est garantie sans
qu’une loi nationale puisse la restreindre. C’est la raison pour
laquelle, seule, la théorie jurisprudentielle des "limites
immanentes" peut permettre au droit fédéral d’imposer
aux droits fédérés des limites à cette
liberté, notamment dans le domaine scolaire qui est régi par les
droits fédérés[42].
En effet, l’on ne peut imaginer que ceux-ci portent atteintes à
celui-là. Il ne faut pas oublier non plus les deux arrêts
"Solange" rendus, respectivement le 29 mai 1974 et le 22 octobre 1986, par la Cour
fédérale concernant la préservation de l’ordre
juridique interne. Ils refusent qu’il y ait, sur le droit constitutionnel
allemand, une primauté inconditionnelle du droit communautaire
imposée par le célèbre arrêt "Costa/ENEL" rendu,
le 15 juillet 1964, par la Cour de justice des communautés
européennes de Luxembourg.
En
Italie, la Constitution de 1948 déclare que la «République
est démocratique …», sans aucune mention à la
laïcité du fait des relations particulières entretenues avec
l’Eglise catholique apostolique et romaine. Pourtant, une affaire
largement commentée a donné lieu, le 9 décembre 2009,
à un arrêt de la Chambre de la Cour européenne des droits
de l’Homme. Les faits concernent toujours l’apposition du Christ
sur les murs des écoles publiques et, dans son pays d’abord, Soile
Lautsi, avait estimé que cela portait atteinte, entre autres, au
principe de laïcité. Elle avait été
déboutée par le tribunal administratif de la région de
Vénitie en 2005 au motif que le crucifix est à la fois le symbole
de l’histoire et de la culture italiennes et le symbole des principes
d’égalité, de liberté et de tolérance, ainsi
que de la laïcité de l’Etat. Le pourvoi de Soile Lautsi
devant, cette-fois, le Conseil d’Etat italien avait été
aussi rejeté le 13 février 2006. La requérante s’est
alors tournée vers la Cour de Strasbourg, dont l’arrêt a
été attendu avec grand intérêt. Ce dernier
considère que la présence de crucifix est contraire au droit des
parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions et au
droit des enfants à la liberté de religion, les juges ont conclu
à la violation de l’article 2 du protocole no 1 (droit à
l’instruction qui est d’ordre économique et social),
examiné conjointement avec l’article 9 (liberté individuelle
de pensée, de conscience et de religion), ces deux droits devant
être conciliés. Le collège des cinq juges de la Grande
Chambre, qui s’est réuni les 1er et 2 mars 2010, a accepté
la demande de renvoi présentée par le gouvernement italien le 28
janvier 2010. Il s’agit incontestablement d’une affaire "Soile
Lautsi" à suivre en ce qui concerne le principe de
laïcité, tout comme l’avaient été
l’arrêt «Leyla Sahin c. Turquie» et, surtout, les deux
arrêts «Belgin Dogru c. France» et «Esma-Nur Kervanci
c. France».
Quant
à elle, l’Espagne est une monarchie parlementaire
réunissant, parfois avec de nombreuses difficultés, des
communautés autonomes. Sa Constitution de 1978, plus récente que
celles qui viennent d’être mentionnées, contient un article
16 stipulant: «1. On garantit la liberté d’opinion, de
religion et de culte des individus et des communautés sans autres
limitations, dans ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au
maintien de l’ordre public protégé par la loi. 2. Nul
n’est obligé de faire connaître son opinion, sa religion ou
ses croyances. 3. Aucune confession n’est religion d’État.
Les pouvoirs publics tiennent compte des croyances religieuses de la
société espagnole et maintiendront les relations de
coopération poursuivies avec l’Eglise catholique et les autres
confessions». Malgré le caractère non confessionnel de
l’Etat et en raison de relations dues à une histoire passée
pas si lointaine[43],
l’on comprend que la nouvelle Constitution ne puisse pas se
référer à la laïcité, ce qui, symboliquement,
se traduit toujours par le fait que tout nouveau chef de gouvernement prenant
ses fonctions, doive jurer fidélité à la Constitution
devant un crucifix. Or, pour la première fois, un magistrat espagnol
s’est appuyé, en novembre 2008, sur la Constitution qui garantit
la «liberté de religion et de culte» et qui assure le
caractère «laïque et neutre» de l’Etat. Pour lui,
la «présence de ces symboles dans les zones (...) où des
mineurs en pleine phase de formation reçoivent des cours, peut provoquer
chez eux le sentiment que l’Etat est plus proche de la religion
catholique que d’autres confessions». Satisfaction a ainsi
été donnée à une association qui milite en faveur
de l’école laïque.
Et
voilà que, après la France et la Belgique, le débat sur
l’interdiction – ou non – du port du voile intégral se
répand dans toute l’Espagne. De son côté, la
puissante Eglise catholique défend la burqa en s’appuyant
sur l’article 16, alinéa 1 de la Constitution selon lequel:
«On garantit la liberté d’opinion, de religion et de culte
des individus et des communautés sans autres limitations, dans ses
manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de
l’ordre public protégé par la loi». D’un autre
côté et après réflexion, le gouvernement central
songe à inclure, dans une future loi sur la "liberté de
religion", une mesure dont l’objectif est de restreindre
l’usage du voile intégral de type burqa dans les lieux
publics. C’est ce qu’a déclaré devant la presse, le
15 juin 2010, le ministre espagnol de la Justice, Francisco Caamano:
«Nous croyons, a-t-il dit, qu’il y a des éléments
comme la burqa qui sont difficilement compatibles avec la dignité
humaine et surtout qui posent des problèmes d’identification dans
les lieux publics». La nouvelle loi «devra adopter des mesures sur
ces symboles qui empêchent l’identification dans les espaces
publics, (ce qui pose) des problèmes de sécurité».
Alors,
les arguments sur la (les) signification(s) du principe de laïcité,
tout comme celui qui concerne la dignité ou encore la définition
retenue de l’ordre public, l’étendue de l’encadrement juridique
à tout l’espace étatique ou seulement à certaines de
ses portions et la spécification – ou non – des signes ou
tenues seront évidemment débattus dans les Etats
concernés. Peut-être même le sont-ils déjà
dans d’autres Etats, comme la Pologne dont la Constitution se
réfère à Dieu[44].
Cette analyse du droit comparé pourrait indiquer une voie pour
éviter que la laïcité sente autant la poudre en France et
aussi ailleurs, afin qu’elle devienne acceptable et conciliable avec les
autres droits nationaux européens. En ce sens, il pourrait être
suggéré d’utiliser «séparation de l’Etat
et des Eglises» et «neutralité de l’État»[45],
plutôt que "laïcité". Vous
aurez compris que ce n’est pas mon hypothèse de travail.
Reste
encore une question: ce changement aurait-il des conséquences sur le
droit européen supranational? Même si, positivement, le premier
arrêt Leyla Sahin ne doit pas être pris en compte, il ne faut pas
oublier, sur le plan intellectuel, qu’il se fondait sur les principes
d’égalité et de laïcité d’où
découle le droit fondamental à l’instruction. Ceci
entraîne la neutralité de l’Etat, sa séparation
d’avec les Eglises et, notamment, l’interdiction pour les
élèves des établissements publics d’enseignement de
porter des signes liés à leurs convictions religieuses,
lorsqu’ils sont ostensibles – et pas seulement ostentatoires. A
moins que, dans l’affaire où est impliquée l’Italie
dont le gouvernement a très mal reçu le premier arrêt, la
Grande Chambre s’appuie sur sa jurisprudence antérieure de 2005,
ce qui serait encore un autre "coup" porté au principe de
laïcité.
Pour
autant, après et heureusement, le processus de type herméneutique
lié à l’interprétation du discours juridique ne sera
jamais clos. Surtout en France où la laïcité est un mot du
passé, vécu au présent, en attente d’un futur.
C’est dans ce sens que, en interrogeant les "variations
…", les explications proposées sont françaises sans
doute, mais sans passion et surtout pas "franchouillardes" et
"laïcardes". Ou, pour reprendre encore une fois l’ironie
de Charles de Gaulle dans sa conférence de presse du 15 mai 1962, il est
espéré qu’il ne s’agit pas d’«esperanto
ou (de) volapük intégrés» dans une Europe
supranationale de plus en plus anglophone et, décidemment, (très?
trop?) tolérante pour l’expression collective des
différences, y compris dans l’espace public strictement entendu,
ce au nom de la démocratie libérale pluraliste.
Après le colloque, des
évènements importants de type politique et juridique se sont
produits très récemment, ce qui démontre
l’actualité d’un débat sur la laïcité,
non seulement en France mais aussi dans le cadre des Etats-membres de
l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. En
conséquence, avant publication, il convient d’ajouter à
l’analyse proposée les deux notes suivantes.
1.1. Après Angela Merkel,
chancelière allemande, David Cameron, Premier Ministre britannique, a
fustigé le multiculturalisme dans son pays lors de la conférence
sur la sécurité qui s’est tenue à Munich au
début du mois de février 2011. Le chef du gouvernement a
jugé que «au nom du multiculturalisme, nous avons encouragé
différentes cultures à vivre séparées. Nous avons
échoué à leur donner la vision d’une
société à laquelle elles auraient dû vouloir
appartenir. Nous avons même toléré que ces
communautés, parfois, bafouent nos valeurs… Certains jeunes
musulmans se retrouvent sans racines, ils trouvent difficile de
s’identifier à la Grande-Bretagne parce que nous avons laissé
son identité collective s’affaiblir… Je crois qu’il
est temps de tourner la page sur les politiques du passé qui ont
échoué»[46].
1.2. Etant donné l’importance
de la laïcité républicaine, c’est en France que les
polémiques ont été et sont toujours les plus vives sur les
rapports entre les Eglises et l’Etat. Elles ont été
récemment réactivées de manière spectaculaire avant
que se tienne, au début du mois d’avril, la «Convention sur
la laïcité» préparée depuis six mois par
l’Union Pour un Mouvement Populaire (UMP). Le 29 mars 2011, la
Conférence des responsables de cultes en France, créée
à la fin de l’année dernière et regroupant six
instances représentant le bouddhisme, les Eglises chrétiennes
(catholique, orthodoxe, protestante), l’Islam et le judaïsme, a
publié une "Tribune" sur le même thème[47].
Etant donné la proximité des dates, elle est en quelque sorte un
coup de semonce adressé directement au parti présidentiel
majoritaire qui est averti que «l’accélération des
agendas politiques risque, à la veille de rendez-vous électoraux
importants pour l’avenir de notre pays… de susciter des confusions
qui ne peuvent qu’être préjudiciables». Par ailleurs,
les hauts dignitaires doutent aussi de la nécessité d’un
tel débat, après tant d’autres et tant de travaux, rapports
et propositions sur la laïcité. Ils n’ignorent pas non plus
que les résultats du second tour des élections cantonales qui
s’est déroulé l’avant-veille de la parution de leur
Tribune, ont permis au Front National d’obtenir plus de 11,5 % des
suffrages exprimés et que ce parti a annoncé depuis longtemps qu’il
ferait de la laïcité l’un de ses thèmes de campagne en
vue de l’élection présidentielle de 2012. Et ils savent
que, dans ce cadre, les questions sur la place de l’Islam, la
sécurité et la politique d’immigration sont et seront
encore plus âprement discutées au moment de l’ouverture
officielle de la campagne. En raison de cette conjoncture et de la puissance et
de la rapidité de la diffusion de l’information, c’est donc
de manière très ostentatoire que les représentants des
religions s’invitent en tant qu’acteurs politiques et entendent
peser de tout leur poids dans un climat délétère pour le
pouvoir en place, pour les partis de gouvernement et aussi pour les religions
historiquement les plus anciennes.
Sur le fond, les signataires livrent donc
leur propre définition de la laïcité. En ouverture, ils
estiment qu’elle «est un des piliers de notre pacte
républicain, un des supports de notre démocratie, un des
fondements de notre vouloir vivre ensemble». Au passage, il convient de
remarquer que cette phrase ne serait pas désavouée par aucune des
forces politiques républicaines. Mais, par la suite, l’on peut
néanmoins se demander si, tout en la dénonçant, la
leçon ainsi administrée ne participe pas à son tour
à ce qu’elle dénonce, c’est-à-dire une
certaine "confusion" sur la compréhension de la
laïcité. Cette dernière, est-il écrit,
«n’est pas séparable» d’un «ensemble de
valeurs partagées par tous», tels «la dignité et le
respect de la personne humaine et de sa liberté
inaliénable». Cette formulation entraîne
l’interrogation suivante: de quelle catégorie relève la
"laïcité" elle-même? Seule, constitue-t-elle une
catégorie sui generis ou, en tant que partie d’un tout,
entre-t-elle dans la catégorie des valeurs? Or, comme on l’a
souligné, ces dernières sont à la mode et tous les
discours s’en emparent, y compris celui du droit jurisprudentiel
récent. A cet égard, il se peut d’ailleurs que le discours
religieux puisse en revendiquer la paternité, notamment en ce qui
concerne la dignité, sujette elle aussi à des variations
différenciées. En tout cas, en utilisant le mot
"valeur", dont la signification morale n’est plus à
démonter, les signataires évitent d’en employer un autre
– "principe" – qui est en usage dans le langage du droit
républicain. Cela permet d’estomper un peu plus la distinction
entre les champs politique, religieux et juridique.
En ouverture, il convient de saluer la
forte affirmation selon laquelle «tous les cultes adhèrent sans
réserve à ces principes fondamentaux tels qu’ils
s’expriment en particulier dans ses deux premiers articles». En
effet, l’histoire, même récente, démontre que cette
adhésion a pris beaucoup de temps, en particulier en ce qui concerne
l’Eglise catholique. Les hauts dignitaires s’adressent donc
à leurs fidèles qui, eux peut-être, n’admettent pas
tous «sans réserve» ces principes, et aussi aux
républicains nostalgiques des combats contre l’Eglise.
L’effort pédagogique est évidemment louable, car tout va
mieux en l’écrivant, lorsque tout n’est pas évident.
Mais les signataires visent aussi un autre lecteur qui est l’UMP dont la
Convention est jugée inopportune et, au-delà et en
priorité, le Président de la République en personne,
probable candidat. Or, faut-il rappeler aux auteurs que, aux termes de
l’article 4 de la Constitution de 1958, seuls, «les partis et
groupements politiques concourent à l’expression du
suffrage»? Dans le droit constitutionnel, cette énonciation
implique que l’on ne peut reprocher aux institutions qu’elle cite d’exercer
leur rôle et que, en revanche, celles qui n’ont pas ce
caractère politique ne participent pas à la formation du lien
politique. Pourtant, la Tribune précise que les cultes en France ont
toujours été et seront des forces de propositions constructives.
Puis vient le plus important, lorsqu’il est fait référence
aux "principes" contenus dans le Titre I de la loi de 1905 qui,
d’une manière générale, ne mentionne jamais la
laïcité. Ensemble, ces derniers établissent les bases des
relations entre "les" Eglises et "la" République,
c’est-à-dire la "séparation" entre le pluriel
– "celles-là" – et le singulier –
"celle-ci", ce qui entraîne la reconnaissance simultanée
de la liberté d’expression dans l’espace politique et dans
les espaces religieux. Il s’agit de ne pas confondre l’un avec les
autres, il n’y a pas recouvrement de l’un par les autres, ce
n’est pas non plus une étanchéité totale entre ces
derniers, mais, tout au contraire, il s’agit d’un respect mutuel
des différences inscrites dans les deux articles. D’un
côté, comme l’énonce l’article premier que
l’on oublie un peu vite, c’est la République qui assure la
liberté de conscience et le libre exercice des cultes, ces derniers
n’étant pas "uniformes", comme le signalent les
responsables religieux. D’un autre côté, selon
l’article 2, «la République ne reconnaît aucun culte
…» parce que, contrairement au principe transcendantal qui anime
les règles religieuses, elle est issue du suffrage universel, ce qui la
rend "indivisible" (article premier de la Constitution de 1958). Deux
interférences sont ainsi rejetées pour garantir les deux
autonomies: celle de la République par rapport à celles des
Eglises et celle de ces dernières par rapport à celle-là.
Ou si l’on préfère, ces deux articles opèrent une
distinction entre le "vouloir vivre ensemble" (espace unifié
de la société politique ou publique libéré de toute
référence à un dogme) et le "vouloir vivre entre
soi" (espace diversifié de la société civile que
toutes les libres convictions fragmentent).
C’est en ce sens que, contrairement
aux dignitaires cultuels, l’on a tenté de démontrer que,
loin d’être une valeur qui peut toujours être
discutée, le concept de laïcité est raisonné.
C’est lui qui fonde, d’une part, la liberté politique qui se
décline, en droit, en libertés politiques qui ne se comprennent que
parce qu’il y a neutralité confessionnelle de la
République. Ceci entraîne la même neutralité pour son
représentant direct – le président de la République
– et pour tous ceux qui représentent l’Etat ou
d’autres institutions publiques ou encore les partis politiques qui,
selon l’article 4 de la Constitution de 1958, doivent respecter
«les principes de la souveraineté nationale et de la
démocratie». On le constate, les Eglises, par leur nature
intrinsèque, ne répondent à aucune de ces
caractéristiques. En même temps, d’autre part, ce concept
est à la base de la liberté individuelle, source de toutes les
libertés civiles individuelles, puisque en particulier «Nul ne
doit être inquiété pour ses opinions, même
religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public
établi par la Loi» (article 10 de la Déclaration de 1789).
Dans les circonstances rappelées, ses destinataires étant des
acteurs politiques, la Tribune, signée par tous les responsables
religieux, ce qui est une première, retransmise instantanément
sur tous les réseaux d’information, contient bien une leçon
qui est politique. Elle contribue ainsi au brouillage de la signification des
principes propres à l’espace public républicain, parmi
lesquels la laïcité a une place éminente. Et, comme on va le
voir maintenant, elle n’est pas la seule. Il y a en effet une autre
coïncidence de dates entre sa parution et celle du dénouement
juridictionnel de ce qui, en Italie, était devenue
l’"Affaire".
2. A la suite de son intervention orale,
l’auteur de ces lignes avait été interrogé par ses
collègues italiens sur le devenir jurisprudentiel de
l’"affaire Lautsi". A cet égard, la Grande Chambre
s’est prononcée le 18 mars 2011, ce qui a dû calmer
certaines inquiétudes qui étaient nées à la suite
de l’arrêt rendu, le 3 novembre 2009, par la deuxième
section de la Chambre. A une écrasante majorité de quinze sur
dix-sept, les juges estiment que, contrairement à ceux de la Chambre, il
n’y a pas violation de l’article 2 du protocole no 1 (droit
à l’instruction), examiné conjointement avec
l’article 9 (liberté individuelle de pensée, de conscience
et de religion), qui donne cette fois-ci satisfaction à l’Etat
défendeur. C’est dans le § 57 que la
Cour définit le problème qu’elle a à
résoudre, «en l’espèce». S’il
s’agit pour elle de s’interroger sur la "compatibilité"
des deux articles cités, «d’une part,
précise-t-elle, elle n’est pas appelée à examiner la
question de la présence de crucifix dans d’autres lieux que les
écoles publiques. D’autre part, il ne lui appartient pas de se
prononcer sur la compatibilité de la présence de crucifix dans
les salles de classe des écoles publiques avec le principe de
laïcité tel qu’il se trouve consacré en droit
italien». Les arguments qui sont développés dans
l’arrêt et la solution adoptée contiennent plusieurs enseignements, parmi lesquels ne sont choisis que
ceux qui soutiennent la démonstration entreprise. En attendant,
peut-être, les objections des collègues italiens…
2.1. Dès l’abord, soigneusement, deux aspects très sensibles à l’origine de débats importants sont écartés. En premier lieu, l’espace public dans lequel sont exposés les crucifix est délimité: il s’agit seulement des écoles. Ainsi, sont exclus les hôpitaux publics par exemple et, a fortiori, l’espace public tout entier, comme c’est le cas en France. En second lieu, la Cour s’interdit de mettre en relation la présence des crucifix avec le principe de laïcité «tel qu’il se trouve consacré en droit italien». En effet, ce principe n’apparaît pas explicitement dans la Constitution de 1948 et ce n’est que la Cour constitutionnelle qui en a fait un «principe suprême de l’ordre constitutionnel». De son côté, dans l’affaire rapportée et avant que la Cour européenne ne se prononce, l’arrêt du Conseil d’Etat italien daté du 13 avril 2006 (no 556) a considéré que la laïcité n’est qu’une valeur parmi d’autres de la vie civile italienne. «Dans un cadre non religieux comme l’école, considère-t-il, laquelle est destinée à l’éducation des jeunes, le crucifix peut encore revêtir pour les croyants les valeurs religieuses susmentionnées, mais, pour les croyants comme pour les non-croyants, son exposition se trouve justifiée et possède une signification non discriminatoire du point de vue religieux s’il est capable de représenter et d’évoquer de manière synthétique et immédiatement perceptible et prévisible (comme tout symbole) des valeurs civilement importantes, en particulier les valeurs qui sous-tendent et inspirent notre ordre constitutionnel, fondement de notre vie civile. En ce sens, le crucifix peut remplir – même dans une perspective “laïque” distincte de la perspective religieuse qui lui est propre – une fonction symbolique hautement éducative, indépendamment de la religion professée par les élèves». D’un autre côté, dans son opinion séparée sous la décision Lautsi, le juge européen Bonello exprime avec force ses doutes sur la laïcité, voire même son refus d’une sorte d’extrémisme laïcard à la française (?). «Eu égard, estime-t-il, aux racines historiques de la présence du crucifix dans les écoles italiennes, retirer celui-ci de là où il se trouve, discrètement et passivement, depuis des siècles n’aurait guère été un signe de neutralité de l’Etat. Le retirer aurait constitué une adhésion positive et agressive à l’agnosticisme ou à la laïcité, et aurait donc été tout sauf un acte neutre. Maintenir un symbole là où il a toujours été n’est pas un acte d’intolérance des croyants ou des traditionalistes culturels. Le déloger serait un acte d’intolérance des agnostiques et des laïcs». L’arrêt entérine donc cette conception particulière de la laïcité en droit italien. C’est d’ailleurs ainsi que la Cour avait procédé dans les affaires «Belgin Dogru c. France» (no 27058/05) et «Esma-Nur Kervanci c. France» (no 31645/04) du 4 décembre 2008, dans lesquels elle considérait que, dans le droit français, la laïcité est consacrée au moins depuis la loi de 1905.
2.2.
Ensuite, soulignant l’attente impatiente de la résolution de
l’affaire en cause, il convient de noter que pas moins de dix
gouvernements ont été entendus au titre de tiers intervenants
pour soutenir le gouvernement italien, sans doute à titre
préventif. Huit d’entre eux l’ont fait collectivement:
l’Arménie[48],
la Bulgarie[49],
Chypre[50],
la Fédération de Russie, la Grèce[51],
la Lituanie, Malte[52],
et de la République de San-Marin. En mettant à part cette
dernière qui ne possède pas de constitution formelle et la
Fédération de Russie dont la Constitution proclame la
sécularisation de l’Etat, un rapide répertoire des six normes
fondamentales actuellement en vigueur sur les rapports entre l’Eglise et
l’Etat démontre que d’éventuelles poursuites ne
peuvent être exclues tant au niveau national, qu’au niveau
européen. Jugeant du seul cas italien, la Cour ne pouvait se livrer
à une telle analyse de droit constitutionnel comparé. Cependant,
elle envoie un message indirectement positif à ces Etats: le principe de
laïcité ne fait pas partie du patrimoine constitutionnel commun aux
Etats-membres du Conseil de l’Europe, et il ne fonde pas dans tous les
cas l’état de/du droit jurisprudentiel supranational.
Se sont également exprimés,
à titre individuel cette fois, les gouvernements de Monaco et de
Roumanie. Le premier «déclare partager le point de vue du
gouvernement défendeur selon lequel, placé dans les
écoles, le crucifix est un "symbole passif", que l’on
trouve sur les armoiries ou drapeaux de nombreux Etats et qui, en
l’espèce, témoigne d’une identité nationale
enracinée dans l’histoire». Le second «estime que la
chambre n’a pas suffisamment tenu compte de la large marge
d’appréciation dont les Etats contractants disposent lorsque des
questions sensibles sont en jeu et qu’il n’y a pas de consensus
à l’échelle européenne. Il rappelle que la
jurisprudence de la Cour reconnaît en particulier auxdits Etats une
importante marge d’appréciation dans le domaine du port de
symboles religieux dans les établissements publics d’enseignement;
il considère qu’il doit en aller de même pour
l’exposition de symboles religieux dans de tels lieux ...».
L’arrêt répond aussi indirectement aux craintes
exprimées par ces deux gouvernements: puisque les crucifix, symboles
essentiellement passifs aux yeux de la Cour, peuvent être exposés,
les croix continueront à orner les armoiries et drapeaux de nombreux
Etats, en raison de la marge d’appréciation effectivement
importante que les juges laissent au libre arbitre de ces derniers.
2.3. Pour démontrer
précisément qu’il n’y a pas de consensus entre les
Etats-membres sur la présence ou non des symboles religieux dans les
écoles publiques, une classification est établie selon
qu’ils interdisent ou prévoient expressément cette
présence, ou encore qu’ils ne possèdent pas de
réglementation spécifique[53].
Somme toute, à bien relire cette répartition dans laquelle trois
Etats seulement imposent expressément la présence, une autre
conclusion peut être tirée: il y a beaucoup plus d’Etats qui
interdisent cette présence ou qui ne la règlementent pas
précisément. Le peu de crédibilité de cet argument
est souligné par le juge Malinverni dans son opinion dissidente,
à laquelle se rallie la juge Klaydjeva, qui l’affaiblit encore en
ajoutant que là «où elles ont été
appelées à se prononcer sur cette question, les cours suprêmes
ou constitutionnelles européennes ont chaque fois et sans exception fait
prévaloir le principe de la neutralité confessionnelle de
l’Etat: la Cour constitutionnelle allemande, le Tribunal
fédéral suisse, la Cour constitutionnelle polonaise et, dans un
contexte légèrement différent, la Cour de cassation
italienne».
2.4. Puis et c’est le plus important,
la Cour se penche sur l’influence de la présence d’un
crucifix dans les écoles publiques en la mettant en relation avec le
seul principe de neutralité (§ 72), celui de laïcité
ayant été rejeté. Parce que le crucifix a pour elle un
caractère "passif", la Haute instance décide que la
neutralité n’est, à son tour, pas suffisamment atteinte. Il
en résulte qu’il n’y a pas violation des droits individuels
des usagers – les élèves des écoles publiques
– et que l’Etat peut continuer à exposer les symboles
religieux en cause. On a du mal à se rallier à ce raisonnement
qui mêle indistinctement ceux-là et celui-ci. D’une part, si
l’on se situe du côté des établissements,
l’Etat y est chargé d’une obligation d’instruction
qui, elle-même, ne devient effective et positive qu’à
travers une neutralité confessionnelle active. Et c’est bien ce
qu’observe le juge Malinverni pour qui «nous vivons
désormais dans une société multiculturelle, dans laquelle
la protection effective de la liberté religieuse et du droit à
l’éducation requiert une stricte neutralité
de l’Etat dans l’enseignement public, lequel doit s’efforcer
de favoriser le pluralisme éducatif comme un élément
fondamental d’une société démocratique telle que la
conçoit la Convention». Autrement, comment comprendre
l’arrêt «Dalhab c. Suisse» du 15 février 2001
qui «relève, en l’espèce, que l’interdiction,
signifiée à la requérante, de ne pas revêtir, dans
le seul cadre de son activité professionnelle, le foulard islamique, ne
vise pas son appartenance au sexe féminin, mais poursuit le but
légitime du respect de la neutralité de l’enseignement
primaire public? Plus même, comment comprendre aussi que cette
neutralité puisse être imposée aux usagers des
établissements publics d’enseignement supérieur comme le
rappelle l’arrêt «Leyla Sahin c. Turquie» du 10
novembre 2005? En revanche, dans l’affaire Lautsi, la Grande Chambre
estime que l’Etat, loin d’être chargé d’un
devoir de neutralité confessionnelle, a une liberté d’agir
dans un domaine qui, avant tout, a une signification religieuse.
D’autre part, les juges tirent une
autre conséquence du caractère passif du symbole: qualifié
comme tel, il ne peut entraîner un endoctrinement des
élèves («On ne saurait notamment lui attribuer une influence
sur les élèves comparable à celle que peut avoir un
discours didactique ou la participation à des activités
religieuses …»), d’autant plus que, au sein des écoles
publiques, toutes les religions minoritaires reconnues sont libres de
s’exprimer, ceci compensant en quelque sorte cela. A cet égard, la
Cour se rallie à la thèse défendue par le gouvernement
italien qui soutient que son pays a opté «pour une approche
bienveillante à l’égard des religions minoritaires dans le
milieu scolaire: le droit positif admet le port du voile islamique et
d’autres tenues ou symboles à connotation religieuse; le
début et la fin du ramadan sont souvent fêtés dans les
écoles; l’enseignement religieux est admis pour toutes les
confessions reconnues; les besoins des élèves appartenant
à des confessions minoritaires sont pris en compte, les enfants juifs
ayant par exemple le droit de ne pas passer d’examens le samedi».
Cette affirmation appelle deux remarques.
La première concerne la
liberté de religion reconnue aux "élèves". Toute
l’hypothèse, soutenue dans les développements qui
précédent cette note, a tendu à démontrer que, avec
le principe de liberté, le milieu scolaire reflète le
morcellement de la société civile, ce qui entraîne une
confusion relative à l’identification du titulaire des droits de
l’Homme. En effet, le champ de l’espace public de
l’école, devenant un lieu dans lequel s’expriment –
s’affrontent? – toutes les libertés individuelles comprises
dans l’article 9 de la Convention, c’est la règle
théologique ou toute autre règle particulière propre
à chaque "enfant" qui y est reconnue. Ce faisant, il y a
recouvrement d’un statut juridique par l’autre: seul l’enfant
compte, alors que le droit distingue ce dernier de l’élève.
Ce glissement n’est pas sans conséquence non plus sur les droits
eux-mêmes. Le droit à l’instruction prévu à
l’article 2 du protocole no 1 est celui de tous les élèves,
le droit à la liberté de pensée est celui de cet
enfant-là. Une question surgit alors: la règle
particulière de chaque enfant ne risque-t-elle pas de submerger la
règle commune à tous les élèves? La conception
libérale défendue par la Cour entraîne aussi, en cascade,
deux interrogations. L’une concerne la qualification du droit reconnu
à ceux qui prennent en charge des mineurs. Le droit
d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions
particulières appartient aux parents, comme le souligne le § 76 de
l’arrêt. Et le droit d’instruction des élèves
selon la règle commune appartient à l’école
publique. A cet égard, le même § 76, en utilisant les mots
d’"enseignement" et d’"éducation" pour
définir le rôle de l’Etat tout comme celui des parents,
opère une confusion concernant les rôles respectifs de celui-là
et de ceux-ci. En effet et en principe, hors de l’école, pour que
soient garanties les libertés individuelles propres aux parents et
à leurs enfants, l’Etat ne doit pas intervenir. Dans
l’école, les histoires particulières des parents et de
leurs enfants s’effacent et l’Etat doit intervenir parce
qu’il se préoccupe des élèves à travers le
droit à l’instruction, ce qui les rend égaux aux yeux de la
règle commune.
La seconde remarque découle de la
première. Lorsque les enfants/élèves portent des signes
distinctifs ou revendiquent des aménagements spécifiques,
l’on sait bien que, pour eux, cela est loin d’être passif. Au
contraire, se comportant de cette manière, ils entendent faire savoir
publiquement que la présence d’un crucifix – «avant
tout religieux» pour la Cour (§ 66) – est évidemment
attentatoire à leurs convictions et représentations. Nul ne peut
nier que c’est le lot de toute religion "minoritaire"
confrontée à une religion "majoritaire", sauf à
faire perdre à chacune sa nature spécifique. Car, si l’une
et l’autre n’étaient pas distinguées, logiquement,
aucun débat ne pourrait avoir lieu puisque, unanimement, toutes les
religions se reconnaîtraient dans un crucifix. Or, ce symbole a des
caractéristiques spécifiques: apposé sur un mur, il est
ostensiblement visible; intrinsèquement en tant que crucifix, il
représente un corps humain, alors que d’autres religions
interdisent une telle figuration; ce corps, qui subit un traitement
particulièrement inhumain, appartient à celui qui tentait
d’enseigner que, désormais, tout est amour. Or cette affection
universelle entre tous les hommes n’est pas forcément le principe
qui fonde toutes les religions dites du Livre. Pour toutes ces raisons et sauf
à dénaturer aussi ce symbole, loin d’être passif, il
impressionne ceux qui le regardent, notamment les enfants/élèves
comme l’avait justement relevé la Chambre. De plus, ce crucifix,
avec tout ce qu’il charrie, se différencie de la "croix"
(cf. l’inquiétude exprimée par le gouvernement
monégasque). Cette dernière peut être de forme
diversifiée, son histoire peut être plus ancienne que ne
l’est celle de la christianisation, elle peut appartenir à un
autre personnage que Jésus et, en tout cas, jamais elle n’est
ornée de la représentation du terrible supplice subi par le
Christ, y compris sur le drapeau du Vatican et les armoiries papales.
2.5. A la suite de ses motivations, la Cour
«dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2
du Protocole no 1 et qu’aucune question distincte ne se pose sur le
terrain de l’article 9 de la Convention». Pour parvenir à
cette conclusion, les juges ont considéré qu’«il
résulte de ce qui précède qu’en décidant de
maintenir les crucifix dans les salles de classe de l’école
publique fréquentées par les enfants de la requérante, les
autorités ont agi dans les limites de la marge
d’appréciation dont dispose l’Etat défendeur dans le
cadre de son obligation de respecter, dans l’exercice des fonctions
qu’il assume dans le domaine de l’éducation et de
l’enseignement, le droit des parents d’assurer cette
éducation et cet enseignement conformément à leurs
convictions religieuses et philosophiques» (§ 76). Dans le fond,
c’est par appel à cette théorie d’origine uniquement
prétorienne que le juge fait varier l’intensité de son
contrôle obligatoire sur cette marge, ce au gré de circonstances
qu’il apprécie dans le cadre de chaque affaire et même
qu’il apprécie très différemment selon que
c’est la Chambre ou la Grande Chambre qui se prononce sur la même
affaire. Tel est le cas du principe de neutralité confessionnelle de
l’Etat qui est jugé soit comme "actif/positif", soit
comme "passif/négatif". On le constate, l’on est
présence d’une politique jurisprudentielle qui décide, en
Italie ou ailleurs, de la portée des principes. Ainsi, la Cour respecte
sans doute le formalisme juridique en se référant à ces
derniers, mais elle en amoindrit considérablement le sens ou leur en
donne un conforme aux souhaits finalement politiques de l’Etat en cause.
2.6. Avec l’affaire Lautsi,
l’on peut donc se demander si la Grande Chambre élabore une
"jurisprudence" au sens où les juristes entendent ce mot. Sans
doute formellement, la décision commentée, en effaçant
l’arrêt de la Chambre, arrête ce conflit là.
Cependant, comme le souligne l’opinion séparée du juge
Power, l’arrêt "rectifie" les "erreurs"
commises par la Chambre et il ajoute «la correction essentielle
réside dans le constat que le choix de la présence de crucifix
dans les salles de classe des écoles publiques relève en principe
de la marge d’appréciation d’un Etat
défendeur». Cette analyse appelle deux remarques. En premier lieu,
ce juge inverse les principes en faisant de la neutralité une
conséquence du "principe" relatif à la marge
d’appréciation. Au contraire, c’est bien du principe de
neutralité que découle, en conséquence, le contrôle
obligatoire de la Cour sur la marge d’appréciation. En second
lieu, les termes utilisés sont forts – rectification des erreurs,
correction – et semblent indiquer que le conflit entre la Chambre et la
Grande Chambre est réel, profond et que, si la correction/punition
n’a pas été assez sévère, il resurgira.
Par ailleurs, dans le cadre de chaque
affaire, la Cour de Strasbourg ne cesse de rappeler que c’est "en
l’espèce" qu’elle se prononce. Alors, dans le temps, y
a-t-il répétition de la même solution ou plutôt des
solutions différenciées en fonction des circonstances de la
cause? Tel est le cas, d’une part, du principe de laïcité
reconnu en tant que tel dans le seul cas français et, d’autre
part, du principe de neutralité qui est soit prescriptif (cas turc),
soit non prescriptif (cas italien et, indirectement, cas éventuels
concernant les Etats qui se sont joints au gouvernement défendeur).
2.7. Après d’autres affaires,
la Cour de Strasbourg s’est penchée sur la conciliation entre les
droits individuels proclamés dans l’article 9 de la Convention, la
force de l’impact d’un symbole religieux sur le droit à
l’instruction énoncé dans l’article 2 du protocole no
1 et le principe de neutralité confessionnelle de l’Etat. A y
regarder de près, il apparaît que ce dernier ait un "à
venir" très sombre en tant que principe – tout comme celui de
laïcité qui est encore plus fragile. N’est-il pas devenu une
"valeur" qui est forcément non prescriptive et qui
relève plus de jugements dits de valeurs, dont le droit a appris à
se méfier? C’est la question que soulève le juge Malinervi
en comparant le degré d’atteinte à la neutralité
selon qu’il s’agit d’un symbole chrétien ou d’un
symbole musulman. Pour lui, «la présence du crucifix dans les
écoles est même de nature à porter plus gravement atteinte
à la liberté religieuse et au droit à
l’éducation des élèves que les signes vestimentaires
religieux que peut porter, par exemple, une enseignante, comme le voile
islamique. Dans cette dernière hypothèse, l’enseignante en
question peut en effet se prévaloir de sa propre liberté de
religion, qui doit également être prise en compte, et que
l’Etat doit aussi respecter. Les pouvoirs publics ne sauraient en
revanche invoquer un tel droit. Du point de vue de la gravité de
l’atteinte au principe de la neutralité confessionnelle de
l’Etat, celle-ci est donc moindre lorsque les pouvoirs publics
tolèrent le voile à l’école que lorsqu’ils y
imposent la présence du crucifix». L’arrêt
alimenterait donc la théorie contestée de l’origine
seulement chrétienne de l’Europe ou, à tout le moins,
ferait de la religion chrétienne une religion imposée, donc
dominante. En conséquence, la Cour serait loin de ce
qu’elle-même considère comme sa seule mission,
c’est-à-dire interpréter la Convention à la
lumière des circonstances de chaque époque, afin de rendre le
droit "vivant", comme le qualifient les juristes italiens. Et cette
méthode doit être d’autant plus respectée que tout indique effectivement qu’il n’y a pas
d’avenir pour les sociétés européennes si elles ne
s’ouvrent pas, tout en maintenant leur cohésion.
2.8. Finalement, cette articulation entre ouverture et cohésion débouche sur "la" question essentielle que pose l’arrêt: comment penser le rapport entre l’un et le multiple, sans gommer la réalité de ces derniers ou, plus exactement, l’intervalle nécessaire entre les deux? Partant de là, le juge dissident emprunte une double voie sur laquelle on cheminera avec lui, en partie seulement. D’un côté, pour lui, les enfants/élèves, voire les enseignants, doivent jouir de toutes leurs libertés individuelles dans l’école publique, parce que, affirme-t-il, c’est le rôle de l’Etat. Peut-il faire autrement? Sans doute pas, puisqu’il s’exprime es qualité. Cependant, en ne traitant que des droits individuels, n’a-t-il pas minoré la différence de statut juridique du titulaire des droits, en l’occurrence l’enfant et l’élève, et non pas l’enfant ou l’élève; la personne et l’enseignante, et non pas la personne ou l’enseignante? En revanche, d’un autre côté, dans le concert des juges européens de la Grande Chambre, la voix dissonante de ce juge est juste sur le principe de la neutralité confessionnelle de l’Etat. En effet, l’arrêt commenté, sur le fondement de la marge d’appréciation, laisse cette institution apprécier à son tour s’il convient - ou non – d’exposer des symboles religieux dans l’école publique, ce qui est une interprétation renversante du principe de neutralité. Pour la Grande Chambre, il signifie liberté individuelle propre à chaque Etat et, en conséquence, les enfants/élèves ont un droit à l’instruction qui est à géométrie variable. Mais alors, à qui incombera le devoir d’enseigner la règle commune aux différentes composantes d’un espace scolaire morcelé?
[I contributi della sezione “Memorie” sono stati oggetto
di valutazione da parte dei promotori e del Comitato scientifico del Colloquio
internazionale, d’intesa con la direzione di Diritto @ Storia].
[Colloquio internazionale La
laicità nella costruzione dell’Europa. Dualità del potere e
neutralità religiosa, svoltosi in Bari il 4-5 novembre 2010 per
iniziativa della Facoltà di Giurisprudenza dell’Università
di Bari “Aldo Moro”, del Centre d’études
internationales sur la romanité Université de La Rochelle e
dell’Unità di ricerca “Giorgio La Pira” CNR – Università
di Roma “La Sapienza”]
[1] Parmi ses très nombreux ouvrages philosophiques, on peut
lire avec intérêt Temps et récit, tome 3, Paris,
Poche, 1991.
[2] Pour une approche philosophique de cette théorie, l’on peut
se référer au site suivant: <www.mezetulle.net/article-1560495.html> correspondant au blog de Catherine Kintzler. Ou encore: H. Pena-Ruiz, Dieu et Marianne:
philosophie de la laïcité, Paris, PUF, 2001. Cet ouvrage, paru
en 1999 pour la première fois, montre que la laïcité permet
de concilier la diversité des croyances avec
l’égalité des droits, préservant ainsi le
«bien commun» de la «guerre des dieux». L’auteur
met en évidence la «dimension émancipatrice» de la
laïcité «face à la menace des nouveaux obscurantismes
et des identités exclusives».
[3] Au cœur de la déclaration palpite le libelle, paru en
janvier 1789, écrit par Siéyès:
Qu’est-ce que le Tiers état? Le célèbre
abbé se figure la loi au centre d’un cercle sur lequel, à
égale distance, se trouvent les membres d’un "tout", ce que,
d’après lui, revendique désormais le Tiers qui,
jusqu’à présent n’a rien été dans la
Nation.
[4] L’activité jurisprudentielle en droit administratif
à la fin de 2009 et au début de cette année, démontre
la permanence du débat relatif à la religion catholique à
laquelle adhère la grande majorité des Français. Ainsi, le
Tribunal administratif de Limoges a jugé contraire à la loi de
1905 les expositions publiques de reliques de saints limousins, le Tribunal
administratif de Rennes a annulé la décision du conseil
général du Morbihan décidant de financer le socle
d’une gigantesque statue de Jean-Paul II qui devait être
érigée sur le territoire de la commune de Ploërmel, la Cour
administrative d’appel, suivant le Tribunal administratif de Lille, a
rejeté la requête du maire de Wandignies-Hamage qui entendait
laisser le crucifix, fixé sur le mur d’un local municipal servant
de cantine scolaire.
[5] A ce sujet, au cours des années 2000-2010, il y a eu pas
moins de quatre rapports importants: le rapport Barouin: «Pour une nouvelle laïcité»,
remis en mai 2003 au Premier Ministre, Jean-Pierre Raffarin; le rapport Stasi: «Rapport final de la
Commission de réflexion sur l’application du principe de
laïcité dans la République» remis en juillet 2003 au
Président de la République, Jacques Chirac; le rapport Rossino: «La laïcité
dans les services publics», remis en décembre 2005 au
président de l’UMP; le rapport Machelon:
«Les relations des cultes avec les pouvoirs publics», remis en
septembre 2006 au ministre de l’Intérieur et des Cultes, Nicolas
Sarkozy. Jacques Chirac, signe un décret en mars 2007 visant à
créer l’«Observatoire national de la laïcité»
qui n’a pas été installé. Sur le plan
jurisprudentiel, à la fin de 2009 et au début de cette
année, le Tribunal administratif de Limoges a jugé contraire
à la loi de 1905 les expositions publiques de reliques de saints
limousins; le Tribunal administratif de Rennes a annulé la décision
du conseil général du Morbihan décidant de financer le
socle d’une gigantesque statue de Jean-Paul II qui devait être
érigée sur le territoire de la commune de Ploërmel; la Cour
administrative d’appel, suivant le Tribunal administratif de Lille, a
rejeté la requête du maire de Wandignies-Hamage qui entendait
laisser le crucifix fixé sur le mur d’un local municipal servant
de cantine scolaire.
[6] Dès sa nomination au poste de Premier Ministre en 1988,
Michel Rocard a indiqué qu’il ne souhaitait pas que les projets de
lois préparés par le gouvernement puissent être
critiqués par le Conseil constitutionnel.
[7] Cela laissera des traces lorsqu’il s’agira de nommer
le ministère chargé des établissements
d’enseignement, ce qui révèle des intentions politiques. Il
s’agira, sous la Seconde Restauration, du ministère de
l’Instruction publique tout comme sous la IIIe République, mais
jusqu’à 1932. A partir de cette date, il sera rebaptisé par
Edouard Herriot "ministère de
l’Education", cette dernière sera
qualifiée de "nationale" sous les IVe et Ve Républiques.
[8] Pour lire ce discours et l’avant-propos signé par Jean-Louis
Debré (fils de Michel Debré, auteur de la loi du 31
décembre 1959 qui sera abordée plus loin), l’on se
reportera au site suivant: <http://www.assemblee-nationale.fr/12/evenements/1905/rapport1905-r.pdf>.
[9] Précédant la IVe République, l’Etat
français a accompli, en collaboration avec l’Allemagne nazie, ses
basses œuvres du 10 juillet 1940 au 24 août 1944 à travers
des actes constitutionnels qui anéantissent la République.
L’acte n° 7 du 27 janvier 1941 contient un article premier ainsi
rédigé: «Les secrétaires d’Etat, hauts
dignitaires et hauts fonctionnaires de l’Etat prêtent serment devant
le chef de l’Etat. Ils jurent fidélité (à ce
dernier) et s’engagent à exercer leur charge pour le bien de
l’Etat, selon les lois de l’honneur et de la probité».
En cas de manquement, le chef de l’Etat, après enquête dont
il arrête la procédure, peut prononcer des réparations
civiles, des amendes et des peines à titre temporaire ou
définitif (article 3) qui sont applicables aussi aux mêmes
titulaires de fonctions importantes, ayant exercé leur charge depuis
moins de dix ans (article 5).
[10] Toutes les décisions du Conseil depuis 1958
peuvent être lues sur: <http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/>. Dans la décision de 1971, il est
considéré «qu’au nombre des principes fondamentaux
reconnus par les lois de la République et solennellement
réaffirmés par le préambule de la Constitution, il y a
lieu de ranger le principe de la liberté d’association
…». Ce faisant, le préambule constitutionnel est devenu une
norme de référence dans le contrôle de
constitutionnalité qui est automatique pour les lois organiques et, sur
saisine, pour les lois ordinaires. Après cette date, deux
révisions constitutionnelles vont également permettre au Conseil
de s’installer dans le paysage institutionnel. La révision
constitutionnelle du 29 octobre 1974 modifie l’alinéa 2 de
l’article 61 de la manière suivante: les lois ordinaires peuvent
être déférées «au Conseil constitutionnel
avant leur promulgation, par le Président de la République, le
Premier Ministre, le Président de l’Assemblée nationale, le
Président du Sénat ou soixante députés ou soixante
sénateurs». Cette augmentation du nombre des saisissants a accru
de manière considérable les saisines d’origine
parlementaire. Enfin, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008
introduit dans la Constitution un article 61-1 qui énonce en son premier
alinéa: «Lorsque, à l’occasion d’une instance
en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition
législative porte atteinte aux droits et libertés que la
Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de
cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de
cassation qui se prononce dans un délai déterminé».
Incontestablement, à partir de 1971, le temps des juges et celui de leur
jurisprudence arrivent pour analyser ce qu’est le droit constitutionnel,
certes toujours fondé sur un texte écrit mais, de plus en plus
fréquemment, sur la jurisprudence constitutionnelle.
[11] L’intégralité de ce discours est sur: <http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/Debre1959_bis.asp>.
[12] La loi dite Debré distingue plusieurs types
d’établissements privés: ceux qui ne peuvent faire appel
à l’aide de l’Etat; ceux qui sont sous contrat simple et
ceux qui sont sous contrat d’association avec l’Etat. Dans ce
dernier cas, l’aide apportée ne concerne que les dépenses
de fonctionnement dont les salaires des enseignants, et non celles qui
concernent les investissements.
[13] CE, Avis, Mlle M., 3 mai 2000, no 217077, considéré
par le Conseil d’Etat comme un «grand avis». <http://www.conseil-etat.fr/cde/node.php?articleid=293>.
[14] Normalement, en droit, un "avis" n’a pas force de
décision. Il est simplement une opinion émise, une réponse
à une question qui est posée au Conseil d’Etat. Il peut
aider – ou non – l’autorité à qui il est
adressé, qui, seule, a le pouvoir de prendre un acte décisoire.
[15] Il est indiqué dans cet avis: «Dans les
établissements scolaires, le port par les élèves de signes
par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion
n’est pas en lui-même incompatible avec le principe de
laïcité dans la mesure où il constitue l’exercice de
la liberté d’expression et de manifestation des croyances
religieuses». Il est ajouté que cette liberté est
limitée, car «elle ne saurait permettre d’arborer des signes
qui, par leur nature, par les conditions dans lesquels ils seraient
portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère
ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de
provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte
à la dignité ou la liberté de l’élève
ou d’autres membres de la communauté éducative
…».
[16] On peut lire l’intégralité de ce discours sur: <http://www.elysee.fr/elysee/
francais/interventions/discours_et_declarations/2003/decembre/discours_prononce_par_m_jacques_chirac_presi>.
[20] Le texte intégral du Traité est sur: http://eurlex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.
do?uri=OJ:C:2004:310:0041:0054:FR:PDF.
[21] Dans cette phrase, les termes entre guillemets sont ceux
employés dans le considérant 6 de la décision no 99-412 DC
du 15 juin 1999, Charte européenne de langues régionales ou
minoritaires que la France n’a pas ratifiée. Au sujet de la
langue, cette décision est la dernière d’un long processus
jurisprudentiel: la décision no 91-290 DC du 9 mai 1991, Loi portant
statut de la collectivité de Corse; la révision
constitutionnelle du 25 juin 1992 qui ajoute un alinéa à
l’article 2 de la Constitution selon lequel: «La langue de la
République est le français»; décision no 96-374 DC
du 9 avril 1996, Loi organique portant statut d’autonomie de la
Polynésie française…
[22] In: «Le respect par l’Europe des valeurs fondamentales de
l’ordre juridique national», Cahiers du Conseil constitutionnel,
no 18, 187. <http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/
root/bank_mm/pdf/pdf_cahiers/cccc18.pdf>.
[23] L’on retrouvera
l’intégralité des comptes rendus des auditions publiques
sur: <http://www.assemblee-nationale.fr/13/cr-miburqa/09-10/index.asp>. Au total, la mission a auditionné, en privé ou en
public, 200 personnes.
[24] Successivement, il s’est agi de Rémy Schwartz,
conseiller d’Etat, de Denys de Béchillon, d’Anne Levade, de
Bertrand Mathieu et de Guy Carcassonne, tous professeurs de droit public.
[25] Quant aux amateurs, encore une fois, ils peuvent lire l’intégralité
des travaux de cette mission sur: <http://www.assemblee-nationale.fr/13/commissions/voile-integral/index.asp>.
[26] C’est à la version pdf que l’on se réfère: <http://www.conseil-etat.fr/cde/media/document/ avis/etude_vi_30032010.pdf>.
[27] De leur côté, le 18
août 2010, les députés belges, dont le pays est pourtant
plongé dans une grave crise politique, ont, en commission, adopté
une proposition de loi qui désigne les personnes qui se
présenteront dans l’espace public le visage masqué ou
dissimulé, en tout ou en partie, par un vêtement de manière
telle qu’elles ne soient plus identifiables. Elles
seront punies d’une amende et/ou d’une peine de prison de un
à sept jours. L’espace public désigne l’ensemble des
rues, chemins, jardins publics, terrains de sports ou encore des
bâtiments destinés à l’usage du public dans lesquels
des services peuvent lui être rendus. Et cette interdiction
générale est justifiée par la nécessité
d’assurer la sécurité publique et d’éviter la
radicalisation identitaire.
[28] Cf.: <http://www.senat.fr/leg/pjl09-675.html>.
[29] Cf. JORF no 0237 du 12 octobre 2010, 18344. Avant son adoption définitive et au lendemain de sa
validation par le Conseil constitutionnel, la présidente du tribunal de
Bobigny, le 8 octobre, a demandé à une femme intégralement
voilée et assise dans le public de se dévoiler ou de quitter la
salle, ce qu’a choisi de faire la personne en cause.
[30] L’on pourra consulter l’intégralité de
cet arrêt sur le site de la Cour européenne des droits de
l’Homme: <http://www.echr.coe.int/echr/>.
[31] L’on retrouvera tous les discours et
allocutions de Nicolas Sarkozy sur le site suivant: <http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2007/allocution-de-m-le-president-de-la-republique.7012.html>.
[32] Déjà par une lettre de mission datée du 20
octobre 2005, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, avait
demandé à Jean-Pierre Machelon de conduire les travaux
d’une Commission de réflexion juridique sur les relations des
cultes avec les pouvoirs publics. L’objectif était
d’apporter un «certain nombre d’amendements au corpus
des textes (loi de 1905, dispositions du code des collectivités
territoriales, du code de l’urbanisme, du code général des
impôts …)». Cf. le rapport remis sur: <lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/.../0000.pdf>.
[33] Comme le signale l’étude du
Conseil d’Etat qui a été rapportée, en République
des Etats-Unis, les références à "Dieu" sont très nombreuses: devant le chief justice, le
Président de la République nouvellement élu prête
serment de protéger la Constitution en posant sa main gauche, celle du
cœur, sur la Bible; le serment au drapeau qui mentionne “one nation under God”; la ponctuation des discours politiques par le
“God bless America” ou encore la mention “in God we trust” inscrite sur les billets de banque.
[34] Dans le sens de cette question, Didier
Pourquery rapporte, dans un article intitulé «Maux, doutes
et mots d’août», son terrible cas de conscience
provoqué par 6000 panneaux publicitaires dont le slogan est:
«Fièrement halal». Qualifiant ces affiches d’«ethno-communication»,
il en vient à penser «que la France est définitivement
– et fièrement, donc – entrée dans l’ère
du communautarisme», ce qui trouble ceux qu’ils dénomment
«les républicains un peu laïcards». Sur le ton de
l’anecdote journalistique, l’auteur interpelle sérieusement
la nature de la vie en société en République laïque. In:
Le Monde Magazine, no 48, supplément au Monde du 14
août 2010, 3.
[35] Ces réflexions sont empruntées à J.-M. Kintzler dans: «Qu’est-ce
que la République laïque?» Article en ligne sur: <http://www.mezetulle.net/article-qu-est-ce-que-la-republique-laique-i-par-j-m-kintzler-43435412.htmlv>.
[37] Titulaire de la chaire
«Histoire et Sociologie de la laïcité» à
l’Ecole pratique des hautes études et auteur de nombreux ouvrages
sur ce thème, il répond aux questions qui lui sont posées
par la revue Regards sur l’actualité, dans son
numéro de février 2004 consacré à «Etat,
laïcité et religions» et publié par La Documentation
française. Cf. site: <http://www.ladocumentationfrancaise.fr/>.
[38] Cf.: <http://www.education.gouv.fr/cid2025/l-enseignement-du-fait-religieux-dans-l-ecole-laique.html>, 22.
[39] Sur le droit comparé et concernant les analyses, il
convient de se reporter avec grand intérêt à: http://www.droitdesreligions.net/rddr.htm.
[40] Propos recueillis par La Gazette de Berlin en
français, sur http://www.lagazettedeberlin.de/6135.html.
[41] Longtemps considérée comme un exemple par les
tenants du pluralisme démocratique et libéral, y compris dans la
sphère publique, l’Allemagne est, aujourd’hui, agitée
par un débat virulent sur la validité de son modèle depuis
la parution de l’essai très controversé de Thilo Sarrazin,
Deutschland schafft sich ab.
Ce membre du parti social-démocrate y affirme que les musulmans minent
la société allemande.
[42] Ces réflexions sont empruntées à J.-P. Derosier, «La
Cour constitutionnelle allemande et le port du voile, commentaire de
l’arrêt du 24 septembre 2003», Revue française de
droit constitutionnel 2/2004 (no 58), 439-447.
[43] Sous le régime franquiste, à partir de la fin de la
guerre civile, il n’y a pas de Constitution mais des "Leyes fundamentales"
qui font de la religion catholique une religion d’Etat.
[44] Deux affaires liées à la représentation du
Christ en croix ont ébranlé ce pays, dont la Constitution, dans
l’alinéa 2 de son préambule, contient les phrases
suivantes: «Nous, Nation polonaise - tous les citoyens de la
République, tant ceux qui croient en Dieu, Source de la
vérité, de la justice, de la bonté et de la beauté,
que ceux qui ne partagent pas cette foi et qui puisent ces valeurs universelles
dans d’autres sources». Référence est encore faite
dans l’alinéa 6 à «la culture ayant ses racines dans
l’héritage chrétien de la Nation …». En 1998,
l’adossement d’une croix de huit mètres de haut sur le mur
d’enceinte du camp d’Auschwitz-Birkenau, a entraîné le
cardinal Franciszek Macharski à dire publiquement: «Les juifs
veulent dominer à Auschwitz, alors qu’ils n’ont rien
à faire ici, ils étaient tués à Birkenau, le camp
auxiliaire distant de 3 kilomètres». Au cours du mois
d’août 2010, une vive polémique, aux plus hauts niveaux de
l’Etat et de l’Eglise catholique, est née à propos du
transfert dans une église de la croix érigée devant le
palais présidentiel à Varsovie à la mémoire de
l’ex-Président de la République et devant laquelle est venu
se recueillir Jaroslaw Kaczynski, ex-Premier Ministre. Le secrétaire de
l’épiscopat, Stanislaw Butziq, a appelé, dans ce cas,
à rendre possible le transfert, afin que ceux qui prient ne soient pas
exploités politiquement.
[47] Le texte est sur le site suivant: http://la-croix.com/Tribune-de-la-conference-des-responsables-de-culte-en-France/documents/2460158/47602.
[48] Dans la Constitution arménienne du 5
juillet 1995, dont le chapitre premier
contient les fondements
de l’ordre constitutionnel,
l’article 8.1, 2e alinéa énonce: «The Republic of Armenia recognizes the
exclusive historical mission of the Armenian Apostolic Holy Church as a
national church, in the spiritual life, development of the national culture and
preservation of the national identity of the people of Armenia».
[49] Dans la Constitution bulgare du 13 juillet 1991, dont le chapitre
premier est consacré aux principes fondamentaux, l’article 13 (3)
est ainsi rédigé: «La religion traditionnelle en
République de Bulgarie est le culte orthodoxe».
[50] La Constitution chypriote du 16
août 1960 contient dans ses dispositions fondamentales, un article 2
selon lequel: «Pour les besoins de cette Constitution:
1. La communauté grecque comprend
tous les citoyens de la République qui sont d’origine grecque et
dont la langue maternelle est le grec ou qui partagent les traditions
culturelles grecques ou sont membres de l’Eglise orthodoxe grecque.
2. La communauté turque comprend
tous les citoyens de la République qui sont d’origine turque et
dont la langue maternelle est le turc ou qui partagent les traditions
culturelles turques ou sont musulmans».
[51] Dans la Constitution grecque du 9 juin 1975, la Section B sur les
rapports entre l’Eglise et l’Etat contient un Article 3 ainsi
rédigé: «1. La religion dominante en Grèce est celle
de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ. L’Eglise orthodoxe de
Grèce, reconnaissant pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ, est
indissolublement unie, quant au dogme, à la Grande Eglise de
Constantinople et à toute autre Eglise chrétienne du même
dogme, observant immuablement, comme celles-ci, les saints canons apostoliques
et synodiques ainsi que les saintes traditions».
[52] Si l’île de Malte est devenue une République en
1974, c’est l’article 2 (1) de la Constitution du 21 septembre 1964
qui est toujours en vigueur et qui énonce: «The religion of
Malta is the Roman Catholic Apostolic Religion».
[53] L’ex-République yougoslave de Macédoine, la
France (sauf en Alsace et en Moselle) et la Géorgie font partie du
premier groupe. Outre l’Italie, l’on trouve dans le
deuxième: l’Autriche, certains Länder
d’Allemagne, des communes suisses et la Pologne. L’Espagne, la
Grèce, l’Irlande, Malte, Saint-Marin et la Roumanie constituent le
troisième groupe (§ 27).