Université de Paris
Ouest-Nanterre
La laïcitÉ kÉmaliste
confrontÉe À la dÉmocratisation de la Turquie
Par une
révolution "par en haut", Mustafa Kemal a instauré la
laïcité pour construire un Etat-Nation moderne turc à la
place de l’Empire ottoman islamique, multicommunautaire, à
prétention universelle. Il a imposé un laïcisme radical au
nom de ce qu’on appelle les "six
flèches" du kémalisme:
«républicanisme, nationalisme, laïcisme,
révolutionnarisme, populisme et étatisme».
A la
différence de la "sécularisation" de l’Etat et du respect des
libertés, la laïcité n’est pas un principe moderne
universel. Ces principes n’existent d’ailleurs jamais tout nus mais
revêtus d’habits particuliers. On verra que la laïcité
kémaliste est très différente de la laïcité
française à laquelle elle a emprunté le nom. Elle rejette
certes la religion dans la sphère privée; mais l’Etat
intervient sur la religion pour la turcifier et la moderniser (I,1).
Ce laïcisme
radical était incompatible avec la démocratie libérale et
impliquait un régime autoritaire à parti unique de
l’oligarchie bureaucratico-militaire. A terme, l’interdiction des
Confréries soufies qui relevaient de la société civile a
cependant largement échoué (I,2).
Une
laïcité assouplie a pu se maintenir lors de la
démocratisation des années 1950-1974, malgré
l’ascension au pouvoir d’élites plus
périphériques et civiles soutenues par l’électorat
anatolien rural et pieux (II,1).
L’ampleur de
l’exode rural et le "choc
pétrolier" qui a plongé le
modèle de développement turc dans sa crise finale (1974) ont fait
apparaître des mouvements non kémalistes de gauche et de droite, dont
un parti se réclamant de l’islam qui s’est implanté
dans l’appareil d’Etat à la faveur de sa participation
à des gouvernements de coalition, jusqu’au coup d’Etat
militaire de 1980 (II,2) qui a préparé le triomphe actuel
d’un islam conservateur et libéral, beaucoup plus que la
consolidation du "kémalisme" dont il se réclamait,
réalisé sous la direction civile de Turgut Özal (III,1).
Aujourd’hui,
le parti A.K.P. – scission de partis qui se revendiquaient de
l’islam politique et ayant rompu avec eux –, se réclamant de
la candidature de la Turquie à l’U.E. et d’un conservatisme
démocrate, gouverne depuis 2003 avec une majorité absolue. Il a
résisté à cinq ou six tentatives de coups d’Etat militaires
ou de ce qu’on appelle "l’Etat
profond" et il a réussi à limiter
le prestige et les privilèges d’Etat dans l’Etat de
l’Armée. Ce sont d’ailleurs surtout ces privilèges
que l’Armée défendait lors de ses coups d’Etat
antérieurs accomplis au nom du kémalisme et de la
laïcité. Une nouvelle idéologie impose son
hégémonie, celle dite de "la synthèse turco-ottomane" que partageait le général
Evren, auteur du coup d’Etat de 1980, mais largement
élaborée auparavant par les cemaats
soufies: un discours exaltant l’esprit d’entreprise, les sciences
et les techniques, très à l’aise dans la "globalisation" libérale, se réclamant de la
"vraie laïcité" contre le "laïcisme" et de l’"ataturkisme" (Atatürk signifie "père des Turcs") à la place du "kémalisme" (III,2).
I,1.
– Pendant la "guerre de libération
nationale", Mustafa Kemal déclarait
combattre pour libérer le Sultan-Calife du joug des occupants "infidèles". L’ouverture à Ankara de la
Grande Assemblée Nationale a été
précédée d’un imposant cérémonial
religieux. La Constitution de 1924 proclamait l’islam religion d’Etat.
Cet article a disparu de la Constitution de 1928, mais la laïcité
n’a été inscrite dans la Constitution qu’en 1937, un
an avant la mort de Kemal.
L’objectif
était d’abord "nationaliste": créer un Etat-Nation en Thrace et
en Anatolie, rompant avec toutes les conceptions impériales
(ottomaniste, panislamiste ou panturquiste); une République turque, dont
les citoyens seraient turcs et rien que turcs; donc rejeter l’islam dans
la sphère privée, abolir le Sultanat mais aussi le Califat, les
tribunaux religieux et imposer le monopole de l’Etat dans
l’éducation. Mais il fallait aussi turcifier et moderniser
l’islam, donc instaurer le contrôle de l’islam par
l’Etat.
L’objectif différait de celui que
poursuivait la modernisation ottomane au XIXe siècle: dans un empire
islamique à prétention universelle fondé sur le
multicommunautarisme, passer de l’inégalité traditionnelle
entre musulmans et les communautés de non-musulmans inférieurs
(chrétiens, arméniens, juifs…), à
l’égalité en droit, tout en conservant le multicommunautarisme
confessionnel ("système des millets") dont dépendait le statut personnel. Après
le "génocide" de 1915 et l’échange des populations
réalisé avec la Grèce, les non-musulmans ne
représentaient plus qu’une infime minorité. Le
problème était de réaliser la révolution nationale
et la modernisation par en haut, en organisant l’islam par l’Etat
(le "diyanet" ou
direction des cultes), en formant les imams dans des "imam-hatips" d’Etat et la
Faculté de théologie d’Ankara, en fonctionnarisant plus
étroitement qu’auparavant les imams.
Si Kemal a rejeté l’islam dans la
sphère privée, on voit que la laïcité à la
turque n’a pas beaucoup de rapport avec la séparation de
l’Eglise et de l’Etat français, même si elle lui
emprunte le concept. Il ne s’agit pas principalement d’assurer la
liberté de conscience et de culte, mais de construire la nation turque
et la République. Nous n’évoquerons pas ici le
problème de la liberté et de l’égalité entre
les musulmans sunnites et les alevis pour ne pas alourdir l’exposé.
La "turcification" de l’islam osera imposer l’appel à la
prière en turc, en désignant Allah par Tanrï, le nom du Dieu
Ciel des Türüks chamanistes d’Asie Centrale au VIe
siècle. La modernisation kemaliste illustre la flèche du "révolutionnarisme" par son radicalisme: code civil suisse, calendrier
grégorien, repos le dimanche, abandon de l’alphabet arabe
sacré, interdiction du turban et du fez. Non contente d’être
laïque, la République a été "laïciste", stigmatisant les "ténèbres" des superstitions religieuses ottomanes.
L’islam populaire ottoman était
surtout un islam soufi, affaire de multiples Confréries (Tarikat)
très diverses, plus ou moins hétérodoxes qui relevaient de
la société civile; à la différence de l’islam
d’empire et de ses imams, ulemas, cadi et müfti. Profitant de la
mobilisation nationaliste turque contre le soulèvement
séparatiste kurde de 1925, dirigé par un cheik Nakshibendi qui
appelait au rétablissement du Califat, Mustafa Kemal a interdit les
Confréries.
I,2. – Ce laïcisme radical était
incompatible avec la démocratie libérale, exigeait la dictature
de l’oligarchie bureaucratique et militaire et le parti unique, le Parti
Républicain du Peuple (PRP), un parti unique de type "exclusionnaire"[1] ne cherchant pas à mobiliser les masses
pour qu’elles participent à la modernisation comme le font les
partis "révolutionnaires", mais plutôt à maintenir leur
passivité sous la direction d’une élite
militaro-bureaucratique.
Il serait néanmoins faux d’imaginer
l’Armée turque comme un bloc laïc sans faille, ce que
l’armée veut faire croire, et contrairement à la
façon dont on se la représente en France. Quand Kemal a interdit
les Confréries, il a en même temps procédé à
la dissolution et à la répression du Parti Républicain
Progressiste fondé par certains des chefs militaires les plus
prestigieux de la guerre de Libération Nationale, dont le
général Kasïm Karabekir, sans lequel Kemal n’aurait
pas pu prendre la tête du mouvement national. Il s’agissait
d’anciens "Jeunes Turcs" pas vraiment favorables à l’abolition du
Califat, parce qu’elle aurait limité l’influence de la
Turquie dans le monde et parce qu’ils pensaient que l’islam
représentait un trait constitutif de l’identité turque.
A long terme, l’interdiction des
Confréries s’est soldée par un échec. Certaines
Confréries, surtout orthodoxes, ont réussi à perdurer
clandestinement en se transformant et en renonçant à leur
organisation très disciplinée en cercles concentriques. Saïd
Nursi, à l’origine des Nurcus, a été le premier
à organiser une "Cemaat"
(communauté) moderne en s’en tenant aux réunions
régulières de lecture et de discussion (dershane) dans des locaux privés de son œuvre, le "Livre de la Lumière", en principe favorable aux sciences. Les musulmans pieux
ne faisaient pas confiance à l’islam de l’Etat laïc.
Rapidement, les imam-hatips et la
Faculté de théologie ont été fermés, moins
par un excès de radicalisme et plutôt faute de recrutement. La
formation religieuse a été l’affaire des cemaats semi-clandestins plus enfouis
que jamais dans les profondeurs de la société civile.
Il ne faut pas croire à
l’opposition propagandiste du kemalisme des "lumières" aux "ténèbres ottomanes". La modernisation ottomane a battu son plein, notamment
l’éducation scientifique et technique sous la dictature
d’Abdül Hamid II qui imposait en même temps
l’enseignement de la religion, s’entourait d’imams,
était lui-même un kadiri pieux et colorait l’"ottomanisme" de "panislamisme". Les "Jeunes Turcs" qui l’ont
contraint à abdiquer étaient favorables à une forme
panislamiste de l’"ottomanisme" et au Califat. Ils ont approuvé la proclamation du
Jihad par le Calife en 1914, même s’ils se réclamaient
d’Auguste Comte et d’Emile Durkheim. L’idéologue du
C.U.P. Jeune Turc, partisan du "panturquisme", Ziya Gökalp, faisait de l’islam une composante
essentielle de l’identité culturelle turque.
Mustafa Kemal ne concevait pas le parti unique
comme un dogme. Il a souhaité la création d’un parti
d’opposition plus libéral mais contrôlé, capable
d’exprimer les mécontentements en les canalisant à
l’intérieur du kémalisme et de la laïcité. Il a
demandé à son ami Fethi Bey de fonder en 1930 le Parti
Républicain Libéral en lui en fournissant les moyens.
Une vague de contestation religieuse s’est
engouffrée dans cette brèche et a débordé Fethi Bey
lors de la campagne pour les élections locales de 1930. Accueilli en
sauveur à Izmir par des foules en délire, Fethi Bey a
été interdit de discours par le gouverneur et il s’en est
suivi de graves affrontements. Toute l’Administration s’est
mobilisée pour le triomphe électoral de l’ancien parti
unique. Conscient de son incapacité à canaliser l’opposition
à l’intérieur de la laïcité, Fethi Bey a
lui-même dissous le P.R.L. Peu après, sous prétexte de la
découverte d’un complot à caractère religieux
(Menemen), la répression s’est déchaînée,
suivie d’élections très contrôlées.
II,1. – En 1945, Ismet Inönü, le
successeur de Kemal prend acte de la victoire des démocraties
libérales et décide d’accepter le principe
d’élections pluripartisanes au suffrage universel direct et non
plus à deux degrés comme auparavant. Le Parti Démocrate
(D.P.), scission de l’aile critique du P.R.P., est fondé. Les
premières élections ont été faussées par
l’Administration; mais le Parti Démocrate triomphe en 1950.
L’ouverture démocratique a promu des élites politiques plus
périphériques et civiles, limitant l’ancienne domination
des élites bureaucratico-militaires; elle a assoupli la laïcité.
Inönü avait déjà introduit des cours de religion
facultatifs à l’école; le Parti Démocrate
décidera qu’il faut faire une demande non plus pour en
bénéficier, comme auparavant, mais pour en être
dispensé. Il rétablit l’appel à la prière en
arabe. Les écoles d’imams rouvrent et recrutent.
Cette ouverture démocrate et cet
assouplissement de la laïcité n’ont pas suscité de
débordements anti-laïcs. Après une période de
prospérité au début des années 1950, le Parti
Démocrate l’a encore emporté en 1954 et en 1957. Le
Président de la République, dernier Premier Ministre du vivant de
Kemal, Celal Bayar, s’est efforcé de ne pas admettre de
débordements. Issu d’une scission de l’ancien parti unique,
le Parti Démocrate était un parti laïc et kémaliste.
Du passé, il avait conservé des réflexes autoritaires. Il
a notamment fait interdire un parti se réclamant de l’islam, moins
par laïcisme et plus pour éliminer un concurrent dans
l’électorat rural et pieux contre le P.R.P. laïciste, urbain
et centraliste. Ce n’est que dans les derniers moments avant le coup
d’Etat militaire de 1960, quand la situation économique
s’est dégradée et que montait le mécontentement, que
le Premier Ministre, Adnan Menderes, a manifesté du laxisme dans
l’application des lois laïques.
Le coup d’Etat militaire de 1960
s’est drapé dans le kémalisme et la sauvegarde de la
laïcité menacée. Mais il a eu surtout pour but de
rétablir le prestige et les privilèges de l’Armée,
face au personnel politique plus civil et à l’ascension sociale
d’élites dominantes plus marchandes.
Des officiers se réclamant pour les uns
d’un kémalisme "progressiste" anti-impérialiste, comme Aydemir, ou au contraire
d’un panturquisme de droite, comme le colonel Türkesh, futur leader
de l’extrême-droite, ont été à l’origine
de ce coup d’Etat. Le chef de l’armée de terre, le
général Gürsel, a décidé d’en prendre la
tête pour éviter une division dramatique de l’armée.
Alors que les initiateurs de gauche et de droite étaient pour un
régime autoritaire, il souhaitait un retour rapide au gouvernement
civil. Pour imposer cela à la junte, il s’est appuyé sur un
mouvement civil d’universitaires et d’étudiants
démocrates. Si bien que ce coup d’Etat, dont ce
n’était pas le but, déboucha sur la Constitution de 1961,
la plus démocratique que la Turquie a connue, que les militaires des
coups d’Etat ultérieurs critiquèrent comme un "luxe" au-dessus des moyens
de la Turquie. Cette expérience paradoxale est à l’origine
du mythe, entretenu par la propagande et largement cru à
l’étranger, de l’Armée turque kémaliste
sauvegarde de la laïcité. Il a été créé
le Conseil de Sécurité Nationale (M.G.K.), dominé par les
militaires, ayant le droit d’imposer des injonctions obligatoires au
gouvernement, exerçant une véritable tutelle sur la
société.
Pendant les années 1960,
caractérisées par la domination du Parti de la Justice (A.P.)
– dirigé par Suleyman Demirel – qui a succédé,
en plus bourgeois, à celle du Parti Démocrate interdit, la laïcité
assouplie n’a pas été remise en cause. Elle n’a pas
été l’enjeu du coup d’Etat militaire de 1971,
provoqué par la menace de la montée des luttes syndicales et
grévistes et une contestation de l’impérialisme
américain. Mais il s’est réclamé de la doxa kémaliste de la
laïcité.
II,2. – Dans les années 1970,
l’exode rural bouleverse le paysage politique. Comparé à
celui que l’Europe occidentale a connu à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’exode rural
en Turquie, beaucoup plus brutal et étendu sur une longue durée,
évoque la différence entre les chutes du Niagara et le
compte-goutte. Istanbul gagnait à peu près 300.000 habitants par
an et ce phénomène concernait bien d’autres villes. Les
Turcs pieux d’Anatolie "ruralisent" les villes dont les habitants urbanisés depuis
plusieurs générations sont noyés dans un océan de "paysans dépaysannés" qui transfèrent à la ville des
solidarités et des croyances de leurs régions d’origine, en
même temps qu’ils les adaptent pour se confronter aux conflits
urbains et de la société industrielle. Les migrants doivent, par
exemple, renforcer la solidarité familiale, parce qu’elle est
indispensable pour se loger, trouver un emploi ou fonder un commerce, etc.,
alors qu’elle est menacée par l’éclatement de la
famille élargie d’origine: une partie reste à la terre,
d’autres parties émigrent hors de Turquie ou dans
différentes villes de Turquie, ou différents quartiers
d’une mégapole incohérente comme Istanbul; en même
temps, il leur faut participer aux luttes syndicales ou politiques et suivre un
enseignement scientifique et technique.
Des mouvements se réclamant
d’idéologies non kémalistes se développent et
s’affrontent. Necmettin Erbakan organise un parti musulman hostile
à la laïcité; le Parti Ouvrier Turc et ses scissions "gauchistes" préconisent la
révolution socialiste; le colonel Türkesh et ses milices de Loups
Gris unifient une extrême-droite panturque.
En 1974, le "choc pétrolier" qui
précipite le processus de ce qu’on appelle la "globalisation" du capitalisme plonge
la Turquie dans un chaos de longue durée. Il enterre le modèle de
développement autocentré, protectionniste et dirigiste, en
suscitant d’énormes dégâts sociaux. Les
extrémistes de droite et de gauche s’affrontent dans la violence.
Alors que le rapport des forces est défavorable à
l’extrême-gauche, ses différents groupes se combattent entre
eux, en principe à propos des controverses théoriques du
marxisme-léninisme, mais en réalité ces conflits
reflètent de façon invisible des allégeances et croyances
issues des campagnes (Turcs et Kurdes; sunnites et alevis; Nakshibendi et
Nurcu; différents clans régionaux, etc.) pour le contrôle
des rues des "gecekondu",
c’est-à-dire des banlieues auto-construites; des conflits devenus
impensables dans la langue politique moderne marxiste-léniniste
adoptée par les migrants d’extrême-gauche.
Le Parti du Salut National (P.S.N.)
d’Erbakan a d’abord participé au gouvernement du P.R.P.
d’Ecevit qui a gagné les élections d’après le
coup d’Etat de 1971 en prétendant se transformer en parti "social-démocrate", mais sans disposer de la majorité absolue. Pour ce
faire, il a dû concéder le droit pour les élèves
issus des imam hatips
d’accéder aux Universités – une réforme qui
s’avérera avec le temps très lourde de conséquences
– et laisser à des membres du P.S.N. des ministères
très importants. Très populaire après l’intervention
turque à Chypre en 1974, Ecevit a rompu l’alliance en pariant sur
une dissolution qui n’aura pas lieu pour renforcer sa majorité; et
il s’est retrouvé face à une coalition de la droite et de
l’extrême-droite. La situation s’est dramatiquement tendue.
Après les élections de 1978, Ecevit est parvenu à
constituer un nouveau gouvernement qui sera très
éphémère, miné par une inflation catastrophique et
un chômage massif. A nouveau, une coalition du Parti de la Justice avec
Erbakan et Türkesh gouverne. Pendant cette période, en un temps
record, le P.S.N. d’Erbakan s’est implanté dans
l’appareil d’Etat, en particulier au sein du diyanet et de l’éducation nationale. Les écoles
d’imams ont littéralement proliféré. Mais de vives
tensions se sont manifestées dans le Parti pour diverses raisons. Le
choix de l’industrialisation par Erbakan suscitait la méfiance des
traditionalistes; des rivalités ont éclaté entre
Nakshibendi et Nurcus. L’organisation autoritaire du Parti exigeant
l’allégeance au chef charismatique suscitait des
difficultés dans la mesure où le parti tendait à se
substituer aux cemaats, etc.
Le coup d’Etat militaire de 1980 du
général Evren, beaucoup plus répressif que les
précédents et étalé sur une beaucoup plus longue
période, mit fin à ce chaos de façon très violente.
III,1. – Le discours du général
Evren se réclamait du kémalisme et de la laïcité,
mais il n’avait rien de "laïciste". Sous sa direction, l’idéologie dite de la "synthèse turco-ottomane" se réclamant du nationalisme et de l’islam
s’est installée et devient dominante. Le général a
qualifié publiquement l’islam de "religion la plus rationnelle" du monde, sans doute parce qu’elle constituait un
rempart très efficace contre les menaces que combattait au premier chef
le coup d’Etat: la subversion sociale et le séparatisme.
D’abord chargé des finances et de
l’industrie après le coup d’Etat, le Premier Ministre, qui
devait assurer le retour à la vie civile et imposer le tournant
libéral et extraverti à l’économie pour
l’adapter à la "globalisation", n’avait rien d’anti-occidental, à la
différence d’Erbakan. Ingénieur de formation, il a
été employé à la Banque Mondiale à New York
et c’est lui qui a de nouveau fait acte de candidature de la Turquie
à la C.E.E. (1987). Sa femme n’était pas voilée,
à la différence des épouses et des filles des dirigeants
actuels de l’A.K.P. Mais il était Nakshibendi
(d’Iskenderpacha), disciple de Cheikh Kotku puis proche de son
successeur, Esat Cochan, comme son frère, ancien ministre de
l’Intérieur P.S.N. du gouvernement Ecevit. Il avait
été candidat du P.S.N. à Izmir avant de rompre comme
d’autres, en 1977, avec Erbakan. Premier Ministre, il a effectué
le pèlerinage à La Mecque, un précédent
inédit dans la République. Le parti qu’il a
créé, Anavatan Partisi (A.N.A.P.), était largement soutenu
par des cemaats sans être en
rien un parti islamiste ou même musulman.
Il a favorisé l’éclosion
d’une nouvelle bourgeoisie de P.M.E. anatoliennes, très
différente de la grande bourgeoisie occidentale de l’époque
de l’étatisme, en général très pieuse et
proche des réseaux soufis, en particulier en ouvrant les portes de la
Turquie aux banques islamiques du Golfe. A cette époque, se sont
constitués les "Tigres anatoliens" qui se sont rassemblés en 1990 dans une
organisation d’hommes d’affaires concurrente de la
T.Ü.S.I.A.D. (Association des industriels et des hommes d’affaires
turcs), la M.Ü.S.I.A.D., proche des cemaats,
se réclamant d’une éthique professionnelle musulmane
fondée sur la solidarité, la loyauté et un islam
éclairé.
En 1982, les "cours de religion"
deviennent obligatoires dans les écoles. En 1983, une loi sur les
fondations de bienfaisance ressuscite les Vakïf (Fondations pieuses)
ottomans et permet aux cemaats de
développer d’immenses réseaux d’organisations sur
toutes sortes d’objets. Özal a également autorisé
l’ouverture d’écoles privées qui ont permis aux cemaats de créer des
écoles, en particulier les disciples de Fethullah Gülen. Il a
même autorisé le port du voile à l’Université,
décision annulée par la Cour constitutionnelle[2]. Sous sa
Présidence, en 1991, l’article 163 du Code pénal
interdisant l’instrumentalisation politique de la religion a
été supprimé. Le budget du ministère des Cultes a
été multiplié par deux sous les gouvernements Özal. A
cette époque, les maisons d’édition, la presse se
revendiquant de l’islam, en particulier Zaman (proche des
Fethullacï), les chaînes de radio et de télévision
proches des cemaats, se sont
développées.
Le coup d’Etat de 1980 a été
incomparablement plus répressif que les précédents contre
l’extrême-gauche, la gauche et les syndicats. Il a brisé la
contestation sociale et politique de gauche, même s’il a
frappé plus largement et emprisonné tous les leaders politiques,
y compris Erbakan. Il a ainsi ouvert aux organisations des réseaux de cemaats le monopole de
l’encadrement des migrants. L’émigration rurale n’a
pas cessé. En 2000, 65% des Turcs habitent en ville, dans des conditions
de précarité et d’illégalité qu’on
devine puisque, par exemple, 70% des habitants d’Ankara dans les
années 80 habitaient des gecekondu.
Pour ces migrants, les mosquées représentaient les repères
et les réseaux professionnels ou de quartier (hemserilik) se superposaient aux réseaux religieux qui accueillaient
en outre, dans leurs foyers, les jeunes en formation issus des campagnes.
Les idées nouvelles des cemaats s’adaptaient à
cette mission. Les Nakshibendi du courant d’Iskender-Pacha (Cheikh Kotku
et Esad Cochan) étaient partisans de l’islamisation graduelle par
en bas et faisaient passer la "technique" avant l’ascèse, en invitant les musulmans
à "chevaucher le tigre" pour islamiser la modernité. Le courant de la
mosquée d’Erenköy, animé par Mahmut Sami Ramazanoglu,
a attiré nombre de professeurs, de journalistes, d’hommes
d’affaires, surtout quand Musa Topbash et son fils Osman ont pris la
direction de l’ordre. Les Süleymancï, le groupe qui compte le
plus d’adeptes en Turquie et en Allemagne, ont joué un grand
rôle. Les Nurcus étaient particulièrement bien
placés pour encadrer les nouveaux migrants, surtout leur aile la plus
moderniste, celle des partisans de Fethullah Gülen.
L’Armée a exercé sa tutelle
sur la société en reconstruisant elle-même le paysage
politique. Les anciens partis sont restés interdits. Ont
été formés un parti de centre droit et un parti de centre
gauche dirigés par d’anciens militaires. Mais l’Armée
n’a pas pu ne pas autoriser le parti créé par le "magicien de l’économie", Turgut Özal, l’A.N.A.P., qui l’a
emporté de façon écrasante. Les Turcs ont
plébiscité le seul parti vraiment civil, mais l’A.N.A.P.
l’emporte encore en 1987 après recomposition du paysage politique
antérieur. Aux élections de 1991, c’est le parti dirigé
par M. Demirel, le Parti de la Juste Voie (D.Y.P.) qui l’emporte, mais
l’A.N.A.P. reste à un niveau très élevé sous
la direction de M. Yïlmaz, Turgut Özal étant devenu
Président de la République. Ces élections ont
montré que le parti islamique d’Erbakan, le Refah (Parti de la
Prospérité), a obtenu un bon score et surtout qu’il a
beaucoup progressé dans l’électorat urbain, alors
qu’avant le coup d’Etat de 1980, le P.S.N. était un parti
anatolien et plutôt rural. Il commençait à capitaliser à
partir du militantisme de proximité qu’il déployait parmi
les migrants. Mais l’électorat pieux, comme d’ailleurs les
animateurs de cemaats, partageaient
leurs soutiens. Bien qu’il soit, paraît-il, franc-maçon et
kémaliste, Demirel était encore soutenu par certains courants
musulmans et l’A.N.A.P. plus encore. Demirel a choisi de gouverner en
coalition avec le Parti social-démocrate. L’expérience a
été décevante. Ce gouvernement s’est englué
dans la guerre au Kurdistan, n’a mené aucune des réformes
promises, ni osé se départir d’un discours officiel confit
dans le kémalisme. Il en alla de même après la mort
d’Özal et l’élection de Demirel à la
Présidence, sous la direction de Madame Tansu Çiller, mais avec
un processus croissant de pourrissement affairiste qui touchait aussi
l’A.N.A.P. Le Refah a profité de cette désagrégation
aux élections municipales de 1994. Capitalisant son militantisme
auprès des migrants, le Refah l’a emporté dans nombre de
villes, notamment à Istanbul, sous la direction de Recep Tayyip Erdogan
et à Ankara. Les maires Refah des grandes villes
démontrèrent leurs capacités de gestionnaires, leur
modernisme et leur relative modération. Ce succès est
confirmé aux élections législatives de 1995, lors
desquelles les trois partis de droite obtiennent autour de 21% chacun, avec un
léger avantage pour le Refah. Il a été
décidé de former un gouvernement de coalition D.Y.P-A.N.A.P. Mais
Madame Çiller finit vite par accepter de participer à un
gouvernement dirigé par Erbakan, à la condition que le Refah ne
vote pas la levée de son immunité parlementaire. Pour la
première fois dans la République, un parti anti-kémaliste
se réclamant de l’islam dirigeait le gouvernement.
Ingénieur de formation et disciple de
Koktu, Necmettin Erbakan est devenu célèbre en étant
élu (1968) à la tête de l’Union des chambres de
Commerce et d’Industrie, soutenu par les petits commerçants et
artisans d’Anatolie, contre les candidats des milieux d’affaires
urbains occidentalistes. Il défendait ce que les Turcs appellent "Edep", code de conduite et
de bienséance inspiré du Coran, des codes d’honneur des
anciennes corporations (esnaf) et de
la "futuwa" soufie.
Il a fondé en 1970 le Parti de l’Ordre National, dissous en 1971,
et fut contraint à l’exil en Suisse.
A la place des symboles proprement religieux
figuraient l’ordre moral, les valeurs nationales et spirituelles, le
respect des traditions. Erbakan distingue en Turquie "trois idéologies" (Görüs): le libéralisme incarné
par Demirel, maçon, occidentaliste et manipulé
d’après lui par le sionisme, le socialisme (Ecevit) et l’"idéologie nationale" qu’il défendait. Il crée plus tard en
Allemagne le Milli Görus (idéologie nationale) qui
bénéficiera des libertés européennes, avant de
développer des journaux et des radios vers la Turquie et de représenter
une source financière considérable. Ce parti prétendait ne
pas s’opposer à la laïcité mais critiquait sa
conception turque, utilisée comme un moyen de pression sur les croyants
au lieu de garantir la liberté religieuse, et il voulait "libérer l’école de la sociologie de
Durkheim".
En 1972, Erbakan fonde le Parti du Salut
National (P.S.N.) qui précise que la Turquie pourrait être
dirigée par la charia, mais
à cette condition – qui change tout et va contre la
radicalité – que seul le Parlement en décide.
Défendant les valeurs traditionnelles d’Anatolie, ce parti est
pourtant moderniste, favorable à l’industrialisation, au
développement des infrastructures, à la formation technique. Il
était d’ailleurs largement dirigé par des
ingénieurs. Mais il n’est pas libéral, à la
différence de ce que sera l’A.K.P. Il se réclame
d’une forme de l’Etat-Providence, de la lutte contre la
pauvreté au nom de l’"ordre juste". Il est résolument contre l’Europe "club chrétien", donc
très opposé à la politique de Turgut Özal, et
prône l’organisation d’un marché commun musulman.
Son expérience de Premier Ministre a
été désastreuse. Commencé bien avant, ce
pourrissement affairiste et dans les eaux troubles des liens entre les forces
de l’ordre et les mafias dans la guerre au Kurdistan, ses assassinats et
ses horreurs, s’est poursuivi, manifesté notamment par
l’affaire dite de Süsürlük. Tansu Çiller et ses
proches ont été profondément atteints par le scandale et
Yïlmaz fut plus tard poursuivi pour ses relations avec un mafieux
recherché par toutes les polices du monde. Erbakan n’était
pas concerné mais l’alliance de l’ordre moral avec cette
pourriture caractérisait l’incohérence de ce gouvernement.
Erbakan n’a pas osé s’opposer aux bonnes relations avec
Israël, qui ont débouché sur un accord de coopération
stratégique – en particulier parce que l’Armée en
avait besoin –, ni s’en prendre aux négociations sur
l’Union Douanière avec l’Europe. Sa perspective d’un
marché commun musulman s’est heurtée, lors d’un
voyage en Libye, à une critique publique humiliante par Kadhafi, puis
à un refus de le rencontrer assorti d’une colère de
Moubarak, parce qu’Erbakan avait d’abord rendu visite au leader des
Frères Musulmans.
Il a aussi inquiété en invitant
à sa résidence officielle d’Ankara les chefs de cemaats à un repas de rupture du
jeûne, en voulant construire une grande mosquée sur la place
Taksim, à Galata, le quartier occidental historique d’Istanbul,
légaliser le port du voile à l’Université, etc. Au
lieu de se terminer par un renversement parlementaire, cette expérience
s’est hélas achevée par le coup d’Etat militaire dit "post-moderne" de 1997. "Post-moderne", parce qu’il a
suffi d’un ultimatum imposé par le Conseil de
Sécurité Nationale (M.G.K.) dominé par
l’Armée pour obtenir sa démission un peu plus tard, suivie
de la dissolution du Refah.
Fethullah Gülen a approuvé ce coup
d’Etat en disant qu’il valait mieux construire des écoles ou
des hôpitaux plutôt que des mosquées, et en précisant
qu’il n’était pas favorable au voile à
l’école.
Le Fazilet (le Parti de la Vertu) qui
succéda au Refah avant d’être dissous à son tour, vit
son audience électorale réduite en 1999 (15%).
Tous les partis ont craint des élections
anticipées et préféré un gouvernement minoritaire
dirigé par Ecevit. Fort de l’arrestation d’Ocalan, le chef
du P.K.K. kurde, de l’effondrement électoral du D.Y.P. et de
l’A.N.A.P., et du recul du Fazilet, Ecevit forme une coalition avec la
droite nationaliste (M.H.P.), moins inquiétante depuis la mort de
Türkesh. Ce gouvernement a obtenu le statut de candidat à
l’adhésion à l’U.E. (Helsinki, 1999), en
contradiction avec son orientation nationaliste; il a réalisé des
réformes législatives libérales en contradiction avec ses
réflexes répressifs violents. Miné par des scandales
concernant ses ministres, il assuma une crise économique catastrophique
en 2002, sans pouvoir profiter ultérieurement des fruits de
l’assainissement radical entrepris par Kemal Dervish qui ouvrirent, mais
sous le règne de l’A.K.P., une période de
développement considérable et de longue durée.
III,2. – Dirigés par le charismatique
Recep Tayyip Erdogan, les rénovateurs du Fazilet rompent avec Erbakan,
son nouveau parti (Saadet), ses modèles et même l’islam
politique, en fondant l’A.K.P. (Parti de la Justice et du Développement).
Ils font un pas dans la direction de feu Özal, mais à
l’envers: non pour corriger d’influences musulmanes un retour
à la démocratie civile après un coup d’Etat
militaire conservateur se réclamant du kémalisme, mais pour se
dégager de l’islamisme et constituer un parti "démocrate conservateur", sans pour autant cacher d’où ils viennent et
ce qu’ils sont (leurs femmes et filles demeurent voilées),
résolument favorables à l’économie de marché,
conformément aux idées des cemaats,
exaltant le travail, le métier, l’esprit d’entreprise pour
le bien commun de la oumma. En
défenseurs des "valeurs traditionnelles", ils font cependant campagne pour
l’intégration dans l’U.E., accréditent ainsi leur
rupture avec Erbakan, rassemblent largement l’ensemble de la bourgeoisie,
l’anatolienne et l’occidentale, et se réfèrent au
modèle de la C.D.U. d’Adenauer. Ils supplantent tous les partis de
centre droit qui ne franchissent pas les 10% nécessaires pour être
représentés et réalisent 34% des voix (Saadet, 3,5%).
Au cours de leur première
législature très prospère, malgré deux tentatives
de coup d’Etat militaire avortées, l’A.K.P. s’est
servi des exigences de l’U.E. pour s’en prendre à la tutelle
de l’Armée. Le M.G.K. ne délivre plus de recommandations
obligatoires et les militaires n’en fixent plus l’ordre du jour.
L’éducation est prise en main en profondeur, les programmes
d’histoire et de sciences sociales alignés davantage sur le
versant ottoman de la synthèse "turco-ottomane"; le "créationnisme" est élevé au rang d’hypothèse
scientifique, au même titre que l’évolutionnisme banni du
primaire.
Les adversaires de l’A.K.P. critiquent les
Européens en prétendant que ce parti instrumentalise
l’Europe pour développer ce qu’ils appellent "l’agenda islamique caché de l’A.K.P.". Il est vrai que l’A.K.P. cherche à vider la
laïcité de sa substance au nom de la liberté, mais
l’U.E. ne se prête pas à ce jeu. En 2004, elle a fait
pression pour que la criminalisation de l’adultère soit
écartée de la réforme (libérale) du code
pénal. La bataille du voile a été reprise au nom du droit
des femmes à le porter, surtout après un dîner à la
Maison Blanche d’Erdogan accompagné par son épouse
voilée, ce que le protocole républicain turc interdit. Mais la
C.E.D.H. a rejeté (2005) le recours de Leyla Shahin sanctionnée
pour avoir refusé de retirer son voile en faculté de
médecine. La proximité de l’élection
présidentielle (2007) a mis le feu aux poudres, le Président
conservant des pouvoirs importants de nomination dans la magistrature et la
haute fonction publique, alors que l’A.K.P. disposait de la
majorité requise pour faire élire Abdullah Gül.
L’Armée a lancé un ultimatum au nom de la
laïcité à la manière du coup d’Etat "post-moderne" de 1977, suivi de
très grandes manifestations civiles. Le P.R.P. et le M.H.P. ont
boycotté l’élection par deux fois pour qu’elle ne
soit pas valable, non faute de majorité, mais faute de quorum à
l’Assemblée; ce qui a conduit la majorité à voter
pour l’élection au suffrage universel direct, réforme
bloquée par le veto du Président sortant. Pour en sortir, l’Assemblée
a été dissoute et l’A.K.P. plébiscité par les
électeurs (47% de voix). M. Gül a été élu; la
réforme adoptée pour l’avenir, malgré de nouveaux
ultimatums menaçants de l’Armée. L’adoption
d’une loi autorisant le voile à l’Université suscite
une nouvelle crise. La Cour Constitutionnelle est saisie et le procureur exige
la dissolution de l’A.K.P. et la privation de leurs droits civiques de
ses leaders, y compris le Président. La Cour reconnaît le
bien-fondé de l’accusation, mais il manque une voix pour imposer
la sanction. L’U.E. a probablement fait pression pour qu’il en soit
ainsi. La guérilla continue avec l’establishment militaire et
judiciaire, marquée par des arrestations de nombreux officiers dans
l’affaire du complot "ergenekon", qui n’est pas une invention, mais dont la
réalité est sans doute beaucoup plus limitée. Cette
guérilla est ponctuée par un référendum constituant
favorable à l’A.K.P., suivi d’une nouvelle victoire aux
législatives, même si elle ne suffit pas à l’A.K.P.
pour imposer seul une nouvelle constitution.
La Turquie a
changé. Dans les années 1960, on n’aurait jamais
imaginé les rives de la Marmara à Istanbul investies chaque beau
week-end par des milliers de familles dont les femmes "enfoulardées" cuisinent sur des barbecues,
transportées par un réseau en plein essor de tramway et de
métros rutilants réalisé par la municipalité
A.K.P., sur des pelouses impeccables et fleuries à proximité de
grands immeubles qui ont remplacé les immondices et terrains vagues
mités de masures. Reflet de l’exode rural et du triomphe A.K.P.
Le probable rejet
européen de la candidature turque à l’U.E., malgré
cinq réaffirmations antérieures par les Européens de la
vocation européenne de la Turquie, n’a pas infléchi le
choix démocratique de l’A.K.P., dont la future constitution
conservera sûrement la laïcité et même le
contrôle de la religion par le diyanet
(pour éviter le radicalisme islamique), ni l’essor
économique impressionnant. Par contre, il a légitimé une
politique spectaculairement tournée vers le monde arabo-islamique, y
compris pour contester la politique israélienne à Gaza; si bien
que la Turquie fait figure de modèle pour les "révolutions arabes".
La
laïcité devrait sortir confortée de cette évolution;
à la condition qu’il existe aussi une alternative plus laïque
de gouvernement, susceptible d’assurer l’alternance. Or, celle-ci
n’existe plus aujourd’hui. Le P.R.P. s’est fossilisé;
il a abandonné son évolution social-démocrate des
années 1970 pour un nationalisme méfiant à
l’égard de l’Europe. Tel quel, il ne paraît plus
crédible, ni porteur de progrès social, ni d’un
approfondissement de la démocratie et de la laïcité.
[I contributi della
sezione “Memorie” sono stati oggetto di valutazione da parte dei
promotori e del Comitato scientifico del Colloquio internazionale,
d’intesa con la direzione di Diritto
@ Storia].
[Testo della relazione
svolta al Colloquio internazionale La
laicità nella costruzione dell’Europa. Dualità del potere e
neutralità religiosa, svoltosi in Bari il 4-5 novembre 2010 per
iniziativa della Facoltà di Giurisprudenza dell’Università
di Bari “Aldo Moro”, del Centre d’études
internationales sur la romanité Université de La Rochelle e
dell’Unità di ricerca “Giorgio La Pira” CNR –
Università di Roma “La Sapienza”]
[1] Cette opposition entre parti
"exclusionnaire" et parti "révolutionnaire" est
empruntée à S. Huntington,
"Social and institutional Dynamics of One Party System", dans S. Huntington, C. Moore (éd.), Authoritarian
Politics in Modern Society, New York, 1970, 3-47.
[2] La Cour constitutionnelle
n’a pas invoqué la laïcité pour annuler la loi, mais
le "code vestimentaire" d’Atatürk et le fait qu’il
s’agit «d’habits anti-modernes, ne correspondant pas à
une attitude libre et autonome». Le diyanet,
à l’époque, avait pris la position contraire.