Université de Paris X - Nanterre
La laïcitÉ et la RÉpublique
française
Sommaire: I. La
rencontre incertaine de la laïcité et de la République.
– II. Les temps. – III. Modes.
La
laïcité est maintenant en France un principe constitutionnel.
Généralement, il semble admis que la laïcité à
la française se révèle spécifique, si ce
n’est unique, même si elle n’est clairement définie
dans aucun texte[1].
Un consensus existe pour considérer
que cette déclinaison de la laïcité dépasse
très largement la neutralité religieuse de l’État et
la séparation de l’Église et de l’État, pour
conduire à la réduction de la religion à la sphère
privée. Ce dernier concept, quoique vague, semble la grande
originalité du système français. La République est
laïque et, d’après bien des auteurs, la laïcité
est républicaine. Il fut même dit que la laïcité
était l’essence même de la République[2]. Cette vision,
quasi officielle, s’autorise surtout des principes qui se dégagent
de la loi Ferry sur l’éducation de 1882, plus que ceux de la loi
de séparation de l’Église et de l’État de
1905. Elle repose sur l’idée, largement téméraire,
que la laïcité n’est pas une opinion mais « la
liberté d’en avoir une », et donc que la
laïcité est nécessaire à la concorde
républicaine. Nous pourrions appeler cette position
« laïcité savante » puisque, à
défaut de reposer sur des bases historiquement incontestables, elle
résulte d’un discours cohérent et exprimé
majoritairement par les classes politique et universitaire.
Pour parodier Pierre
Goubert parlant du pouvoir absolu de Louis XIV, il serait nécessaire
d’envisager une approche populaire de la laïcité.
L’absence de nécessité d’être cohérent
et consensuel conduit à une révélation brute du
phénomène, à bien des égards plus parlante que le
discours d’hommes habitués à parler. Pour éviter
toute polémique, j’utiliserai le terme
« laïcité sauvage » pour désigner le
discours incivilisé de ceux qui répondent, sans souci de
maintenir une légende, aux questions qui leur sont posées. A
l’objection qui consiste à me reprocher de faire parler les
imbéciles, je répondrai que les imbéciles, si vraiment ils
le sont, ont le mérite de ne pas hésiter à
révéler le dessous des cartes car ils ne comprennent pas pourquoi
le jeu devrait rester secret. Mon expérience de formateur et
d’examinateur pour divers examens et concours de niveau M1 [3] montre
qu’à la question « qu’est-ce que la
laïcité ? », un nombre important
d’étudiants répondent:
« l’hostilité à toutes les
religions », d’autres: « l’hostilité
au catholicisme », les autres faisant référence
à la liberté religieuse. Les étudiants capables
d’articuler un discours proche de celui de la laïcité savante
sont l’exception. Une enquête que j’ai réalisée
auprès des étudiants en droit de M2, avant le colloque de Bari
sur la laïcité, démontre qu’environ 30% des
réponses associent laïcité et lutte antireligieuse. Les
anciens élèves de l’enseignement privé semblant plus
réticents à associer la laïcité et l’irréligion[4].
L’association
laïcité – hostilité à la religion, ou à
toutes religions, nous semble trop fréquente pour ne pas estimer
qu’une partie des Français n’envisage pas la
laïcité comme principe de paix et d’amour entre tous, mais
bien comme un principe de combat. Dire qu’ils n’ont rien compris et
que la République respecte tous les cultes est un peu court, car la
laïcité de combat prétendument nécessaire à
l’affirmation de la République possède des racines
historiques incontestables: ce point de vue est tout simplement celui de Ferry.
Un autre
problème est posé par la tentative générale
d’associer République et laïcité. Cette idée
est largement démentie par l’histoire. Les prémisses de la
laïcité existent plusieurs siècles avant la
République. Cette dernière n’a pas toujours
été particulièrement laïque, au moins au sens actuel,
les pires anticléricaux n’ont jamais hésité à
nommer les évêques.
Les grands principes
constitutionnels touchant à la laïcité ont l’immense
mérite d’exister. Comme d’autres, comme la séparation
des pouvoirs, ils ont été érigés en vaches
sacrées de la République, au prix de simplifications, au prix
aussi d’un déni de l’histoire, sensibles dans certaines
résurgences sauvages que nous avons soulignées.
Nous voudrions donc
tenter une mise au point historique sur le concept de laïcité dans
son rapport avec la République en France. Nous verrons d’abord que
la rencontre laïcité – République est incertaine, puis
nous nous efforcerons de modéliser la construction de la
laïcité « à la française », et
nous découvrirons qu’elle est beaucoup plus liée à
l’État-nation qu’à la République. Enfin, nous
examinerons les conséquences de cette laïcité originale sur la
compréhension de certains phénomènes actuels.
Pour commencer, mal, nous pourrions avec
une certaine honte citer l’une des phrases découvertes lors de
notre enquête: « Avant 1905, le Pape gouvernait la
France ». L’idée est profondément absurde, mais
elle est émise par une personne nourrie pendant plus de douze ans de
l’enseignement laïque. Elle peut être perçue comme une
exagération maladroite d’un message subliminal, preuve que les
outrances du début de XXe siècle ne sont pas encore
complètement éteintes. En tout cas, ce jugement faux nous conduit
à une affirmation commune beaucoup plus nuancée: avant les
grandes lois républicaines de la fin du XIXe et du début du XXe
siècle, la laïcité n’existait pas. L’affirmation
est loin d’être exacte, si le terme n’est pas enfermé
dans sa déclinaison que, justement, les lois précitées
fondent.
Le legs universel du
judaïsme, en ce qu’il est à l’origine du
monothéisme, libère l’univers des hommes de la
présence constante et multiple des divers dieux du ciel, de la terre,
des mers, du commerce et de la famille. L’univers peut être
véritablement humain, puisque le Dieu unique lui est substantiellement
extérieur. Dans un sens, la première pensée laïque
peut se faire jour[5].
Le christianisme,
dans ses textes canoniques, est la religion la plus laïque que l’on
puisse imaginer, puisqu’elle ne promulgue aucune règle
d’organisation sociale – contrairement, par exemple, à
l’Islam. Le fameux « Rendez à César »
est le fondement même de l’autonomie du pouvoir civil, comme le
soulignait le Pape Benoît XVI dans un discours sur lequel nous
reviendrons[6].
La suite des événements fut certes obscurcie par des
périodes de théocratie, mais la fin du Moyen Age connut, avec des
rois comme Philippe Auguste et Philippe le Bel, l’affirmation de
l’autonomie du temporel qui est le socle de la laïcité,
même si elle n’est pas toute la laïcité. Sur le plan
philosophique, le triomphe scolastique de la théorie du droit naturel
conforte cette autonomie en introduisant, point primordial, la raison. Pour
Saint Thomas, le droit naturel fait certes partie du droit divin, mais il
s’appréhende par la raison humaine en dehors de toute
révélation[7].
Maïmonide accomplira le même travail pour le judaïsme.
L’erreur des anticléricaux promoteurs de l’ultra
laïcité (laïcisme) sera de se considérer comme les
propriétaires de la raison. Une affirmation comme celle de Monsieur
Régis Debray « L’exception française [il parle
de la France d’après 1905], c’est d’avoir construit la
Cité sur la raison, alors que tout le monde la fondait sur la
révélation »[8]
est polémique, et fausse historiquement.
Les Temps modernes
nous offrent une progression intéressante dans la voie laïque.
Jusqu’au XVIIe siècle, le pouvoir royal se définit en
référence à la religion – même si les
références au sacre ne sont plus de mise: « Les Rois
sont les images vivantes de Dieu » écrit G. de Scudéry[9],
« Dieu établit les Rois comme ses ministres et règne
par eux sur les peuples » dira Bossuet[10]. Au XVIIe
siècle, temps de l’absolutisme le plus étendu, la
référence religieuse disparaît. Dans l’affirmation la
plus haute du pouvoir monarchique que constitue « la séance
de la flagellation », Louis XV ignore même l’idée
de monarchie de droit divin.
Dans le même
temps, le droit français conserve peu de trace religieuse. Si le droit
du mariage est fondé sur le droit canon, l’indissolubilité
du mariage, qui repose sur le fait que le mariage pour les catholiques est un
sacrement, n’est pas imposée aux juifs, au moins dans les coutumes
où des droits particuliers leur sont reconnus, comme à Metz. Fait
peu connu, des juridictions royales se prononcent sur des divorces et
appliquent la loi mosaïque[11].
A la veille de la
Révolution, la France semblait prête pour une
« religion civile » telle que définie par Rousseau
dans Le Contrat social, mais dont la destinée sera américaine[12]. La tentative
de fonder une religion chrétienne sur la constitution civile du
clergé échoue, et les fantaisies sanglantes qui suivirent –
culte de la raison de Robespierre – ne laissèrent de traces. La
construction napoléonienne est généralement
considérée comme un retour en arrière, le catholicisme
redevenant la religion officielle – « religion de la
majorité des Français » – sans toutefois obtenir
le titre de religion d’État que Napoléon ne concéda
jamais au Pape, comme il ne céda jamais sur la suppression du divorce.
Nous réfutons cette analyse
« réactionnaire » et nous pensons que
Napoléon a pleinement réalisé l’autonomie de
l’État par rapport à l’Église, transformant
celle-ci en branche de l’administration impériale[13]. Dans ce sens,
le Concordat de 1801, principalement à la lecture des articles
organiques, est d’une laïcité presque irréprochable,
en même temps qu’il réalise les rêves gallicans les
plus osés[14].
L’organisation administrative des cultes protestants et juifs qui va suivre
ne fait que généraliser le système. Les diverses
autorités religieuses deviennent des relais administratifs,
l’Église catholique étant plus contrôlée que
les autres puisque les évêques étaient nommés par
l’empereur, le pape ayant un simple pouvoir d’opposition – ce
qui ne diffère guère du système en vigueur depuis
François Ier. Les catholiques ont dû accepter un code civil
permettant le divorce[15],
les juifs abandonner la loi mosaïque, les protestants admettre une
certaine hiérarchie à laquelle, par définition, ils
étaient réfractaires. Les codifications napoléoniennes
sont la source du premier droit laïque français. Le mariage est
civil, les vœux religieux ne sont plus sanctionnés par le droit,
les infractions purement religieuses et morales disparaissent[16].
Dans ce sens, en
1905, la France est laïque depuis longtemps, et dire que la
laïcité est républicaine est abusif. Pourtant, deux facteurs
interviennent et conduisent aux batailles de la fin du XIXe siècle.
Tout d’abord,
les très nombreux changements de régime que connaît la
France au XIXe siècle donnent au clergé catholique une
liberté qui n’était pas dans les desseins
napoléoniens. Si la magistrature fut épurée à
chaque bouleversement, il était juridiquement impossible de
révoquer les évêques nommés par le pouvoir
précédent. Cette situation fut aggravée par la politique
de la papauté qui devait, à cause de la situation
française, retrouver une certaine influence sur le clergé. Or les
Papes du XIXe siècle considérèrent que
l’Église ne pouvait soutenir qu’une seule forme de
gouvernement: la monarchie. Ils condamnèrent d’autre part la
Déclaration des Droits de l’Homme, dont pourtant la lointaine
origine chrétienne ne faisait aucun doute. Le revirement, au nom du thomisme
dirent certains, opéré par Léon XIII à
l’extrême fin du XIXe siècle, devait intervenir trop tard[17].
L’hostilité de nombreux clercs de ce siècle à la
notion de progrès, scientifique et industriel, favorisera le passage
d’une partie de la haute bourgeoisie d’affaires, clientèle
naturelle de l’orléanisme, vers le camp républicain
anticlérical. L’Église catholique apparaissait donc comme
une force d’opposition à la République ancrée dans
un passé révolu, qui par son ascendant sur le peuple rural
majoritaire – la loi Falloux qui est la loi scolaire la plus favorable
à l’Église est l’œuvre de la première
assemblée élue au suffrage universel – constitue un danger
pour le mouvement républicain. Ceci explique que les plus violents anticléricaux
hésitèrent devant la séparation, le Concordat leur permettant
de contrôler la nomination des évêques. Le jeu fut donc plus
compliqué qu’il n’y paraît.
Ensuite,
l’évolution de la maçonnerie au long du XIXe siècle
en fait une force frontale d’opposition à l’Église
catholique[18].
Si la référence politique des maçons fut incertaine
pendant le siècle, la préférence républicaine
s’affirma principalement au Grand Orient après les condamnations
renouvelées de l’Église[19], mais elle ne
fut pas générale. Si tous les acteurs des lois de
laïcisation de 1882 et de séparation de 1905 sont maçons,
leur attachement à la République était, pour certains,
récent. Ferry était issu de la haute bourgeoisie
orléaniste; le plus extrême, Combes, fit l’objet de dures
critiques d’un autre maçon, Paul Doumer, qui lui reprocha son
bonapartisme. En tout cas, dès 1877, le Grand Orient de France, avec
celui de Belgique, concrétisa une ancienne tendance restée
discrète: un maçon peut se réclamer de
l’athéisme, la référence à un Dieu
disparaît – ce qui vaudra au Grand orient de n’être
plus reconnu par la maçonnerie anglo-saxonne. Le problème de la
Commune de Paris, qui avait vu l’opposition entre les loges parisiennes
du Grand Orient de France, favorables aux insurgés, et ses loges de
provinces favorables au gouvernement provisoire, étant
réglé – le Grand orient, se rangeant du coté des
vainqueurs – la bataille pour la nouvelle laïcité pouvait
commencer. L’importance de l’affaire Dreyfus, qui intervient
après la loi de laïcisation de 1882, a certainement été
très exagérée, le camp Républicain, sur son aile
gauche, ayant fourni un certain nombre d’antidreyfusard
« sociaux »[20].
Toujours est-il que l’« affaire », n’a pas
contribué à l’apaisement du climat.
Les lois Ferry, ainsi
que la loi de 1905 sont donc des lois de combat contre l’Église et
non des lois de concorde comme une vulgate scolaire le présente
abusivement. Elles se voient comme un triomphe de la raison, que monopolise
maintenant le Grand orient, sur l’obscurantisme. Les mots de Claude
Nicolet sont révélateurs[21]:
« Ainsi, par le développement de la méthode
scientifique, l’usage de la raison peut rendre plusieurs services
à la République: d’une part, il peut constituer une
barrière contre la crédulité, et d’autre part, il
permet de découvrir, progressivement et par soi-même, la
complexité du réel. Mais comme les religions sont toujours
allées à l’encontre de cet esprit scientifique et rationnel
en voulant imposer des explications transcendantes et supérieures
à toute autre, la République, dans le domaine public, se devait
de s’en séparer ». La laïcité, dans sa
naissance officielle – c’est à cette occasion que le mot
sera inventé, se confond rigoureusement avec l’hostilité
à toute religion[22].
Il est d’ailleurs surprenant que les fêtes religieuses catholiques
aient été maintenues[23]. Le fait que la
laïcité en France n’est qu’un élément
d’ une « croisade » contre les religions est
crûment révélé par Jules Ferry, anticlérical
pourtant modéré qui s’opposera aux excès de Combes[24].
L’histoire officielle a trop longtemps séparé le
« bon » Ferry, celui de l’école laïque
pour tous, et le mauvais Ferry – qui doit être un peu caché,
celui du colonialisme fondé sur le racisme. Il est pourtant clair que la
pensée de Ferry est cohérente: en France comme aux colonies, il
s’agit d’imposer, au besoin par la force, le triomphe de la raison
sur l’obscurantisme[25].
Il convient d’ajouter que les principes de laïcité ne seront
jamais appliqués par la France à ses colonies et états
sous mandats. La République laïque continuera la politique
amorcée avec le décret Crémieux, consistant à utiliser
les religions et les oppositions religieuses pour gouverner au Maghreb[26], comme
après la première guerre mondiale au Liban[27].
Jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, il exista un
« collège électoral musulman » dans ce qui
était des départements français.
La doctrine de Ferry
rattache donc la laïcité au combat de la raison contre
l’obscurantisme religieux. Le paradoxe – qui sera souligné
bien plus tard par Adorno[28]
– que constitue la raison comme instrument de domination n’est pas
vu. La notion de concorde républicaine autour de la laïcité
apparaît donc illusoire, si ce n’est hypocrite au moins à
l’époque du vote des lois et particulièrement de celle de
1905. Elle trouve cependant un semblant de justification dans le ralliement
conditionnel de certains catholiques. « La bataille de
l’article 4 » s’est effectivement terminée par
certaines concessions facilitées par la disparition de Combes de la
scène politique à la suite du scandale des fiches[29]. La
première version de l’article prévoyait que les lieux de culte
seraient dévolus à des associations de fidèles. Cela
revenait à demander aux catholiques de se transformer en protestants et
d’ignorer toute hiérarchie. Pour certains catholiques,
c’était un encouragement, conscient ou non, au schisme, et
l’Église risquait fort de s’en trouver morcelée et
divisée. Le mince compromis, obtenu d’Aristide Briand par les
députés catholiques, consista à ajouter que les
associations cultuelles ainsi constituées se conformeraient «aux
règles d’organisation générale du culte dont elles
se proposent d’assurer l’exercice». Plutôt que
d’un ralliement, il s’agissait de sauver l’essentiel. Cette
concession ne devait pas éviter le blocage, et les associations
cultuelles catholiques ne fonctionnèrent jamais.
C’est la
première guerre mondiale qui devait faire sortir la République de
la laïcité de lutte[30]
pour atteindre un semblant de concorde, alors que l’affaire des
inventaires[31]
avait mis la France au bord de la guerre civile[32].
L’après-guerre voit le rétablissement des relations
diplomatiques avec le Vatican, relations qui avaient été rompues
avec Combes; la reconnaissance des évêques comme interlocuteurs,
en violation de la loi de 1905; le maintien de l’Alsace-Lorraine,
rattachée à nouveau à la France dans le régime
concordataire hors de la loi de 1905. La République accepte
d’honorer Jeanne d’Arc le deuxième dimanche de mai. Plus
discrètement, le pape Benoît XVI, d’après la plupart
des historiens, aurait accepté de consulter officieusement la
République sur les nominations d’évêques. La diplomatie
reprend donc ses droits en matière de relations entre
l’Église et l’État. Clémenceau apparaît
en victime collatérale de cette nouvelle donne. La fonction honorifique
de Président de la République, à laquelle “le
père la victoire” eût pu
légitimement postuler, lui échappa: la République
laïque ne pouvait envisager le décès en fonction d’un
Président qui refusait les obsèques religieuses. Un
Président doit être enterré à notre Dame[33]. La
laïcité tend donc, depuis cette époque, à devenir ce
qu’elle ne fut pas à l’origine, un principe de concorde
républicaine. Cela n’empêche nullement la continuation des
mesquineries et humiliations plutôt concentrées dans
l’enseignement[34].
Cela n’empêche nullement aussi le retour temporaire à une
laïcité négative: la tentative de revenir sur le statut
concordataire de l’Alsace-Moselle, lors du retour du cartel des gauches
au pouvoir en 1924, devait être un échec. La tentative de
François Mitterrand de supprimer à terme l’enseignement
privé se termina par un fiasco en 1984. Les puristes de la
laïcité tentèrent bien de faire croire au complot
clérical quand le Président Sarkozy parla de
« laïcité positive » et déclara que le
curé ou le rabbin avait sans doute des choses à dire aux enfants.
Un sénateur[35]
parla d’« injure faite aux lumières » sur le
ton du sacrilège, mais ne réussit guère à
convaincre que le Président de la République se disposait
à proposer l’abrogation de la loi de 1905. En fait, au début
du XXe siècle, la problématique de la laïcité
interpelle avant tout l’Islam.
La république
est donc laïque, constitutionnellement laïque depuis 1946,
c’est une affaire entendue. Mais que sont les territoires de cette
République ?
La République
atteint-elle Strasbourg ? La question n’est jamais envisagée
sous cet angle ; pourtant, si l’on s’en tient à la
définition de la laïcité reposant sur les lois scolaires et
la loi de 1905, nous devons considérer l’Alsace-Moselle comme hors
la loi, ou plus exactement anticonstitutionnelle. Au régime
concordataire[36]
s’ajoute l’application de la loi Falloux. Les ministres du culte
des religions reconnues par l’État napoléonien sont donc
rémunérés, et la religion enseignée –
maintenant dans une matière facultative – à l’école
publique. Remarquons qu’un grand nombre d’Alsaciens et Mosellans
n’ont pas le sentiment de vivre hors de la laïcité, mais
simplement de connaître une laïcité particulière. Si
la laïcité se réfère à
l’indépendance du pouvoir temporel, à la neutralité
des pouvoirs publics et à la liberté religieuse,
l’Alsace-Moselle est pleinement laïque. Remarquons que
l’interprétation précise de la notion constitutionnelle de
« République laïque » n’a jamais
été faite[37].
Le seul vrai problème soulevé par ce statut est celui de la place
de l’Islam, religion maintenant importante. Il semble impossible de
procéder comme en Allemagne où un land peut ajouter une nouvelle
religion aux religions précédemment reconnues[38]. Cette
possibilité semble pratiquement interdite en Alsace-Moselle en raison
notamment des incertitudes constitutionnelles. Cette situation conduit à
une violation du principe de l’égalité, les musulmans
payant un impôt servant en partie à rémunérer les
ministres du culte des religions reconnues. Cette situation a conduit à
ce que les Canadiens appelleraient des « accordements raisonnables »:
la construction de la mosquée de Strasbourg semble avoir
bénéficié d’un financement public discret[39]. Monsieur
Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre de
l’Intérieur, avait proposé diverses voies, en accord avec
« l’esprit de la loi de 1905 », dont la principale
était l’utilisation des baux emphytéotiques[40].
Existe-t-il en France
d’autres îlots réfractaires à la version
française de la laïcité ? Hors des départements,
la laïcité est peu prisée, ce qui témoigne de
l’échec complet du Jules Ferry colonisateur des Lumières.
Saint-Pierre et Miquelon, la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie ne
la connaissent pas. A Wallis-et-Futuna, l’État français a
confié l’organisation de l’enseignement primaire à
une mission catholique[41].
La colonisation franco-britannique sur les nouvelles Hébrides, a
conduit, après l’indépendance, à l’État
le plus presbytérien du monde, le Vanuatu. Il est vrai que la
réussite de l’évangélisation protestante anglaise
sur les populations mélanésiennes est assez impressionnante. Mais
nous pouvons considérer que cette entorse à la constitution est
marginale, s’agissant de communauté d’outre-mer qui ne
constitue pas réellement la France. D’ailleurs, la
Nouvelle-Calédonie nous a habitués à ses acrobaties
constitutionnelles avec son régime électoral. C’est le prix
de la paix civile et du nickel.
La situation des
départements d’outre-mer est plus problématique car,
officiellement, ils ne sont pas des communautés ou des territoires
dépendant de la France, mais bien une partie intégrante de la
France. Or, si la non application de la laïcité à la Guyane
ne pose guère de problème, elle devient extrêmement
problématique avec Mayotte. Cette île de l’Océan
indien, française malgré les résolutions des Nations Unis
qui, à partir de 1975, affirmèrent l’unité des Comores,
est devenue le 101e département français en 2011. Si
les Mahorais furent consultés par referendum, et répondirent oui
à 95%, c’est plutôt pour l’alignement des prestations
sociales sur celle de la Réunion qu’impliquait la départementalisation,
que par fascination pour les grands principes français ignorés de
la plupart. En principe, cette départementalisation aurait dû
conduire à l’abandon du statut personnel[42]. Comme les
Mahorais ne désiraient pas réellement changer de mode de vie
– les véritables conséquences d’une vraie
départementalisation ne furent guère exposées – une
construction curieuse fut mise au point: la possibilité de conserver le
statut personnel est accordé, mais les Mahorais l’ayant
conservé sont jugés par des magistrats français appliquant
la coutume musulmane. Ces concessions furent cependant mal accueillies par les
cadis et une partie de la population, et la situation demeure incertaine[43]. Comme
l’énonce Monsieur Bernard Lugan[44], le
problème est de savoir si Mayotte est en France ou si Mayotte est la
France. Dans ce dernier cas, qu’implique par principe la
départementalisation, il faudrait que ceux qui nous disent que la
laïcité est l’âme de la République française,
dénoncent cette monstruosité juridique. Il est vrai que le statut
de Mayotte est peu favorable aux empoignades franco-françaises qui font
le délice des politiciens, des universitaires et des journalistes. Une
abominable violation des plus sacrés des principes républicains
devient une particularité folklorique quand elle a lieu dans
l’Océan indien. Quand des habitant de Seine St Denis,
département à majorité musulmane, demanderont à
bénéficier du statut de Mayotte, il sera pourtant compliqué
d’expliquer que la Constitution l’interdit.
La République
française est une, indivisible et laïque certes, mais il faut la
regarder de loin.
Si la
laïcité française est caractérisée par une
expulsion des religions, manifestations religieuses, signes religieux, de la
sphère publique, il est nécessaire de comprendre que cette
dernière expression n’a de sens – si elle a un
véritable sens – que dans la modernité historique. Au Moyen
Age, l’opposition espace privé – espace public ne revêt
absolument aucun sens, alors que cette dualité avait une signification
dans l’Antiquité romaine. L’intervention de
l’Église ou du roi est normale dans le champ de ce que nous
appellerions vie privée; l’espace public, quant à lui, est
loin d’être réglementé par une quelconque puissance
publique. Le parvis et l’extérieur des cathédrales sont les
théâtres de manifestations festives, quelquefois franchement
anticléricales, qui échappent à tout contrôle.
Le XVIe siècle
nous paraît une période beaucoup plus fructueuse, pour le point de
départ de notre étude, que la séquence 1892-1915, qui
connaît plutôt la fermeture ultime de l’espace public.
Au XVIe
siècle, les structures pré-étatiques deviennent
État-Nation. L’État doit posséder un territoire, une
langue et une religion. De ce point de vue, les guerres dites « de
religion » sont plus que de pures querelles sur des questions de
dogme, leur nature est autre. Elles concernent l’affirmation du
contrôle étatique en matière de religion que la lutte
contre les hérésies avait précédemment
amorcée. Henry VIII d’Angleterre peut même engager ce combat
en faisant l’économie de toute question de dogme. En France,
nation qui va bientôt connaître les théories de la
souveraineté à partir de l’absolutisme de Jean Bodin[45], la question
religieuse se double d’un problème d’ingérence
– le terme est contemporain – internationale de l’Angleterre
et de l’Espagne, et de tentatives de faire survivre la mentalité
féodale face à l’État nation, certains grands du
royaume utilisant la Réforme pour justifier leur autonomie territoriale.
L’Édit de Nantes de 1798, théoriquement édit de
tolérance – même si le mot de s’y trouve pas –
nous semble capital pour notre problématique d’exclusion de
l’espace publique. Ce texte est certes négocié par les
belligérants, il contient des anachronismes féodalisant comme la
concession de places fortes – inévitables si l’on voulait
terminer la guerre, mais en contradiction fondamentale avec l’idée
de souveraineté. Toujours est-il que l’Édit, comme
l’a fort bien démontré Pierre Joxe[46], est loin
d’être très favorable aux protestants, et surtout, il
constitue la première affirmation du contrôle de la religion par
l’État royal, affirmant l’existence d’une religion
d’État, le Catholicisme, et l’autorisation d’une religion
secondaire, le protestantisme, que l’on s’efforce, là
où le risque de guerre civile est lointain, de cantonner soigneusement
dans l’espace privé. La suite de l’évolution sera,
sur deux siècles, de faire glisser le catholicisme vers le statut
attribué aux protestants par l’Édit. Les lois Ferry,
beaucoup plus que la loi de 1905, seront exemplaires à cet égard.
L’enseignement religieux, même facultatif, même
dispensé par un ecclésiastique étranger au corps
enseignant, doit se faire ailleurs que dans l’espace publique de
l’école publique. La réduction du catholicisme à l’espace
privé s’amorce, elle sera cependant difficile en raison du
problème de la propriété des églises et
cathédrales.
Avec Napoléon
Ier, vint la question des juifs. L’objectif de l’Empereur
était de donner une organisation étatique aux religions,
c’est-à-dire, en fait, de les contrôler dans l’espace
public. Les juifs posaient de ce point de vue un problème
puisqu’ils étaient soumis, sous l’Ancien Régime,
à des règles spécifiques qui en faisaient, dans un sens,
des étrangers au royaume de France, dans un autre leur permettait de
garder leur spécificité propre de « peuple
juif ». L’alternative napoléonienne fut la suivante:
soit les juifs continuent à apparaître différents des Français,
dans ce cas la citoyenneté leur sera déniée, soit ils
acceptent de se soumettre à la loi française, maintenant unique,
et ils deviennent véritablement et pour toujours français. Cette
acceptation de la renonciation à un statut particulier se
concrétisa par la réunion d’un « Grand
Sanhédrin » que l’empereur corse et catholique ne
trouva pas ridicule de convoquer[47].
La toute puissance de l’État nation français –
fondée sur un individualisme forcené, en ce qu’il ne
tolère aucun corps intermédiaire faisant écran entre la
puissance publique et l’individu – explique
l’originalité de l’insertion des juifs dans la Nation. Il ne
s’agit pas, comme en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, de
l’intégration d’une communauté dans une nation, mais
bien de la dissolution d’une communauté dans l’État
unitaire. Les juifs, en même temps qu’ils conquièrent, en
sortant des « Ville juifs » et autres « rue
aux juifs », le droit d’entrer dans l’espace public, se
voient dénier le droit d’y apparaître en tant que juifs.
L’affaiblissement des pouvoirs des rabbins, accepté lors du Grand
Sanhédrin, conduit à un danger d’émiettement de la
communauté juive[48]
– qui n’est plus vraiment une communauté, ce qui est une
caractéristique de cette laïcité, d’avant la
laïcité française. Cela ne fut pas sans conséquence:
« L’État-Nation démocratique demande
l’adhésion totale des individus (et donc des juifs) au pouvoir qui
a pris les traits d’un peuple clos identique à
l’État: la Nation (…) Les juifs se diluèrent dans
l’anonymat de la citoyenneté (…) l’individualisme
démocratique s’avéra destructeur pour le peuple, comme pour
l’Eglise »[49].
La laïcité postnapoléonienne, terriblement exigeante au
point de vouloir l’anéantissement du peuple juif pour renvoyer
l’identité juive à des particularités exprimables
uniquement dans la vie privée, eût pu aboutir à une
situation équitable si la montée de l’antisémitisme
n’avait conduit à s’interroger sur la validité de ce
qui put apparaître comme un marché de dupes:
l’échange de l’appartenance à un peuple contre une
nationalité. De l’affaire Dreyfus à l’attentat de la
rue Copernic qui vit le Premier Ministre français opérer une
distinction entre « les Français innocents » et
les juifs, les tentatives pour dénier symboliquement la
nationalité au juif sont nombreuses. Le général de Gaulle
devait même prononcer le mot « peuple », interdit
depuis Napoléon, dans une déclaration particulièrement
ambiguë[50].
Ces coup de canifs faits au contrat napoléonien fondateur – nous
ne parlons pas ici de Vichy, puisque cette période est
considérée comme étant hors du champ de l’histoire
républicaine, mais nous y pensons – ne pouvaient que conduire les
juifs de France à la recherche d’une identité perdue.
L’affaiblissement contemporain de l’État nation ne pouvait
que favoriser ce mouvement. Cela conduit rarement à un sionisme
réel, plus souvent à un « sionisme fantasmatique »[51]: si dans ce
pays, les juifs sont toujours « ailleurs », en
l’occurrence en Israël, c’est peut-être parce que la
France les y conduit logiquement, nécessairement, aujourd’hui,
comme seule forme de leur existence en France. En effet, comme le juif positif
et historique (a fortiori la nation
juive) est interdit en France, alors Israël, figure externe et non
judéo-française, devient la seule figure du juif possible en
France… C’est parce que la « nation juive »
est interdite dans la République une et indivisible que les juifs sont
poussés à recourir à Israël afin d’exprimer,
à travers son mythe, cette dimension. Système pervers s’il
en est ! Pour exister collectivement, identitairement, dans la France une et
indivisible (et la réalité semble prouver que les juifs le
veulent massivement), le juif est conduit à s’identifier à
un État « étranger » (aux yeux des
Français) et donc à s’exposer en retour à
éveiller le soupçon de la République, à provoquer
l’accusation antisémite de « double
allégeance ». Pour être juif en France, faut-il
être ailleurs ? Hors de France ? »[52]. Ce constat de
Monsieur Shmuel Trigano date de 1982. Depuis, la situation s’est
singulièrement aggravée. La résurgence de la
« Nation juive », d’Ancien Régime, pointe un
échec important de la laïcité à la française.
L’Islam, lui,
offre un cas particulier pour plusieurs raisons…
Il ne fait pas partie
des religions improprement baptisées concordataires. Pour simplifier
l’Islam n’a pas eu à négocier son entrée dans
le moule étatico-républicain, puisque, jusque dans la
première moitié du XXe siècle, le nombre de musulmans
était négligeable.
Ensuite, au moment
où le problème est apparu, les musulmans
bénéficiaient de l’appréhension victimaire
fondée sur le souvenir de la colonisation. Le statut de victime
présumée, alliée à la vogue de la
« diversité », a conduit certains tenants
d’une laïcité pure et dure à se livrer à une
série d’accommodements qui auraient été
refusés durement aux chrétiens et aux juifs. La formule
d’un maire résume abruptement cette mentalité:
« Nous servons de la viande halal par respect pour la
diversité, mais pas de poisson le vendredi par respect pour la
laïcité»[53].
Enfin, la
République se montre incapable de séparer très clairement
l’Islam – religion – de l’islamisme – projet
politique visant à établir une théocratie et à
anéantir les autres religions. La distinction est pourtant simple
à définir. Mais la République laïque, à cause
de son infirmité constitutive qui lui interdit de définir ce
qu’est une religion – Napoléon n’avait pas ces
réticences – ne peut éclaircir la question.
Les musulmans, au
sein de la République française, sont donc pris entre, d’un
côté, une extrême suspicion injuste et, de l’autre,
une complaisance souvent béate.
Le seul islamologue
qui ait entrepris examiner la question de la place possible des musulmans dans
la laïcité occidentale est monsieur Tariq Ramadan[54]. Pour lui, il
n’existe aucun conflit entre « être
musulman » et « être citoyen ».
L’auteur opère une distinction entre religion et culture. Le musulman
peut et, dans un sens, doit abandonner sa culture d’origine pour la
culture de l’État dans lequel il vit – ce qui lui permet de
s’insérer dans une société laïque, mais il doit
conserver ses pratiques religieuses. Le problème est de deux ordres.
D’abord, la distinction culture – religion est assez peu
évidente dans l’Islam. Elle exigerait un travail approfondi pour
savoir si une règle est coranique, ou simplement culturelle. La
situation se complique quand on sait que les coutumes, au moins celles du temps
du Prophète, sont considérées comme équivalente aux
paroles coraniques. L’opposition culture – religion ne permet pas
de résoudre, par exemple, la simple question du voile féminin.
Ensuite, si Monsieur Ramadan pose le principe qu’un musulman occidental
doit obéir aux lois de son pays, il est beaucoup plus discret sur le cas
de contrariété entre cette loi et le Coran. Le problème se
pose avec une acuité particulière pour l’Islam en raison de
la référence à la doctrine de la parole
incréée[55].
L’impossibilité de relativiser la parole coranique, car elle est
parole de Dieu – alors que la doctrine du texte inspiré par Dieu,
que l’on trouve dans le judaïsme et le christianisme, permet de
tenir compte des évolutions historiques – bloque les tentatives
d’accommodement de la règle religieuse à la
laïcité. Ainsi Monsieur Ramadan ne peut que proposer un moratoire
sur les lapidations, car il ne peut dire que la règle divine doit
être abrogée car dépassée[56].
Le problème de
la compatibilité de l’Islam avec une laïcité
totalisante est donc important. Remarquons que les seuls États qui se
soient efforcés d’intégrer pleinement l’Islam le font
par dérogation législative, ce que les Canadiens appellent
« accommodements raisonnables »[57].
Ces
difficultés à faire entrer les religions dans le moule
laïque de la « sphère privée » doivent
nous conduire à nous interroger sur la distinction clé: vie
privée – vie publique, mise en avant par la laïcité à
la française. Remarquons que cette sorte de doctrine s’est
développée dans un moment de faiblesse des religions. Les
protestants étaient bien obligés d’accepter la faible
reconnaissance de leur culte par l’Édit de Nantes ; les juifs
furent amenés à accepter le statut napoléonien en
échange de la nationalité ; les catholiques durent se résoudre
aux lois Ferry car ils étaient devenus politiquement minoritaires.
D’ailleurs, la doctrine laïque classique, celle de Ferry et de
Combes, implique la disparition des religions à brève
échéance, devant le triomphe de la
« raison ». Un siècle après la grande
séparation, les religions étant toujours présentes, il
convient d’examiner la place qui leur est assignée. Observons, ce
détail a son importance, que cette place est exactement la même
que celle qui fut donnée, depuis les codifications napoléoniennes,
à la sexualité. Les conduites sexuelles sont libres à
condition de ne pas sortir de la sphère privée. Si nous acceptons
les comparaisons, nous ne pouvons qu’observer un désir commun,
depuis la fin du XXe siècle, de sortir du secret de la vie privée
pour affirmer publiquement une appartenance. Pourquoi ce qui est
considéré comme légitime pour les homosexuels serait-il
interdit aux catholiques, aux juifs ou au musulmans ? Pourquoi les religions
seraient-elles interdites de vie publique ?
L’idée
que la religion doit être réservée à la
sphère privée est en soit une absurdité. D’abord, il
est impossible de distinguer clairement sphère privée et
sphère publique ; historiquement, la distinction est à la
fois floue et évolutive. L’utilisation constante du mot « sphère »,
qui n’a aucune réalité juridique, en place de vie (vie
privée, vie publique) ou espace (public ou privé) qui,
juridiquement, recouvrent des concepts presque clairs, n’améliore
pas la compréhension de la laïcité. La religion concerne
l’esprit, il est difficile d’abdiquer ses croyances, de faire fi de
ses interdits, quand on franchit la porte de son domicile. C’est
d’ailleurs ce que les « combistes » avaient bien
vu, obligeant les catholiques à se révéler en mettant
systématiquement les repas pédagogiques le vendredi et en
imposant de la viande au menu. L’exigence d’abandonner ses
convictions « privées » en public n’est
qu’une forme d’humiliation imposée au vaincu par des
vainqueurs peu magnanimes. Il serait sans doute plus digne de se poser la question:
« en quoi cela dérange-t-il ? ». Il est
difficile de considérer que faire maigre le vendredi dérangeait
ceux qui ne le faisaient pas. Comme il est difficile d’estimer que,
« physiquement », un professeur ne peut faire cours face
à une élève dont les cheveux sont recouverts d’un
foulard. L’idée de déterminer la frontière entre le
dérangement inadmissible, causé par une pratique religieuse, et
la susceptibilité maladive de certains est certainement plus fructueuse[58]. D’autant
plus que le fait, pour un professeur, de ne pas tolérer la vision
d’une kippa ou d’une croix ne résulte pas de la
laïcité, mais de l’ultra-laïcité, du
laïcisme, qui n’est qu’une opinion personnelle, qui, donc, ne
devrait pas avoir de répercutions sur le fonctionnement du service public.
Si l’espace public devrait être indemne de toute trace religieuse,
il devrait par là même être indemne de toute expression
anti-religieuse.
Le fondement
juridique de ce qui est considéré généralement
comme un aspect important de la laïcité française est
d’ailleurs incertain. L’exclusion de la religion de l’espace
public s’impose progressivement sur plusieurs siècles, mais elle
procède surtout de la négation de toute priuata lex, comme nous l’avons vu pour les juifs,
c’est-à-dire au refus d’une logique communautariste.
Concrètement, il n’existe des textes précis qu’en
matière d’enseignement. Ils découlent des lois Ferry et ne
concernent que les enseignements, les enseignants et les établissements,
en aucun cas les élèves. Pour le reste, le principe de laïcité
a certes été introduit dans la Constitution, mais sa
signification concrète est incertaine. Les grands juristes, comme Jean
Rivéro, qui ont tenté, après la Constitution de 1946, de
définir la laïcité soulignent surtout que,
l’État étant incompétent en matière
religieuse, le fait religieux cesse d’être public[59]. On est loin de
ce qui fut insinué dans la suite du XXe siècle, à savoir
que l’espace publique devrait être indemne de toute manifestation
d’opinion religieuse. La question, qui devait se poser en France à
partir de 1989 relative au port du voile musulman à
l’école, est de ce point de vue exemplaire. Si beaucoup
d’enseignants pensaient que le principe constitutionnel de
laïcité suffisait à interdire ce vêtement, le Conseil
d’État, consulté par le premier ministre Lionel Jospin,
répondit que rien n’interdisait cette pratique[60]. Par contre, le
port du foulard par une enseignante se serait heurté aux lois Ferry. Il
fallut donc, pour satisfaire des enseignants qui auraient été
traumatisés par la vue d’un foulard, faire voter un texte ajoutant
une brimade que même Émile Combes n’avait pas
envisagée. Depuis, la loi du 15 mars 2004 interdit tout signe religieux
« ostensible » – ce qui inclut le voile musulman
mais aussi la kippa, les « grandes » croix[61]. Le résultat
pratique fut d’envoyer dans l’enseignement catholique les
musulmanes tenant au port du foulard. Quant aux Sikhs, c’est plutôt
dans l’enseignement par correspondance qu’ils se
retrouvèrent. Le sort de ces derniers est d’ailleurs exemplaire
des dommages collatéraux produits par le combat livré par les
tenants de l’ultra-laïcité qui sur-réagissent à
des revendications anodines des musulmans, tout en étant
complètement incapables d’aborder la question autrement plus grave
des concessions sur le contenu de l’enseignement. En ce dernier point, ce
n’est pas la laïcité plus ou moins fantasmée qui est
en cause, mais bel et bien le Savoir, et ce n’est pas à
l’Islam que l’on fait face, mais à l’islamisme.
Remarquons que la loi de 2004 ne s’applique pas à l’enseignement
supérieur. Juridiquement, la solution est simple: en République,
ce qui n’est pas interdit est autorisé. Pourtant, en toute
illégalité, certains membres de l’enseignement
supérieur entreprirent de chasser les étudiants portants des
signes religieux. Les tribunaux censurent ces conduites[62],
mais le problème demeure. Certaines universités se fondent
maintenant sur la lutte contre la fraude aux examens pour exiger que les
étudiantes musulmanes ne cachent pas leurs oreilles sur lesquelles
pourraient se dissimuler des oreillettes permettant de communiquer avec
l’extérieur. Comme la plupart des autres étudiantes ont les
oreilles dissimulées par leurs cheveux, le contentieux est garanti et
perdu d’avance.
La tentative contra legem d’imposer la loi sur
les signes religieux à tout l’espace publique s’est
étendue aux contentieux électoral s’agissant d’une
candidate « voilée »[63] et au
contentieux du travail s’agissant du personnel d’une crèche
privée[64].
De la solution qui sera donnée à cette dernière affaire,
dépend le point de savoir si les principes de laïcité
s’introduiront dans l’espace privé, ce qui serait une
nouveauté historique considérable. Dans un sens, bien
qu’elle intervienne aux marges de la laïcité, la loi du 11
octobre 2010 interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public[65] participe
à la même problématique.
Sur le terrain de la
morale, la distinction sphère privée – sphère
publique n’a aucun sens. Chaque individu a le droit de faire valoir ses
conceptions de la vie dans l’espace publique. Il est d’ailleurs
paradoxal de voir que c’est le législateur français qui
est, en quelque sorte, allé chercher les autorités religieuses
pour renforcer l’autorité des lois dites
« bioéthiques ». En dehors de ce domaine
particulier, le même législateur, qui a renoncé depuis la
fin du XXe siècle à la distinction droit – morale, qui
était le principe-maître des codifications napoléoniennes,
produit une législation qui vise à dicter des principes moraux
sous le couvert de la « dignité ». On assiste
ainsi en 2011 à un nouveau débat sur l’opportunité
d’interdire la prostitution. Progressivement, l’État
prétend se faire directeur de conscience, empiétant sur le
terrain qu’il avait théoriquement laissé aux religions. Si
l’État devient, à travers des principes flous comme la
dignité, le grand dispensateur de règles morales, il nous faut
constater que la laïcité est tellement sortie de son domaine
initial qu’elle est devenue religion. Cette religion ne serait pas
vraiment « civile », mais se voudrait en concurrence
directe avec les « anciennes religions ». Dire, comme
l’a fait le Président Nicolas Sarkozy: « dans la
transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence
entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le
curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il
s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la
radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement
porté par l’espérance »[66]résulte
d’une conception classique de l’articulation entre
l’État et les religions. Dans un sens, elle correspond à
l’optique proclamée de Jules Ferry qui garantissait que la morale
dispensée par l’instituteur se bornerait à
l’enseignement des valeurs communes admises par tous. Si la phrase du Président
a provoqué une petite agitation improprement baptisée scandale,
c’est que, pour parler abruptement, certains tenants de la
laïcité n’admettent plus la concurrence normative: le bien et
le mal, sous couvert de dignité, doivent être proclamés par
la bien-pensance laïque qui, sans trop s’en rendre compte, se
transforme en religion totalitaire.
La
laïcité française se sent singulièrement à
l’étroit dans la sphère publique.
La
réalisatrice Cristina Comencini, qui n’a pas la réputation
d’être illettrée, a pu dire, en français:
« Je suis laïque mais j’ai gardé quelque part en
moi cette idée d’un rapport direct à Dieu »[67]. Or il se
trouve que cette phrase, si nous nous en tenons au sens traditionnel du
substantif laïc ou de l’adjectif laïque, n’a aucun sens,
à moins de vouloir indiquer que la cinéaste n’est point
nonne.
Nous pourrions nous
attendre à une approche plus fructueuse et surtout plus précise
de la part du professeur de philosophie, député européen,
Vincent Peillon. Celui-ci, en réplique aux propos du Président Sarkozy,
jugés hérétiques, entend rappeler aux militants du parti
socialiste ce qu’est la vraie laïcité. La laïcité
n’est pas la tolérance, il y a des maisons pour cela dit le
député européen reprenant la plaisanterie qu’il
attribue faussement à Clémenceau – elle est
d’André Gide – mais quelque chose qui
« demande » le socialisme [sic][68].
Outre le mépris souverain pour l’idée de tolérance
religieuse exprimé par Monsieur Peillon, remarquons
l’incapacité de l’orateur à définir la
laïcité alors que sa démarche est de signifier que le
Président de la République n’a pas compris le concept[69].
Plus
sérieusement, mais finalement dans un même esprit, Monsieur Henri
Peňa-Ruiz, autoproclamé « philosophe de la
laïcité », définit la laïcité
(à la française) comme une « possibilité fondamentale
de vie publique » qui ne constitue pas une option spirituelle
particulière[70].
Mais il ajoute que « la laïcité vise
l’émancipation intellectuelle autant que juridique [sic], elle entend fonder la puissance
positive du jugement, du choix des valeurs, qui orienteront
l’action ». C’est dire que la laïcité est
une doctrine, que l’auteur juge supérieure aux autres. Henri
Peňa-Ruiz peut constamment défendre la théorie de la sphère
privée et de la sphère publique ; il indique très
clairement que, dans sa conception, il s’agit d’agir sur les
esprits et non de respecter les diverses croyances. L’esprit des enfants
des écoles publiques serait donc intégré à la
sphère au même qualificatif ? Le problème que pose
cette définition est la révélation qu’un philosophe
de la laïcité, au début du XXIe siècle, ne peut
raisonner qu’en termes de combat, d’ailleurs plus âpre que ce
que proclamait Ferry, au moins dans sa « lettre au
instituteurs ». Pour le reste, Peňa-Ruiz se situe dans la ligne
du Ferry plus secret: la laïcité touche à la lutte contre
une pensée inférieure. Certes, le principal adversaire est
maintenant l’Islam et le combat se fait plus défensif. Le fait que
la laïcité ne soit pas réservée à la lutte
contre le catholicisme est affirmé, Taslima Nasreen est
mentionnée, mais il est nié, avec une certaine indignation, que
la laïcité puisse avoir une origine chrétienne - comme les
droits de l’homme qui seraient grecs. Ces postures théologiques
servent à proclamer que la laïcité ne saurait être
renégociée sans cesse au gré des fluctuations du paysage
religieux et des rapports de force qui les sous-tendent. L’explication
d’une telle lecture « coranique » de la
laïcité, d’ailleurs complètement anti-démocratique,
n’est pas donnée. La laïcité relèverait-elle de
la parole incréée ? Le terme de
« laïcisme » employé par Philippe Nemo[71] serait plus
juste pour désigner cette pensée qui se pose en
vérité intouchable et qui veut concurrencer et éliminer
les religions selon la tradition initiée par Edgard Quinet.
Le sens du mot se
dérobe donc, et l’ambiguïté constitutive et voulue
n’est pas levée. Quel rapport existe-t-il entre le sens du mot
laïcité, employé par le Pape Benoît XVI faisant
référence à Saint Mathieu, et la signification du
même terme chez Jean-Luc Mélanchon qui y voit un combat contre
toute forme de spiritualité ? La confusion est d’autant plus
grande que la laïcité est un principe constitutionnel, et que
s’en réclamer donne une force particulière à un
discours. Encore faudrait-il pouvoir donner un sens au mot. Ce que la
laïcité à la française apporte de plus que la
laïcité « simple », qui implique seulement la
neutralité religieuse de l’État, relève du non-dit. « Certains
mots non seulement sont incapables de signifier ce qu’ils veulent dire,
mais même ils proclament involontairement tout le contraire de ce
qu’ils énoncent. »[72] En France, la
notion de laïcité déborde aussi largement, de manière
discrète, de l’univers juridique. Les propos
précédents en sont l’illustration: la Constitution, et nous
l’avons vu, ne peut faire référence qu’à la
laïcité juridique qui concerne, schématiquement, la
liberté religieuse, la neutralité religieuse du service public,
et la séparation de l’Église et de l’État.
Elle respecte donc le principe d’égalité. La
laïcité, telle que la définissent les philosophes de la
laïcité, semble une doctrine qui pose la supériorité
de l’athéisme « rationnel » sur
l’ensemble des religions jugées « obscurantistes ».
Elle pose donc la supériorité d’une école de
pensée sur d’autres. Elle proclame, pour reprendre la formule de
Levinas, « l’impuissance radicale de sortir du
monde »[73].
En cela, elle est contraire à l’égalité, autre
principe constitutionnel. Elle ne peut être qu’une opinion
personnelle parfaitement admissible, mais normalement irrecevable comme
fondement d’un enseignement public républicain. Le problème
serait secondaire si ne s’opérait pas constamment un glissement du
signifié sous le signifiant. Juridiquement, la laïcité ne
peut pas signifier, comme l’indique Peňa-Ruiz, l’affirmation
d’une supériorité de la critique des religions sur les
religions elles-mêmes. Cela reviendrait à imposer une
pensée officielle aux citoyens en matière religieuse, donc
admettre que la laïcité, dans son essence, est en contradiction
avec elle-même. La laïcité constitutionnelle ne veut point
dire que la religion d’État de la France est le laïcisme
maçonnique athée. Malheureusement, ces deux dimensions de la
laïcité sont souvent dans la pratique confondues, principalement
dans l’enseignement.
Toujours est-il que
la dimension plus ou moins cachée de la laïcité
française, celle qui vise à dévaloriser toute
pensée religieuse, n’est pas sans conséquence. Il est assez
inhabituel d’aborder la question des relations entre culture et
laïcité. Pourtant, selon nous, c’est un aspect majeur de la
question.
La tentation de
l’amputation historique de la culture est importante en Europe.
Paradoxalement, en Asie, l’une des plus violentes révolutions ne
l’a point engendrée: il existe un continuum de la culture chinoise
dont personne n’aurait l’idée de placer l’origine
à Mao Tsé Dung. En Allemagne, pour de bonnes raisons –
entraînant de mauvaises habitudes – l’histoire vulgaire a
tendance à prendre la fin de la seconde guerre mondiale comme point de
départ. La mode n’est plus à l’évocation de
l’Allemagne éternelle – symbolisée par
l’empereur Frédéric Barberousse – endormie attendant
le retour d’un grand empire allemand dans sa caverne de Kyffhäuser
en Thuringe.
La laïcité française, dans son impérialisme, a
conduit à remodeler a minima
le champ de l’identité française. Pourtant, les
Français eussent pu se souvenir du rappel à l’ordre[74] adressé
aux intégristes de la République par l’authentique
Républicain que fut Marc Bloch: la France ne commence pas en 1789 ;
le sacre de Reims, comme les fêtes de la Fédération de 1790
– à l’origine, on l’oublie, de la fête nationale
française – devrait émouvoir tout Français. La
leçon de Marc Bloch n’a pas été comprise par ceux
qui ne veulent regarder en-deçà de 1905. L’opposition, au
nom de la laïcité, à la mention des racines
chrétiennes de l’Europe[75], dans ce qui
devait être la Constitution européenne, est une aberration[76]. Pourquoi
vouloir anéantir plus de mille ans d’histoire en se fondant
sur un principe du début du XXe siècle ? Faudrait-il dynamiter la
Sainte Chapelle qui domine le Palais de justice de Paris, siège de la
Cour de Cassation, comme le firent les talibans avec les deux bouddhas
sculptés de Bamiyan ? La campagne de France, comme les
villes de plus d’un siècle, regorgent de signes chrétiens.
Réduire ces lieux à une clandestinité intellectuelle,
outre l’absurdité que cela représente, conduit à un
affaiblissement culturel considérable de la France. On comprend le
tumulte assourdissant que produit la simple idée d’un débat
sur l’identité française. Celle-ci, amputée des neuf
dixièmes de son contenu, est si mal en point qu’il n’en vaut
mieux point parler.
Dans
l’enseignement de l’histoire, la laïcité
« à la française » s’est très
largement écartée de l’objectif d’analyse critique
qu’elle s’était fixé. Il est vrai que toute
dialectique implique la confrontation d’un pro et d’un contra,
et que l’analyse est difficile quand, arbitrairement, l’un des deux
termes disparaît. Cette réécriture de l’histoire est
parfaitement illustrée par les propos du sénateur Jean-Luc
Mélanchon qui a pu proclamer sur des ondes nationales, sans la moindre
contradiction[77]:
«De la bataille de Poitiers jusqu’à la Révolution, la
France a connu une période d’obscurantisme chrétien pendant
laquelle les moines écrivaient n’importe quoi». Cette
reconstruction caricaturale n’est pas isolée. Les interrogations
de culture générale opérées sur des
étudiants correspondent très exactement à ce
schéma. Devant un texte de Saint Thomas sur la justice, texte
parfaitement « laïque » (il n’y est question
ni de Dieu, ni de l’Église, ni de foi), un candidat peut dire,
sans d’ailleurs trop choquer le jury: «Saint Thomas est ridicule,
il veut tout ramener à sa religion». Chez beaucoup
d’enseignants, le programme d’études critiques s’est
transformé en lavage de cerveau. On peut ainsi apprendre que le seul but
des croisades était le pillage de Venise et de Byzance, et que
d’ailleurs les « Arabes » ont toujours
été chez eux en Palestine – ce qui règle du
même coup le problème des juifs. Il est important de nier toute
spiritualité à l’entreprise ; si elle a pu aboutir
à un pillage, c’est que le pillage en était le but. Il
n’est évidemment pas question d’expliquer la
complexité historico-religieuse de Jérusalem qui aurait pourtant
l’avantage d’aider à comprendre une situation conflictuelle
actuelle, ce qui, en principe, est l’un des buts de l’histoire.
Mais il est plus facile de présenter la chose comme un conflit
d’idiots qui se battent pour un mur. Cette analyse « marxiste
pauvre » est fort répandue au nom de la laïcité.
Les inexactitudes orientées aussi, par exemple la confusion entre
l’Inquisition française pontificale et l’Inquisition
espagnole royale, qui intervint deux siècles plus tard, sont trop
nombreuses pour être relevées.
Encore une fois, il
n’est pas question de mettre globalement en cause l’enseignement
secondaire. Je ne fais que constater les résultats d’après
les discours des étudiants qui me sont confiés. Il me
paraît assez clair que, pour beaucoup d’enseignants,
laïcité veut dire, non pas analyse critique de l’ensemble de
l’histoire, y compris de celle de l’Église, mais
dénigrement absolu de l’Église catholique, l’Islam et
le protestantisme trouvant grâce aux yeux de certains. Le plus grave
n’est pas dans cette haine, mais dans le fait qu’elle interdit la
compréhension de périodes et de problèmes capitaux. Avec
de pareils présupposés, on ne comprendre le Moyen Age, le XVIe
siècle, l’histoire de l’Irlande, la construction
européenne, le problème des chrétiens orientaux[78]
– ces derniers étant sérieusement présentés
comme des survivants des croisades, abomination historique mollement
dénoncée par ceux qui pourraient le faire.
Nous pourrions dire
la même chose en ce qui concerne la musique. Il est difficile
d’apprécier la Messe en si quand on a été
persuadé qu’une messe est chose ridicule. Un blocage concernant
toute une partie de la musique classique explique que la musique romantique
soit privilégiée dans le faible enseignement musical
français. Quant au reste, à la peinture notamment qui peut
rarement s’appréhender sans un rapport au sacré, les dégâts
d’un certain enseignement sont considérables.
La négation de
toute spiritualité est la clé secrète de cette
pensée prétendue laïque[79]. Nous ne
voulons pas signifier que seul un croyant peut appréhender certains
éléments essentiels (au sens fort) de la culture. Nous voulons
dire que la laïcité à la française, qui trop souvent
conduit à tourner en ridicule toute forme de spiritualité,
interdit l’empathie nécessaire à la compréhension de
certaines œuvres. La beauté du Et
resurrexit de la Messe en si peut être appréhendée par
un athée, mais difficilement admirée par quelqu’un qui
trouve ridicule toute spiritualité. Il en va de même pour une
cathédrale. Admirer son architecture sans appréhender le rapport
entre elle et la destination de l’édifice ne conduit
qu’à une satisfaction esthétique inférieure. Une
cathédrale n’est pas belle comme un four à micro-ondes au design impeccable. La
laïcité à la française n’est qu’une des
formes de la pensée utilitariste bourgeoise fondant la
déculturation actuelle[80].
Au prix d’une
réduction du champ culturel, la laïcité offre-t-elle un
socle à la République qui lui éviterait les abominations.
Il est courant d’entendre que nous sommes ainsi préservés
des bûchers de l’Inquisition, des massacres des Indiens, et
éventuellement de la contamination par le virus HIV. Malheureusement, les
chemins de la raison et donc du progrès conduisent quelquefois en des
lieux qui ressemblent étrangement à l’enfer.
L’« Aufklärung » eut pour but de
libérer les hommes des peurs magiques et de rendre la terre
éclairée[81].
Mais la Raison peut « se comporter à l’égard des
choses comme un dictateur à l’égard des hommes »[82].
C’est au nom de cette libération des hommes des archaïsmes du
passé, que se sont opérés les deux plus grands
génocides du XXe siècle, celui des nazis et celui des
communistes. La libre critique des lois, des dogmes et des cultures
religieuses, fondement de la laïcité « à la
française », ne fut pas capable d’assurer un socle
solide à la République. Certains historiens, je pense surtout
à Monsieur Simon Epstein[83],
ce sont étonnés du nombre très important de radicaux et de
socialistes ayant formé l’entourage
« païen », plus ou moins pronazi, du très
catholique maréchal Pétain. Ce qui a été
appréhendé comme « un paradoxe
français » est généralement expliqué par
une dérive du pacifisme. Sans contester cette explication, nous pouvons
observer que ces collaborateurs, issus des partis les plus intensément
laïques de la IIIe République, ont pu être
entraînés par leurs idées en des directions maudites. Si
des dreyfusards ont pu terminer leur carrière politique à Vichy,
ce n’est pas nécessairement au prix de l’abandon complet de
leurs convictions. Dreyfus était un juif transparent, laïque, avant
tout militaire, parfait exemple de l’assimilation rêvée par
Napoléon. L’antisémitisme de Vichy est aussi, dans un sens,
laïque: ce que le régime de la révolution nationale reproche
aux juifs, c’est d’être trop présent dans
l’espace public en tant que juif. Le premier statut des juifs de Vichy,
pour les professions libérales, adopte une politique de quotas, et non
d’interdictions. Cela expliquerait qu’au prix d’un
aveuglement stupéfiant, certains, comme Maurice Duverger ou Bertrand de
Jouvenel aient pu de pas être choqués. Mais d’autres iront
encore plus loin ; la rafle du Vélodrome d’hiver fut
organisée par René Bousquet, très proche des radicaux et
probablement maçon. Pierre Laval, lui, membre jaurésien de la
SFIO, avocat de la CGT, fit la plus grande partie de sa carrière
politique parmi les plus sévères défenseurs de la
laïcité.
La
laïcité ne garantit pas contre l’horreur, comme les religions
d’ailleurs, nous en sommes bien d’accord.
La
laïcité, telle qu’elle se décline en France,
correspond à un temps historique, qui coïncide avec celui de la
bourgeoisie, dont elle a facilité hautement la démarche. Ce
processus fut bien appréhendé par Marx[84].
L’inventeur théorique de la laïcité, Jules Ferry,
était très proche de la haute bourgeoisie industrielle, longtemps
orléaniste. Cette laïcité correspond presque exactement
à la fin de la ruralité majoritaire. Plus qu’un triomphe
des lumières, elle est, à un moment de l’histoire, une
nécessité du temps. Elle est libérale – elle
libère le champ public de toute contrainte morale, et, niant toute
spiritualité, elle laisse place libre au marché, et ne peut que
subir actuellement les conséquences du discrédit du
libéralisme. Le besoin de morale qui accompagne les doutes sur la
bienfaisance absolue de la liberté prend une société
purement laïque à contrepied. Ni l’État, ni le juge,
ne sont des autorités morales, et le concept fourre-tout de
« dignité », en fait morale de substitution, est
bien faible, à la fois mince et pesant.
L’échec
de l’école, après ce premier succès fulgurant, sa
désagrégation culturelle, alors que les fondateurs de la
laïcité y voyaient une clé de voûte d’une nouvelle
culture, est un signe important de crise. L’incohérence devant la
pression de l’Islam pointe aussi la faiblesse d’un concept
forgé uniquement pour combattre l’Église catholique. Cette
question a d’ailleurs amené la désagrégation de
l’extrême gauche, traditionnellement ultra-laïque, une partie
rejoignant l’extrême droite sur des positions jugées
racistes par certains ; une autre partie adoptant des
positions « islamisantes », proche du Hamas.
La faiblesse
intellectuelle de la laïcité, qui n’a jamais inventé
la moindre valeur, à part elle-même, mais s’est
contenté d’en séculariser un bon nombre, pose un
problème face à l’offensive sociale et politique de
religions pratiquant le prosélytisme. Une République laïque
peut-elle défendre une culture à laquelle elle ne croit que
modérément ?
Le débat, non
sur l’existence de la laïcité, mais sur sa signification
réelle dans la République, devrait être réouvert. Le
défi actuel semble, au terme d’une histoire relativement courte, de
trouver un sens à la laïcité. Malheureusement, la
réalisation de cette nécessité paraît impossible
à certains. Parler de laïcité positive en France, comme de
laïcité ouverte au Canada, déclenche des anathèmes.
Pourtant, il faudra bien un jour tenter de séparer la
laïcité juridique, qui n’est qu’une déclinaison
de l’égalité, de la laïcité philosophique, du
« laïcisme », qui est une doctrine reposant sur la
critique obligée du fait religieux et de la culture religieuse, et qui
par essence rompt l’égalité.
[I contributi della sezione “Memorie” sono stati oggetto di
valutazione da parte dei promotori e del Comitato scientifico del Colloquio
internazionale, d’intesa con la direzione di Diritto @ Storia].
[Colloquio internazionale La laicità
nella costruzione dell’Europa. Dualità del potere e
neutralità religiosa, svoltosi in Bari il 4-5 novembre 2010 per
iniziativa della Facoltà di Giurisprudenza dell’Università
di Bari “Aldo Moro”, del Centre d’études
internationales sur la romanité Université de La Rochelle e
dell’Unità di ricerca “Giorgio La Pira” CNR –
Università di Roma “La Sapienza”].
[1] Le concept de laïcité
est tellement peu clair que, très tardivement, en 2011, le
ministère de l’Intérieur fera rédiger un recueil de
textes (législatifs et réglementaires) et de jurisprudence
permettant de faire le point sur la question. Cet ouvrage, rapidement
baptisé par la presse « Code de la
laïcité » comporte 500 pages (Laïcité et liberté religieuse, Paris, Les
Éditions des journaux officiels, 2011).
[2] «La
laïcité est une valeur fondatrice et un principe essentiel de la
République», B. Stasi, Commission de réflexion
sur l’application du principe de laïcité dans la
République, Laïcité et
République, Paris, La Documentation française, 2004.
[3] En France, il
s’agit d’étudiants ayant au moins trois années
d’études supérieures ; je ne parle d’ailleurs
ici que d’étudiants en droit.
[4] Peu
d’étudiants, pourtant confirmés, se révèlent
capables de donner une définition acceptable de la laïcité
à la française, c’est-à-dire de mettre en
évidence la dimension privée de la religion (10%). Outre la
confusion mentionnée avec l’irréligion, la majorité
des personnes interrogées se borne à y voir uniquement la
liberté religieuse (12%) ou la séparation de
l’Église et de l’État (10%). Cette étude
n’a pas de prétention scientifique, elle repose sur un effectif
d’environ soixante dix étudiants, mais elle me semble avoir une
bonne valeur indicative car elle confirme mon expérience
d’interrogateur.
[6] Discours du Pape Benoît XVI à l’Élysée,
12 septembre 2008, « De nombreuses personnes en France se sont
arrêtées pour réfléchir sur les rapports de
l’Église et de l’État. Sur le problème des
relations entre la sphère politique et la sphère religieuse, le
Christ même avait déjà offert le principe d’une juste
solution lorsqu’il répondit à une question qu’on lui
posait: “Rendez à
César ce qui est à César et à Dieu ce qui est
à Dieu” (Mc 12,
17). L’Église en France jouit actuellement d’un
régime de liberté. La méfiance du passé s’est
transformée peu à peu en un dialogue serein et positif, qui se
consolide toujours plus».
[7] Discours du Pape Benoît XVI au Collège des Bernardins
à Paris, 12 septembre 2008: « Une culture purement
positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique,
la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le
renoncement à ses possibilités les plus élevées et
donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne
pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de
l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter,
demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable».
[9] G. de Scudéry,
Discours politiques des Rois, 1647,
(cité dans P. Legendre, Jouir
du pouvoir, Paris, 1976) « Si Dieu se nomme un Dieu
caché, les rois, qui sont ses images vivantes, le sont aussi bien que
lui ; et comme quelques Israélites disaient autrefois: “nous avons vu Dieu, nous mourrons”, il n’est guère moins dangereux de
vouloir voir le fond de la pensée des Souverains».
[10] J.-B. Bossuet, La politique tirée des propres
paroles de l’Écriture sainte, composée de 1670 à
1679 (dans les Œuvres,
éd. F. Lachat, Paris, 1864, volume XXIII, 533-537).
[11] R. Clément,
La condition des juifs de l’Ancien
Régime, H. Jouve, 1903, 286 p. (numérisé
Google).
[12] R. Bellah, R. Neely, « Civil Religion in
America », Journal of the American Academy of Arts and Sciences, 1996.
[13] Pour l’application de ce principe à Malte, voir la contribution d’Anne-Marie Mésa qui prouve que la soumission à l’Eglise catholique était très éloignée des vues de Bonaparte.
[15] La suppression du divorce sera la seule concession religieuse faite aux ultras royalistes par Louis XVIII, qui était un modéré. Le clergé, domestiqué par Napoléon, ne la demandait pas. Charles X, beaucoup plus favorable à un véritable retour à l’Ancien Régime entreprendra de réintroduire la religion dans le droit, avec notamment la loi sur le sacrilège.
[16] C’est le cas du sacrilège, du blasphème, de l’homosexualité, de l’inceste. Ces bouleversements datent souvent du code pénal de 1791 et sont confirmés dans les codifications napoléoniennes.
[17] R.-P. Lecanuet, Les signes avant-coureurs de la Séparation. Les dernières années de Léon XIII et l’avènement de Pie X, Coll. L’Eglise de France sous la Troisième République, Paris, Librairie Félix Alcan, 1930 ; A. Leroy-Beaulieu, « La papauté et la démocratie », in la Revue des deux mondes, 18 décembre 1891, 744-750.
[18] La pensée d’Edgard Quinet, franc-maçon du Grand Orient, est souvent utilisée, jusqu’à nos jours par les laïcistes. Elle est d’une violence étonnante à l’égard du catholicisme proposant d’éradiquer tous les vestiges de la chrétienté, et allant parfois aux limites de ce que nous qualifierions aujourd’hui d’incitation au génocide (notamment par l’utilisation récurrente du verbe « exterminer » à propos des catholiques et la référence laudative aux meurtres des prêtres commis par la Révolution française) Voir principalement: Le Christianisme et la Révolution française, Comon, Paris, 1845. Sur le laïcisme d’Edgard Quinet, voir la conférence de P. Némo: http://video.google.com/videoplay?docid=-338244856138007558&ei=2sneSZfQK4XK-AahoezGCw&q=%22philippe+nemo%22
[19] Les accusations récurrentes de « relativisme philosophique » connurent leur aboutissement avec l’encyclique Humanum Genus de Léon XIII (1884).
[20] Cas de Jean Jaurès, dans un premier temps. L’antisémitisme ouvriériste est un phénomène peu étudié.
[22] L’irréligion de l’époque s’appuyant, se confondant même souvent, avec l’anticléricalisme, seul le catholicisme semble visé, le protestantisme et le judaïsme étant curieusement absents des débats. Il est vrai que seul le catholicisme est fortement présent dans l’enseignement et seule la religion catholique pose des problèmes de statut des lieux de cultes. Les synagogues et les temples sont des propriétés privées, contrairement aux églises et cathédrales. Cette assimilation abusive, entre laïcité et détestation de l’Église catholique, conduira d’ailleurs, bien plus tard, certains laïcs ultra (en fait l’extrême gauche) à se trouver des affinités avec les Frères musulmans et le Hamas. Paradoxe étonnant qui montre le poids de l’histoire. Pour certains, la laïcité ne s’opposent qu’aux catholiques.
[23] Ce qui posera dans la suite des
événements des problèmes d’égalité
– les catholiques, contrairement aux juifs, n’ayant pas à
s’absenter les jours de fête religieuse. Remarquons que, dans
certaines communes, les sapins de Noël municipaux font l’objet de
polémiques. Remarquons aussi que l’Éducation nationale
s’efforce de laïciser le calendrier en nommant par exemple
« vacances d’hiver » les anciennes vacances de
Noël.
[24] Le débat au sein du camp républicain est pollué par la lutte entre les Opportunistes (Ferry) et les Radicaux sur fond d’affaire Dreyfus. Comme la différence politique entre les deux camps est assez mince, les polémiques sur les degrés d’anticléricalisme souhaitable serviront de clivage d’ailleurs incertains. Le radical Clémenceau apparaît souvent beaucoup plus modéré que l’opportuniste Ferry. Au sein des radicaux, il existe un fossé entre les positions de Waldeck-Rousseau ou de Paul Doumer ou même de Briand, d’une part, et celle de Combes, d’autre part. Le débat sur la laïcité et la séparation de l’Église et de l’État usera beaucoup cette troisième République qui négligera pendant longtemps la question sociale. L’Allemagne de Bismarck est très en avance sur la France sur cette question.
[25] «Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder [...]: c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. [...] Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. [...] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. [...] Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation». Discours de Jules Ferry du 28 Juillet 1885, voir G. Manceron, 1885: le tournant colonial de la République, Paris, La Découverte, 2007, 166 p. Clémenceau, à l’issue du discours, critiquera vertement Ferry: « Combien de crimes atroces, effroyables, ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Je ne dis rien des vices que l’Européen apporte avec lui: de l’alcool, de l’opium qu’il répand, qu’il impose s’il lui plaît. Et c’est un pareil système que vous essayez de justifier en France dans la patrie des droits de l’Homme ! ». Cette politique de Ferry, ici plutôt exposée pour l’Asie où la France vient de connaître la défaite de Lang-Son, (28 mars 1885), fera dire à des musulmans: «La laïcité est l’arme des nouveaux croisés». Voir P.-J. Luizard, Le choc colonial de l’Islam, La Découverte, Paris, 2006.
[26] Voir P.-J. Luizard, La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie, La Découverte, Paris, 2006.
[27] Le décret Crémieux est antérieur aux lois laïques. Il est intervenu en 1870 et accorde la nationalité française aux seuls juifs d’Algérie. Les « indigènes musulmans » ont simplement la possibilité de demander la naturalisation. Les républicains laïques ne trouveront rien à redire à cette cuisine religio-coloniale. Le gouvernement de Vichy, lui, abrogera le décret Crémieux, retirant par là-même la nationalité française aux juifs algériens. Ces derniers redeviendront français en 1943. Les historiens considèrent généralement que le décret Crémieux a exacerbé l’antisémitisme musulman. Voir G. Dermenjian, La crise anti-juive oranaise (1895-1905), L’antisémitisme dans l’Algérie coloniale, L’Harmattan, 1986.
[28] M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1974 (pour la traduction française d’E. Kaufholz); New-York, 1944, 55 sq. (pour le texte original).
[29] Scandale révélateur: Emile Combes avait chargé les loges du Grand-Orient d’espionner les officiers afin de connaître leurs opinions religieuses (en fait, s’ils allaient ou non à la messe), ce qui permettait de contrôler étroitement les promotions des militaires. Voir B. Besnier, L’affaire des fiches: un système d’État (1900-1914), La Roche-sur-Yon: Master I d’histoire, 2005. En ligne: http://bu.ices.fr/cgi-bin/koha/opac-ISBDdetail.pl?biblionumber=63329
[30] Sur les multiples humiliations subies par les catholiques dans l’enseignement au début du XXe siècle, voir la contribution de Ph. Sturmel.
[31] Inventaire des biens d’Église exigé par la loi de 1905 avec, au besoin, ouverture des tabernacles par la force publique, ce qui provoqua des émeutes mortelles dans des régions à forte tradition catholique comme la Bretagne et la Vendée.
[32] Clémenceau, anticlérical notoire mais homme d’État authentique, aura, dans sa fonction de ministre de l’Intérieur, l’intelligence d’ordonner aux préfets de suspendre l’utilisation de la force dans les opérations d’inventaire (mars 1906). Il faut dire que, à l’arrivée de Clémenceau au ministère, la majorité des inventaires des lieux de cultes avaient été réalisé. Dans le même temps, Aristide Briand insistait sur le caractère non antireligieux de la loi de 1905 (discours du 9 novembre 1906).
[33] Paul Doumer, assassiné en 1932, radical anticlérical et franc-maçon, eut des obsèques à Notre-Dame de Paris. Le général de Gaulle, qui avait d’ailleurs souhaité des obsèques religieuses privées, bénéficia cependant d’une cérémonie à Notre-Dame, en présence des chefs d’État étrangers, mais sans le corps du défunt qui avait été inhumé précédemment dans son village. La cérémonie à Notre-Dame semble presque incontournable.
[34] L’auteur de ses lignes peut témoigner du traitement infligé aux élèves catholiques de l’école, puis du lycée, public, dans les années 1955 où la laïcité était considérée comme apaisée. Toute bêtise appelait un « Quand on croit que tous les animaux ont pu tenir sur l’arche de Noé, on ne peut comprendre… » sans appel. Certains de ces instituteurs furent pourtant des maîtres remarquables. Mais leurs engagements laïcs les conduisaient, au nom de leur fameuse « raison », à des démonstrations honteuses de sadisme. Leur inculture en matière religieuse était d’ailleurs stupéfiante. Pour eux, le catholicisme se résumait à l’arche de Noé, puis, quelques années plus tard, à la virginité de Marie allégrement confondue avec l’Immaculée Conception. Plus récemment – l’Islam, au mois sunnite, ayant moins la fascination du martyr que le catholicisme – les instituteurs qui, dans la lignée de leurs ancêtres précités, entreprirent de se moquer de leurs élèves musulmans en traitant le Prophète de pédophile, eurent à le regretter. Ils connaissaient au moins l’âge des femmes du Prophète Mohamed, mais ignoraient la logique du mariage en Arabie à cette époque. En tout cas, on ne peut que trembler à l’idée du traitement que subirent les élèves catholiques des « hussards de la République ».
[35] J.-L. Mélanchon, Laïcité, Réplique au discours de Nicolas Sarkozy, Chanoine de Latran, Café république – Bruno Leprince, Paris, 2008.
[36] Il faut entendre par « régime concordataire » le régime découlant non seulement du Concordat de 1801, mais aussi des articles organiques et des décrets napoléoniens organisant les cultes protestants et juifs. Il est à remarquer que les rabbins sont actuellement rémunérés par l’État, ce qui n’était pas prévu dans les statuts napoléoniens.
[37] Si nous retenons une définition large, la seule entorse à la laïcité résulterait de la nomination des évêques par le Président de la République et le ministre de l’Intérieur.
[38] Cf. par exemple le cas du Land de Brandebourg. La reconnaissance par un État du statut de « corporation de droit public » entraîne le droit de (faire) prélever l’impôt.
[39] C’est d’ailleurs aussi le cas de la cathédrale d’Évry, toujours d’après des rumeurs non formellement confirmées.
[40] N. Sarkozy, La République, les religions, l’espérance, Cerf, Paris, 2004, 124. Voir la réaction violente du sénateur Mélanchon. Cf. J.-L. Mélanchon, Laïcité, op. cit.
[42] Un
statut personnel dérogatoire au code civil était
réservé aux musulmans (sauf à ceux qui y
renonçaient). Ce statut impliquait la soumission à un droit
musulman altéré par le respect des coutumes matrilinéaires
et par certaine exigence française. La polygamie fut officiellement
abolie fort récemment, sans grand résultat concret. Ces musulmans
statutaires étaient jugés par des cadis fonctionnaires
français.
[43] Sur le problème général de la départementalisation de Mayotte, cf. P.-F. Jourdier, « Mayotte: un Lampedusa français », L’Afrique Réelle, no 15, mars 2011 (lettre internet).
[45] Les Six livres de la République sont publiés en 1576.
Bien que partisan d’une monarchie tempérée, l’auteur
expose une théorie de la souveraineté totale, en réaction
contre la féodalité, qui conduit à la monarchie absolue.
[48] Sur cette question, voir J.-M. Chouraqui,
« De l’émancipation des juifs à
l’émancipation du judaïsme: Le regard des Rabbins
français du XIXe siècle » in P. Birnabaum
(sous la direction de), Histoire politique des
juifs de France, Presse de la Fondation nationale des sciences
politiques, Paris, 1990, 313 p.
[50] « Un peuple sûr
de lui et dominateur ». Le malaise est accentué par le fait
que la référence au mot « peuple »
n’est pas clairement explicitée, et l’ambiguïté
semble parfaitement volontaire. « Peuple » peut
désigner l’État d’Israël, comme il peut faire référence
aux juifs dans leur ensemble.
[51] « Il y a une tragique
méprise pour certains à prendre au sérieux ce
« sionisme » fantasmatique et à croire qu’il
doit conduire à l’alya,
à faire même des efforts en ce sens » S. Trigano, La République et les juifs
après Copernic, Les Presses d’aujourd’hui, Paris, 1982,
177.
[54] Monsieur Ramadan fait
l’objet de vives controverses. Un double langage lui est reproché.
Nous n’avons pas ici à aborder ce problème. Nous retenons
l’analyse contenue dans Les Musulmans dans
la laïcité: Responsabilités et droits des Musulmans dans les
sociétés occidentales, éd. Tawhid, 1994, 217 p.
Sur le point de savoir si l’auteur est un extrémiste caché,
on peut consulter l’ouvrage polémique: C. Fourest, Frère Tariq. Discours, stratégie et
méthode de Tariq Ramadan, Grasset & Fasquelle, 2004, 450
p. Et plus scientifiquement: P.-A. Taguieff, La
Judéophobie des modernes, Paris, Odile Jacob, 2008, 416
à 424.
[55] Le fait que, dans l’Islam, les Mutazilite fassent référence à la parole créée ne change en fait rien: « Quand les Mutazilites disent que le Coran est parole créée, ils ne veulent pas dire (comme le croient un certain nombre de non-musulmans aujourd’hui) que le Coran est un propos créé par Muhammad ; ils divergent de l’orthodoxie sunnite quant à savoir si cette Parole, Dieu l’a dite directement à Gabriel qui l’a entendue être prononcée par Dieu Lui-même, ou bien si Dieu a créé dans un réceptacle cette parole exprimant ce qu’Il voulait dire. Mais ils ont bien comme croyance que le Coran est la Parole de Dieu et non celle de Muhammad ». Voir ANAS, La Maison de l’Islam (http://www.maison-islam.com ).
[56] Ce que précisément
avait fait Jésus Christ semblant prendre ses distances par rapport
à la loi de Moïse (Jean 8, 1-11).
[57] P. Bossuet, Réflexions sur la portée et les limites
de l’obligation d’accommodation raisonnable en matière
religieuse, Commission des droits de la personne et des droits de la
jeunesse, Québec, 2005.
[58] C’était, dans les
grandes lignes, la position du Conseil d’État: les absences pour
motifs religieux sont tolérables et compatibles avec la
laïcité si elles ne désorganisent pas le service public, le
port du foulard est possible sauf prosélytisme.
[60] Avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989: « dans les établissements scolaires, le port par des élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté. »
[61] La
Cour européenne a rejeté les requêtes contre la France
à ce sujet:
CEDH 30 juin 2009, Aktas c. France, n° 43563/08
CEDH 30 juin 2009, Bayrak c. France, n° 14308/08
CEDH 30 juin 2009, Gamaleddyn c. France, n° 18527/08
CEDH 30 juin 2009, Ghazal c. France, n° 29134/08
[62] Paris 8 juin 2010, no 08/08286: «Se rend coupable du délit de
discrimination religieuse, prévu et réprimé par les
articles 225-1 et 225-2 du code pénal, celui qui refuse
l’accès d’une personne à un établissement
d’enseignement supérieur en raison du port, par cette
dernière, d’un insigne révélant son appartenance
à la religion musulmane».
[63] TA Marseille, 23 févr. 2010, Assoc. AWSA France, no 1001134: «Au fond, la requérante ne démontre pas en quoi la délivrance d’un récépissé définitif au NPA porterait une atteinte grave et manifeste à une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ; elle ne démontre pas en quoi la décision contestée porterait atteinte au principe d’égalité et à la liberté de conscience de ses membres ou des personnes visées par son objet, et aux électeurs de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur; elle ne démontre pas non plus en quoi la candidature porterait atteinte au droit à la sûreté par la violation de l’ordre public, ni en quoi cette candidature incriminée constituerait une menace pour ses membres ou des personnes visées dans son objet. Le principe de laïcité ne fait pas obstacle à la candidature de la personne concernée».
[64] Affaire de la crèche « Baby Loup » qui provoque une polémique concernant la HALDE qui avait dénoncé le licenciement d’une femme « voilée », employée d’une crèche à statut privé. Au-delà de la polémique un peu forcée, l’affaire pose le problème de la limitation des libertés religieuses dans une entreprise privée. Les principes de laïcité « classique » ne sont d’aucune utilité pour régler le problème puisqu’ils prétendent s’appliquer uniquement à la sphère publique. Il est donc faux de dire à ce propos, comme le député Manuel Valls, « qu’on ne transige pas avec la laïcité ». http://www.besoindoptimisme.fr/blog/archives/579 . Le 12 Septembre 2011, la Cour d’appel de Versailles a validé le licenciement.
[65] La loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010 (V. Dalloz actualité, 14 oct. 2010, obs. S. Lavric; V. égal, J.-D. Dreyfus). Dans sa décision validant cette loi, le Conseil Constitutionnel ne fait pas référence au principe de laïcité (7 octobre 2010).
[68] Discours à Amiens le 16
février 2008, vidéo disponible sur http://www.dailymotion.com/video/x4gcpy_reaction-de-vincent-peillon-sur-la_news
[69] Dans ce discours,
précité, le député européen semble exclure
le protestantisme des rigueurs de la laïcité en raison
« du libre examen ». Nous trouvons ici confirmation de
l’idée selon laquelle la laïcité est, historiquement,
principalement dirigée contre le catholicisme. L’affirmation que
le protestantisme est parfaitement compatible avec la laïcité
semble emprunter à Edgard Quinet qui pensait que les Anglais pouvaient
accéder à la liberté en restant chrétiens, alors
qu’en France, l’extermination du catholicisme, jugé
incompatible avec la liberté, s’imposait. Remarquons que, dans la
construction de Ferry, les protestants ont d’ailleurs joué un
grand rôle, les différents directeurs des enseignements au
ministère étaient protestants (Ferdinand Buisson, Louis Liard).
La République radicale y placera des maçons.
[71]Voir Ph. Némo: http://video.google.com/videoplay?docid=-338244856138007558&ei=2sneSZfQK4XK-AahoezGCw&q=%22philippe+nemo%22
[73] E. Levinas,
« Épreuves d’une pensée
(1935-1939) », in Levinas, Cahier de l’Herne, sous la
responsabilité de C. Valier et M. Abensour,
L’Herne, 1991, 144.
[74] « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ». M. Bloch, L’étrange défaite (1940), Gallimard, 1990, 198.
[75] On connaît l’opposition à la laïcité à la française du Chancelier Kohl qui, en 1995, dans l’affaire des crucifix bavarois, affirmait pour sa part que le christianisme est constitutif de la « culture allemande », et que le retrait des crucifix était à ses yeux inacceptable.
[76] L’idée, largement développée, que cette mention interdisait l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne est fausse. Il ne s’agissait pas de proclamer l’Europe chrétienne, ce qui eût été une absurdité, mais de souligner son origine culturelle.
[77] Émission d’Alain Finkielkraut
sur France Culture du 7 mai 2011, avec Denis Tillinac, disponible sur le site: http://www.franceculture.com/emission-repliques.html-0
[78] Lors des discussions sur la
création du Liban Léon Blum, sans doute au nom de la
laïcité, refusa la demande d’Émile Eddé de
favoriser la constitution d’un foyer chrétien (parallèle au
foyer juif) au Proche-Orient. Dans le même sens, la France refusa de
ratifier le
« Traité d’Amitié et d’Alliance »
du 13 novembre 1936. Les lettres échangées à
l’occasion de ce traité étaient considérées
comme la base juridique de la répartition des fonctions publiques entre
les différentes communautés dans l’administration
libanaise ; l’idée de réserver certaines fonctions aux
adeptes de certaines religions était trop loin de la conception
française de la religion réservée à la vie
privée. C’était pourtant la condition de la paix dans ce
nouvel état complexe.
[79] Ce qui peut expliquer que, pour beaucoup, les religions peu portées sur la spiritualité, religions de marchands disent certains, comme le protestantisme « classique » et l’Islam, (hors des courants comme le soufisme) ont longtemps été considérées comme pratiquement compatibles avec la laïcité. Sur l’alliance objective entre protestantisme et islamisme, voir les remarques fortes – et méritant intérêt mais aussi nuances – de Richard Millet (Richard Millet, Fatigue du sens, Pierre Guillaume de Roux, Paris, 2011), 93 sq.
[80] « Mais nous sommes en France, autrefois fille aînée de l’Église, aujourd’hui hypermarché des Droits de l’Homme, parmi le peuple le moins tolérant et le moins cultivé du monde occidental » R. Millet, Arguments d’un désespoir contemporain, Hermann, Paris, 2011.
[83] Voir S. Epstein, Les dreyfusards sous l’Occupation, Albin Michel, Paris, 2001, et S. Epstein, Un paradoxe français, antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la résistance, Albin Michel, Paris, 2008.