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Université Montpellier I

 

Le ius Publicum comme problème pour les juristes d’aujourd’hui

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Sommaire: I. Le renouvellement du «Droit romain actuel». – II. Le ius Romanum comme «système». – III. Une querelle entre Anciens et Modernes. – IV. Le ius publicum d’après les juristes romains (Livre I du Digeste). – V. Les catégories  du ius publicum. – VI. La fonction critique du ius Romanum pour le droit actuel. - Abstract.

 

 

L’importance de Rome sur la formation du droit est bien connue. En Europe, cette hérédité est toujours exploitée, spécialement en matière de droit privé. Néanmoins une bonne partie du système juridique romain est oubliée, notamment son volet public. Vouloir le revivifier et réfléchir sur les raisons de cet oubli, c’est s’interroger plus généralement sur le périmètre d’influence concédé aujourd’hui aux Anciens par les Modernes.

 

 

I. – Le renouvellement du «Droit romain actuel»

 

1. – À l'heure où les juristes européens s'efforcent de rapprocher les droits privés du vieux continent, le droit romain retrouve une actualité certaine. Il n’y a là aucun paradoxe: quelques-uns des récents manuels de droit romain ne justifient-ils pas leur existence en le présentant comme la racine commune aux multiples droits privés nationaux de la famille «romano-germanique»[1]? La méthode généalogique[2] appliquée au droit serait d’ailleurs en mesure de faire des miracles, de surcroît quand l’écheveau à démêler aurait de fortes consonances techniques. De par son exhaustivité, le récent manuel de P. Pichonnaz (Les fondements romains du droit privé, Zurich, 2008) est un bon exemple de ce mouvement qui perce aujourd'hui dans la doctrine, tant en français qu'en allemand, en italien ou en anglais[3]. On ne peut a priori que soutenir cette démarche dont la force est de reposer sur un bon fond de vérité. Non seulement sur une vérité d'ordre historique mais d’abord sur une vérité d'ordre juridique: comme le précise l’auteur des fondements, la connaissance du droit romain donne accès à la «grammaire» (originelle) des systèmes juridiques actuels, ce qui permet de mieux comprendre ces systèmes et, plus encore, de trouver des éléments de réponse aux difficultés qui surgissent de leur harmonisation[4]. Tel est l'intérêt renouvelé, tant théorique que pratique, de la science romanistique dans l’Europe actuelle. La technique juridique s'en trouve grandie, ce qui est plutôt bon pour l’histoire du droit comme discipline universitaire, en France et à l’étranger.

 

2. – On pourrait être tenté de poursuivre ce mouvement sur des aspects très précis (du droit des obligations[5], par exemple), voire de le prolonger sur le terrain du droit public. Un hypothétique ouvrage sur les Fondements romains du droit public pourrait aussi être mis à la disposition des publicistes européens, la théorie restant toujours susceptible de nourrir la pratique à l’heure où le droit constitutionnel de l’Etat s’ouvre à la dimension supranationale. On ne peut pas douter du caractère fondamental de cette hypothétique somme tant le droit romain, depuis la redécouverte scientifique des compilations justiniennes au XIIe siècle, est à l'origine de nombreux concepts et institutions de notre droit public: lex, senatus, fiscus, pour n’en citer que quelques-uns[6]. Certes, des problèmes juridiques insurmontables se poseraient (l'Etat, inexistant à Rome, s’oppose depuis sa naissance, au XIIIe siècle[7], à la catégorie romaine d’Empire — imperium) mais il y a fort à parier que ces aspérités seraient vite aplanies par un auteur disposant du sens historique. Plus sérieusement, et sans tomber dans le piège de l’histoire institutionnelle — car c’est de «grammaire» du droit dont il s’agit —, il faudrait faire la part des choses et s’obliger à évacuer en introduction les catégories juridiques médiévales, dont l’Etat lui-même (Status)[8]. Et ce, pour des raisons exclusivement scientifiques; mais ne serait-ce pas totalement inconséquent que d’ignorer sciemment les grandes données du droit public contemporain?

 

3. – Cette dernière remarque invite à une observation d’ordre plus général. A leur manière, les manuels évoqués plus haut sont des traités de droit romain actuel qui renouvellent avec adresse la littérature juridique que F.K. von Savigny, en son temps, avait amenée à son sommet: Das System des heutigen römischen Recht (1840-1849)[9]. Il s’agit toujours pour la science du droit d’accompagner la civilisation moderne (industrielle et financière) en mettant à son service l’incomparable technique des juristes romains, spécialement en matière de propriété et de contrat[10]. Cette démarche s’inscrit donc dans une relative continuité et l’élément d’innovation, de taille, tient peut-être dans l’espace renouvelé, libéré, des transactions: non plus l’Etat commercial (qu’il soit fermé ou ouvert) mais l’aire internationale, supra-étatique. Comme hier, cette situation pose néanmoins un problème pour le droit romain en tant que tel (ius Romanum): car si l’on part du postulat — vitaliste — que celui-ci doit contenir les fondements du droit actuel, quel sera le destin de ce qui, dans le droit romain, ne satisfait pas à cette exigence de méthode et de résultat? La doctrine romaniste sécrétée par les sociétés dites «bourgeoises» est depuis longtemps rompue à un exercice de sélection et de déformation, ce qui l’a amenée à occulter bien des pans du ius alors que celui-ci avait été conçu à Rome comme un phénomène unitaire. En rompant cette unité, elle a pu utiliser (dans certaines limites) la partie liée au droit privé et rejeter (presque intégralement) la partie liée au droit public[11], laquelle n’aidait en rien à la mise en place du droit de l’Etat. Privé et public: ces deux dimensions du droit romain actuel comme discipline communiquent donc sur fond de libéralisme économique et politique. On comprendra finalement pourquoi l’hypothétique fondements romains du droit public, voire gréco-romains, est un livre qui, s’il est écrit, ne servirait qu’à restaurer le vieux trompe-l’œil humaniste d’une filiation entre Rome et le droit public actuel.

 

 

II. – Le ius Romanum comme «système»

 

4. – Cela étant dit, un autre traitement du droit romain est possible dès lors que l’on s’efforce d’aborder le matériau non pas de façon subjective, c’est-à-dire du point de celui qui l’étudie, mais de façon objective[12] et par conséquent plus ouverte. Méthodologiquement, c’est d’ailleurs la seule attitude qui permette d’échapper au processus, conscient ou non, de sélection et qui soit en mesure de nous (re)donner accès au droit romain dans sa totalité — qu’il nous plaise ou non, ou plutôt: qu’on le reconnaisse ou non. La démarche peut faire penser, en philosophie, à une métaphore célèbre de Schopenhauer résumant la théorie de la connaissance: au milieu des vagues hurlantes du vaste océan, la frêle embarcation est un refuge physique et métaphysique pour l’homme; sa barque est un îlot d’individuation — l’empire du sujet et de sa belle sérénité que rien ne vient altérer. Mais, le philosophe nous le rappelle, le plongeon est toujours possible au sein du grand tout[13]. Quand une énième forme de pression morale se fait sentir (c’est aujourd’hui l’ère du pragmatisme[14]), le droit romain gagne à cette approche pure, entière, déliée de toute idéologie comme de toute ligne éditoriale façonnante.

 

5. – Pourtant, on ne saurait que retenir, sans les opposer ni les désunir, ces deux approches distinctes du droit romain que sont le «droit romain actuel» et le ius Romanum. Car, si la première conçoit le droit romain comme les fondements (grammaticaux) du système actuel, la seconde, qui envisage le système juridique romain pour lui-même, est rivée à la langue du droit par excellence qu’est le latin (confronté à la difficulté de traduction, Savigny lui-même l’avait admis[15]): chaque terme de droit implique un concept (et des attributs) spécifiquement juridiques, non historiques, mais le temps a précisément pu vider le mot de sa substance[16] et trahir le sens des termes. C’est au romaniste d’être en éveil sur cette possible altération. Dans cette seconde approche du droit romain, la fonction actuelle du juriste est donc simple: il s’agit pour lui de marquer les évidences, à l’aide du latin.

 

6. – Car, et c’est tout le problème depuis des siècles, on oublie que le droit romain n’est pas un «stock» de matières premières (transformables à souhait — le pain de l’historien pour ses études) mais un système juridique en soi dont la particularité est d’être centré sur le juste (iustum)[17]: comme l’écrit Ulpien (D. 1.1.1 pr.), ius est ars boni et aequi — en se rappelant que, selon le grand romaniste italien Salvatore Riccobono, ius signifie ici «système». Ce système ancien (n. 1)[18] est certes exigeant pour celui qui, comme le romaniste actuel, provient du système moderne (n. 2); mais revenir aux Romains — et ne s’en tenir qu’à eux — le protège de tout «romanisme», c’est-à-dire de toute utilisation du droit romain pour des buts qui seraient extérieurs au système du ius. C’est vrai, tant pour le volet privé du ius, que pour son volet public. Ainsi, dans l’hypothèse où l’on s’interrogerait sur l’actualité du «droit public romain», il faudrait raisonner sur la question de telle sorte qu’elle soit en adhérence systématique avec Rome; qu’elle parte vraiment des juristes romains, sans se soucier de la réponse souhaitable pour aujourd’hui. Tel pourrait être le point de départ ancien d’une recherche sur l’actualité du ius publicum[19]. Ce qui importe, c’est de s’attacher aux seules sources romaines et, par là même, de rester ferme face aux tentations d’établir une intelligence, une médiation quelconque — qui court toujours le risque d’être idéologique — entre les deux systèmes. Le travail pourra ainsi être indépendant de toute évolution historique et de toute volonté de retrouver les bases juridiques de son propre système actuel — deux réflexes qui détournent l’examen scientifique de l’objet que l’on s’est donné pour étude.

 

 

III. – Une querelle entre Anciens et Modernes

 

7. – Place à la pratique! en partant d’un constat: le ius publicum est un thème qui pose problème à certains utilisateurs contemporains du droit romain — et il semble que plus ils sont idéologiquement modernes (ou matérialistes historiques[20]), plus ils sont gênés et plus cela se voit. En soi, cet embarras a un intérêt limité, sauf qu’à force de convertir les données — techniquement, une falsification — on en vient à enseigner autre chose que le droit des Romains. Il convient de présenter la «belle erreur» de cette nouvelle méthode à partir de son ressort profond qu’est la défiance, ce cri de guerre de la civilisation sceptique[21]. Se méfier de quoi? Principalement de tout ce qui, dans le droit romain, agresse les canons du droit mis en place en Europe depuis le XIXe siècle. La mémoire doit être sélective et tout le terrain «dangereux» doit être neutralisé à coups d’emplâtres rassurants. Toutefois, on constate que même après alignement de ce qui peut être aligné selon le critère des humanités gréco-romaines, un décalage est savamment sauvegardé qui permettra de souligner les lacunes anciennes (colmatées depuis par la nouvelle science du droit). Ce mouvement de la réflexion, certes agile, mais qui n’est rien d’autre qu’un contournement fébrile de l’obstacle, il faut le présenter encore plus en détail si l’on veut bien comprendre das groß Problem — ce sont les Allemands, les premiers, qui y ont été confrontés — que pose au droit actuel la catégorie romaine de ius publicum.

 

8. – Le point de départ de ce mouvement doctrinal est fait d’a priori idéologiques et d’attentes déçues, le tout s’enracinant dans une conception générale du droit fixée au XIXe siècle. Les premiers, présentés comme des outils scientifiques alors qu’ils ne sont en réalité que des appareils conventionnels, doxiques, sont notamment l’«Etat», le «droit» et la «laïcité»: hors de ces trois piliers de la nouvelle manualistique, tout édifice humain doit s’écrouler. Quant aux attentes artificiellement déçues, elles sont le prolongement naturel de ce mirage méthodologique: car les «lacunes» de Rome — ou plutôt ce que l’on y retrouve pas[22] — sont immédiatement converties en imperfections, des imperfections du «ius» que notre «droit» (positif, normatif) viendra, par chance, historiquement corriger (c’est tout le parti pris évolutionniste de l’histoire du droit comme discipline). Et l’on n’aura finalement aucune gêne — c’est là l’extrémisme des ultramodernes — à voir dans Ulpien (l’auteur d’un tiers du Digeste[23]) un juriste non exhaustif, énigmatique, voire un mauvais juriste, lui qui écrit que le ius publicum, ce ius qui regarde l’état de la chose romaine, de la chose publique (status, mais avec une minuscule la «condition»), consiste dans les institutions du droit sacré, les sacerdoces et les magistratures: publicum ius in sacris, in sacerdotibus, in magistratibus consistit (D. 1.1.1.2)[24]. C’est une insulte adressée aux Romains — Cicéron en tête[25] — mais surtout un cloisonnement et un rapetissement du monde.

 

9. – Car, avec les Romains comme avec les Grecs, il faut bien comprendre que notre vision du monde est plus étroite que la leur[26] — et l’explication de cette réduction du monde, de ce passage du culte du vivant et de l’être au culte de l’établi et du déclaré, est la grande fonction de l’histoire du droit, une fonction comtienne, grise, anti-épique. C’est seulement en pensant plus grand, en accédant à un monde d’hommes et de Dieux, de terre et de ciel, de choses et d’êtres, de poissons et d’oiseaux, que l’on peut «recevoir» véritablement Ulpien et les auteurs romains ayant écrit sur le ius, tant dans sa position publique que privée. Mais attention toutefois: se fier de la sorte à la nature ne peut se résumer à un primitivisme naïf, archaïque et poétique. Il s’agit juste d’un acte d’humilité qui fait défaut à ceux qui, ne peuvent concevoir l’homme comme partie d’un plus grand ensemble et tournent en dérision les anciennes données qui décrivent au contraire l’homme comme immergé dans un espace qui le dépasse. Or, techniquement, on ne peut ignorer l’importance de l’observation[27] de l’homme, de la nature et des Dieux par les juristes romains sans passer à côté des grandes divisions du ius qu’ils ont laissé à la postérité: droit naturel, droit humain, droit civil — en se rappelant que le jus-naturalisme de Justinien a des aspects religieux issus d’une tradition jurisprudentielle et philosophique préchrétienne[28].

 

10. – Une autre caractéristique de ce «mos» d’un genre nouveau consiste à ne même plus utiliser le matériau à disposition que sont les termes et les catégories dogmatiques du ius publicum: à commencer par ius en tant qu’ars boni et aequi ou encore, et tout simplement, populus, respublica, civitas (communis deorum atque hominum), etc. Ce n’est pas tant que ses promoteurs n’y aient pas accès, c’est sans doute qu’ils n’en veulent pas! Comme s’ils n’avaient pas confiance en ces données techniques qu’ils jugent (préjugent en réalité) d’un âge révolu[29]. Mais que traduit ce scepticisme face à des sources, qui ne sont en réalité pas historiques mais juridiques — radicalement juridiques même, donc peu sujettes au temps qui passe[30] — si ce n’est une maladie plus grave, une forme de nihilisme, une septicémie généralisée de l’âme? Le malade a sa morale, la morale du diminué: il met toutes ses forces dans la lutte contre tout ce qui représente le principe d’objectivité affirmé avec force, l’exact contraire de sa barque d’individuation qui inéluctablement s’enfonce; il désactive, neutralise, dévitalise. La pathologie mérite d’être connue mais, d’un lit de souffrances, on ne peut que brouiller le message, jamais bander les muscles qu’on n’a pas.

 

11. – Car l’humilité face aux sources est un travail exigeant, physique. Face à elles, l’interprète doit être dur, viril et confiant sous peine de céder aux commodités, aux conventions, à ce qu’on attend de lui ici et maintenant. Aujourd’hui comme hier, le travail du romaniste doit être de tirer toutes les conséquences de sa lecture des juristes romains. C’est d’ailleurs sa seule mission en tant que romaniste. Mais elle doit être exécutée de façon radicale, sans quoi, même paré des meilleurs intentions, il conformera le ius aux exigences de la société, aux standards et finalement — desinit in piscem — à la norme! Les valeurs romaines, dressées par J. Iglesias (Derecho romano, 13e ed., Madrid, 2001, 8), seront précieuses pour cet exercice contemporain de résistance au biais positivo-évolutionniste qui est lui-même appuyé sur la dialectique historiciste désadaptation/réajustement au milieu social: «gravitas, constantia, probitas, humanitas, fides, frugalitas, magnitudo animi, auctoritas, virtus». Elles protègent d’une morale néo-humaniste d’adhérence, d’adéquation, d’homogénéité de fond, entre Anciens et Modernes. Une morale qui opère par contournement et distorsion des positions juridiques romaines et plus encore de la Weltanschauung ancienne. Un exemple récent: la traduction de divinarum atque humanarum rerum notitia (définition de la Iurisprudentia selon Ulpien) par «connaissance de tout ce qui se passe sur la terre et sous le ciel»[31]. Il faut croire que le divin fâche même les Romanistes de profession. L’objection faite au grand Coquelin il y a plus de 100 ans reste d’actualité: «Le texte Monsieur, le texte!».

 

 

IV. – Le ius publicum d’après les juristes romains (Livre I du Digeste)

 

12. – En matière de ius publicum, le texte, les textes, quels sont-ils? Il n’est pas ici question de se lancer dans une longue exposition commentée des sources en la matière. On se limitera à soumettre à la critique deux hypothèses de travail en vue d’une reconstruction du ius publicum Romanorum. Car penser l’actualité du droit romain suppose au préalable d’avoir une représentation fidèle — et donc neutre — de ce qui est, du seul point de vue des Romains, et donc en choisissant de ne pas tenir compte des intermédiaires entre eux et nous, à commencer par le premier des glossateurs qu’est Irnerius[32]. Nos deux propositions, en accord avec la tradition juridique romaine, pourraient être résumées ainsi: 1) repartir du commencement, du «principe» de toute chose — le principium (voir Gaius D. 1.2.1, tiré du Livre I sur la loi des XII tables) — ce qui nous incitera à aborder le système «ius» par la porte d’entrée qu’est la «iustitia» (Ulpien D. 1.1.1 pr., tiré du Livre I des Institutes[33]); 2) penser en juriste le ius publicum, c’est-à-dire en l’appréhendant par ses catégories dogmatiques; c’est la méthode privatiste par excellence (pandectiste même si l’on se replace dans le contexte de la seconde moitié du XIXe siècle[34]), laquelle permet d’élever la discipline au niveau d’une science (Wissenschaft), science qu’elle est depuis l’origine (voir Ulpien D. 1.1.1.1 = I. 1.1.1 sur la définition de la Jurisprudence comme une notitia, une scientia[35]). A partir de ces deux hypothèses de travail, il est possible d’engager l’étude sur des bases saines.

 

13. – En réalité, tout le ius publicum est déjà présent en puissance dès le Livre I du Digeste. L’erreur la plus répandue consiste à brûler la première étape en considérant les solutions juridiques qu’il recèle comme anecdotiques pour aujourd’hui, du fait de leur archaïsme. Car, du point de vue actuel, il y a comme un refus d’aborder la discipline par le haut, comme l’ont fait les juristes romains en partant de la justice. L’arborescence est bien connue mais il convient, encore une fois, de souligner les évidences comme les ont eux-mêmes soulignées les Romains. Au sommet, la iustitia d’où «descend» le ius comme «art du bon et l’équitable» — et c’est en cela qu’il est «ius» et non pas «droit»; le ius peut alors être étudié sous deux angles, le privatum (ayant trait à l’utilité particulière) et le publicum (concernant la chose romaine). Vient ensuite, toujours sous la plume d’Ulpien, une double tripartition: si le ius privatum se décline selon ses sources (naturelle, humaine et civile), le ius publicum a comme trois terrains d’exercice: les cultes publics, les prêtres de la religion et les magistrats (sacra; sacerdotes; magistratus). Voilà fixé — d’entrée et en trois termes — le champ dogmatique du ius publicum[36], champ qui ne pourra être occulté pour la suite de la recherche sauf à déconnecter sciemment le caput du reste du corps. Pour une étude plus poussée de ces trois catégories, on peut d’ores et déjà renvoyer le lecteur au Code Justinien pour l’aspect religieux (car le Digeste se focalise sur la fonction des jurisconsultes en tant que prêtres de la justice, la iurisprudentia étant présentée comme la connaissance des choses divines et humaines et la science du juste et de l’injuste[37]) et à Gaius D. 1.2.2.13-34 pour les magistratures. Il s’agit là de la première étape d’une ouverture globale pour une compréhension technique du ius publicum.

 

14. – Car rien n’est plus grave — mais c’est malheureusement la tendance des anti-Romains — que de se limiter à une approche externe du droit romain en donnant libre cours aux petites conventions de la morale et de l’idéologie du temps. Seul un traitement interne du matériau peut rendre compte de sa valeur technique — la seule chose qui intéresse le juriste de métier. Comme partie du ius publicum et plus spécifiquement des institutions de droit sacré, les choses «sacrées» (res sacrae) sont un lieu d’application privilégiée de cette disposition d’esprit, de cette approche professionnelle, dès lors qu’on les étudie à l’intérieur de leur catégorie générale de rattachement qu’est le droit des biens. Au Digeste (D. 1.8: De divisione rerum et qualitate), les juristes — Gaius, Marcien, Florentin, Ulpien et Pomponius — nous donnent à cet égard un ordonnancement serré qui doit être apprécié pour ce qu’il est: une leçon de droit organisée sur le seul raisonnement juridique, peut-être l’introduction la plus didactique au droit des biens pour l’étudiant d’aujourd’hui. On peut ici en présenter quelques aspects qui touchent notre sujet. D’abord, la summa divisio faite par Gaius (D. 1.8.1) entre les choses de droit divin (sacrées, religieuses et saintes) n’appartenant à personne (nullius in bonis)[38] et les choses de droit humain, ordinairement susceptibles d’appropriation privée — une distinction qui a le mérite de nous rappeler la différence, dont on a oublié l’évidence, entre les choses (res) et les biens (bona). Parmi les choses de droit humain, certaines n’appartiennent toutefois à personne comme les choses «publiques»: dans la cité, le cirque ou le théâtre (Gaius mais aussi Marcien D. 1.8.6.1). Marcien rend par ailleurs (D. 1.8.2) compte d’une autre grande catégorie, celle des choses naturellement communes à tous les hommes (l’eau, l’air, la mer et ses rivages)[39] et précise qu’une chose sacrée — comme peut l’être un temple — ne l’est que si elle est publiquement consacrée (D.1.8.6.3)[40]; à défaut, elle reste profane — ce qui rétrospectivement contribue à expliquer pourquoi, selon Ulpien, le ius publicum consiste dans les institutions sacrées (D. 1.1.1.2)[41]. Et le même Ulpien de préciser que ces res sacrae sont inestimables, au sens technique où elles ne peuvent être mises à prix (D. 1.8.9.5).

 

 

 

V. – Les catégories du ius publicum

 

15. – Notre proposition ne vise pas pour autant à faire du droit positif romain, ce qui reviendrait à ne pas saisir la valeur profonde du système «ius» mais au contraire à le rendre anecdotique, relatif, à le réduire à un temps et, par là-même, à l’aligner sur les autres temps de la grande histoire. Autre méthode chère aux nouveaux carthaginois! En revanche, une manière efficace de rendre compte du système «ius publicum» peut consister à le délester de l’institutionnel — trop enclin à servir la méthode historique[42] — pour le recentrer sur les catégories juridiques qui le structurent. Car, insistons avec G. Cornu (Droit civil. Introduction au droit, 13e ed., Paris, 2007, 104), «si le droit correspond à une structure de pensée, c’est qu’il est sous-tendu pas un réseau de concepts qui lui donne son organisation intellectuelle». Une prise de position célèbre du juriste Paul conservée au Digeste (D. 50.17.1)[43] renforce ce choix d’une priorité à donner aux concepts de droit, à la pure dogmatique juridique (ainsi qu’aux termes qui l’expriment) en soumettant la regula au ius et, si l’on peut dire, la norme à un ensemble de principes supérieurs. Bref, un droit public romain épuré, dans son étude, tant de l’institutionnel que du réglementaire — dégagé des réflexes «constitutionnalistes» et «normativistes» — peut être en mesure de rendre compte de sa structure profonde, intemporelle et finalement… actuelle. Car le droit est véritablement une langue et, à la suite de F. de Saussure († 1913), il faudra se décider à «séparer méthodologiquement, de manière absolue, la description du fonctionnement actuel d’une langue, ici et maintenant (l’étude synchronique d’un état de langue), d’avec la description de l’évolution historique de cette langue (l’étude diachronique d’une succession d’états de langue)»[44].

 

16. – Dans la ligne des indications d’Ulpien, la question du «ius publicum» selon les juristes romains doit donc repartir du seul vocabulaire latin. Elle implique par conséquent une interrogation systématique de la terminologie présente au Digeste — de type Vocabularium iurisprudentiae romanae (Berlin, 1903): «ius» bien sûr mais aussi «publicus» et «ius publicum», en tenant évidemment compte des multiples formes d’apparition des mots. Ce studium — car selon Ulpien, le publicum ne doit être envisagé que comme une positio studii du ius (D. 1.1.1.2) — se fondera sur la mise à nu, tout en les rapportant au ius, des catégories premières de «res romana/publica», «sacra», «sacerdotium» et «magistratus». Sur ce socle, on pourra ouvrir l’étude aux catégories connexes (à l’intérieur même du réseau sémantique du ius publicum) comme peuvent l’être «deus» ou «populus» — car à Rome, ce qui est stable, c’est «Dieu» et «Peuple»[45], non l’«Etat» qui n’existe pas. Mais aussi, plus généralement, aux catégories qui tombent, si l’on peut dire, sous le sens du «public»: certes «utilitas publica»[46] (pris seul, le concept n’est que le petit trou de la serrure par lequel on prétend trop souvent regarder le ius publicum) ou bien encore celles qui marquent la spécificité jus-publiciste romaine, comme «imperium» ou «secessio [plebis]». Ces distinctions dogmatiques permettent, par leur rigueur, de cerner au mieux le ius publicum pour contribuer à une meilleure compréhension du fonctionnement de l’ensemble: par exemple, sacerdotium et imperium rendent intelligibles sur le plan institutionnel — plus encore: sur le plan de la réalité institutionnelle[47] — tant la potestas sacrosainte du tribun de la plèbe que l’imperium du magistrat de la République[48].

 

17. – Mais ce premier faisceau de catégories suffit-il pour une reconstruction complète du ius publicum? Car l’actualité du ius Romanum (comme on l’a conçue précédemment en le distinguant du droit romain actuel) exige de ceux qui sont à son service une connaissance analytique fine et un regard clinique — conditions pour que celui-ci puisse «s’élever» au rang d’argumentaire (de combat, s’il le faut) et, plus encore, pour qu’une culture qui (comme la nôtre) rumine le passé soit en mesure de le transmuer en sa propre substance[49]. Cela implique, au moins dans un premier temps, d’exploiter au maximum l’outil terminologique, quitte à redoubler en profondeur le niveau d’examen, dans l’espoir que l’ensemble des concepts romains — qu’il faudrait idéalement apprécier comme des signes, comme des unités d’un plus grand code délivrant un message — puissent émerger d’eux-mêmes, sans a priori, indépendamment de tout conditionnement idéologique[50]. Une fois localisés, l’étude de ces «lieux» pourra être engagée, de même qu’elle pourra être étayée en la rapportant à l’ensemble du «système» ancien[51]. On se contentera ici de tester ce protocole sur la notion de populus (notion incontournable du système «ius publicum», peut-être sa clé de voûte, du fait de la connexion — allant de soi chez les Romains — entre populus et publicus[52]). Au Corpus Iuris, le concept «populus» est décliné en fonction d’une douzaine de clés terminologiques qui rendent compte de la lourde structuration dogmatique de cette catégorie: «rex» (roi), «cives» (citoyens), «imperium» (commandement), «magistratus» (magistrat), «religio» (religion), «maiestas» (majesté), «ius» (droit), «consuetudo» (coutume), «lex» et «lex regia» (loi, loi royale), «potestas» (puissance), «adclamatio» et «vox» (acclamation, voix), «actio» (action), «libertas» (liberté). Il faut aussi voir dans ce réseau[53] l’indice que chaque grande catégorie publiciste est organisée en un réseau de (sous-)catégories dont il s’agirait idéalement de comprendre l’organisation interne comme la fonction de chaque unité dans l’ensemble. Voilà en tout cas un plan de travail possible pour celui qui, en vue de faire état du ius publicum selon les juristes romains, se proposerait de reconstruire systématiquement la catégorie technique de «populus».

 

 

VI. – La fonction critique du ius Romanum pour le droit actuel

 

18. – Paradoxalement, cette thématique ancienne trouve écho dans la doctrine publiciste actuelle. En effet, les manuels de droit constitutionnel et d’institutions politiques ne manquent pas de rappeler ce que l’Occident moderne et son droit doivent aux Grecs et aux Romains: demos, respublica, populus, distinction publicus/privatus, etc.[54]. Ce grand appareil gréco-romain classique, ainsi réemployé qu’il est dans l’édification du constitutionnalisme moderne, convainc plutôt bien que nous nous inscrivons dans une mémorable continuité[55]; n’est-ce pas d’ailleurs le but profond de cette jonction savante — jonction de droit savant actuel — établie par la manualistique contemporaine au travers du temps? La belle incantation qui part curieusement des positivistes trouve bien sûr un appui chez les historiens lesquels, dans leur démarche historiciste, n’ont pas quitté le grand XIXe siècle et ses méthodes; ils n’ont toujours pas mis en doute le cataplasme néo-classique qui cache et désenflamme, comme la grande toile d’une commande d’Etat, les grandes cassures, les grandes démolitions de l’histoire[56]. Bref, rappelons qu’aujourd’hui la question n’est plus de comprendre comment les Modernes prolongent et «perfectionnent» les Anciens (raisonnement diachronique, historique) mais d’interroger la structure et le fonctionnement interne du système ancien (raisonnement synchronique, descriptif) en vue de comprendre hic et nunc le langage du ius, le langage juridique[57].

 

19. – Car, finalement, en droit privé comme en droit public actuel, si le spécialiste du droit romain ne contribue pas à rappeler le sens des termes et des concepts issus du latin et de la pensée juridique romaine (l’équivalent pour le droit de ce que les Grecs et la langue grecque sont pour la philosophie ou la science politique), il laisse le champ libre à leur dénaturation, première étape vers leur annulation pure et simple. Un exemple facile à comprendre: l’eau. Culturellement, juridiquement, le risque se profile que l’eau ne soit plus perçue comme un strict élément de la nature, un corps pur, absolument défini (H2O), mais comme un sous-ensemble flou aux multiples usages, plus maniable car abandonné à la libre interprétation de chacun. Car, de toute façon, c’est la manœuvrabilité de la chose, sa maniabilité pour aujourd’hui qui importe. Et toutes les vieilles méthodes — entre autres, l’historicisme, le grand liquidateur historique — vont être sollicitées pour opérer toutes les dilutions. Pour le ius publicum, la recherche de maniabilité[58] est ancienne. Elle remonte à la «théorie générale de l’Etat» de facture allemande (Allgemeine Staatslehre), associée au XIXe siècle à la philosophie pragmatique anglo-saxonne[59] et, bien plus en amont, à l’alliance des droits féodaux et savants de l’Europe médiévale. Tout cela n’a rien à voir avec le droit des juristes romains dont la dogmatique, brute, ne trompe personne et dénote tant avec celle des nouveaux clercs du droit constitutionnel[60]. C’est donc aussi dans sa fonction critique que le droit public romain est utile pour aujourd’hui et qu’il reste — n’en déplaise aux antiquisants et anthropologues — d’une éternelle jeunesse.

 

 

Abstract

 

The importance of Rome in the creation of law is well known: the compilation by Justinian is a key component of “the dogmatic architecture” (P. Legendre) of contemporary societies. This heredity (known as the “civilist tradition”) is still used in Europe, especially as a matter of private law (contract law in particular). Nevertheless a large part of the Roman Legal System is forgotten, in particular its public aspect (lat. ius Publicum). Revivifying it and thinking about the reasons of this oversight is a way to wonder about the perimeter of influence granted today to the “Ancients” by the “Moderns”; “Moderns” whom seem to have a selective memory on this matter.



 

[Per la pubblicazione degli articoli della sezione “Tradizione Romana” si è applicato, in maniera rigorosa, il procedimento di peer review. Ogni articolo è stato valutato positivamente da due referees, che hanno operato con il sistema del double-blind]

 

[1] Pour la notion de «famille romano-germanique», R. DAVID – C. JAUFFRET-SPINOSI, Les grands systèmes de droit contemporains, 10e ed., Paris, 1992, 17: «La famille de droit romano-germanique a son berceau dans l’Europe. Elle s’est formée par les efforts des Universités européennes, qui ont développé depuis le XIIe siècle, sur la base des compilations de l’empereur Justinien, une science juridique commune à tous, appropriée aux conditions du monde moderne. L’épithète romano-germanique est choisi pour rendre hommage à ces efforts communs, déployés à la fois dans les Universités des pays latins et des pays germaniques». Pour un approfondissement de la notion, IDEM, 25-122. Cet héritage romain, partagé par les droits de la famille dite «romano-germanique», est présenté par J.-M. CARBASSE, Manuel d’introduction historique au droit, 2e ed., Paris, 2002, notamment 56 et ss. («Caractères généraux du droit romain»).

 

[2] Voir J. BASADRE, Los fundamentos de la historia del derecho, 2e ed., Lima, 1967, 81 ss. qui fait remonter cette méthode au grand juriste japonais N. HOZUMI, Lectures of the japanese Civil Code as material for the study of comparative jurisprudence, 2e ed., Tokyo, 1912.

 

[3] Quelques exemples: R. ZIMMERMANN, The law of obligations: roman foundations of the civilian tradition, 2e ed., Oxford, 1997, R.-M. RAMPELBERG, Repères romains pour le droit européen des contrats, Paris, 2005, J.D. HARKE, Römisches Recht, München, 2008, L. VACCA (a cura di), Diritto romano, tradizione romanistica e formazione del diritto europeo, Roma, 2008.

 

[4] P. PICHONNAZ, Les fondements romains du droit privé, Zurich, 2008, V: «La place centrale accordée aux codes nationaux durant le XXe siècle a fait croire parfois que le droit romain n’était plus qu’un phénomène historique, totalement extérieur à la réalité juridique moderne. Depuis que le droit privé communautaire se développe et que l’idée d’un droit privé européen se renforce, le besoin de connaître les racines du droit privé moderne s’est accru notablement. Connaître la grammaire originelle des systèmes juridiques permet en effet de mieux les comprendre et parfois de trouver des pistes pour résoudre des difficultés d’interprétation. De même, générer des Principes européens des contrats ou un Cadre commun de référence (Common Frame of Reference) ne peut se passer d’une réflexion sur l’origine des institutions considérées, afin de mieux saisir d’où l’on vient pour déterminer ensuite où l’on veut et peut aller». IDEM, 6 et s.: «S’il est évident que le droit développé par les juristes romains ne s’applique plus directement aujourd’hui, les concepts qu’ils ont développés, les catégories dogmatiques avec lesquelles ils ont construit leur système juridique constituent la grammaire fondamentale de tout système juridique moderne. Pour comprendre d’abord, et faire évoluer ensuite, notre système juridique moderne, il est essentiel de ‘décoder’ la matrice implicite sur laquelle celui-ci s’est construit. Le but de cet ouvrage n’est dès lors pas de faire découvrir le système juridique romain dans sa concrétisation historique, mais bien de présenter les institutions romaines fondamentales sur lesquelles repose le droit moderne. Nous nous attacherons donc dans cet ouvrage à présenter essentiellement le droit romain comme fondement du droit privé moderne».

 

[5] Tant au niveau strictement européen qu’à un niveau plus international: cf. M.J. BONNEL, «I principi unidroit – un approccio moderno al diritto dei contratti», Rivista di diritto civile, Padova, 1997, 232-247. Pour une comparaison, du même auteur: «The unidroit principles of international commercial contracts and the principles of european contract law: similar rules for the same purposes?», Uniform law review, 1996, 229 et ss.

 

[6] Pour une vision d’ensemble sur la «réception» du droit romain dans ses aspects privés et publics, on consultera l’ouvrage récent de M. STOLLEIS, Histoire du droit public en Allemagne. La théorie du droit public impérial et la science de la police 1600-1800, Paris, 1998, 78-111 (pages dédiées au thème «Droit romain et droit public»). Cette vaste somme, traduite de l’allemand, a pour titre original: Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland. Reichspublizistik une Policeywissenschaft 1600-1800, München, 1998. Voir aussi Y. MAUSEN, V. «Romanistique médiévale», Dictionnaire de la culture juridique (dir. D. ALLAND, S. RIALS), Paris, 2003, 1375-1378.

 

[7] Généralement A. GOURON – A. RIGAUDIERE (dir.), Renouveau du pouvoir législatif et genèse de l’Etat, Montpellier, 1998 et A. RIGAUDIERE, Penser et construire l’Etat dans la France du Moyen Age (XIIIe-XVe siècle), Paris, 2003. Plus spécifiquement, H. QUARITSCH, Souveränität. Entstehung und Entwicklung des Begriffs in Frankreich und Deutschland vom 13. Jahrhundert bis 1806, Berlin, 1986.

 

[8] Quand bien même, sans la réception du droit romain, la conception scientifique de l’Etat moderne n’aurait pu être réalisée: vieille thèse de P. LABAND, Ueber die Bedeutung der Rezeption des römischen Rechts für das deutsche Staatsrecht, Straβburg, 1880 confirmée un demi-siècle plus tard par l’autorité d’un F. WIEACKER, Vom römischen Recht, Leipzig, 1944.

 

[9] Traduction française de CH. GUENOUX, Système du droit romain actuel, Paris, 1840-1848. Bonne présentation de l’œuvre et de son contexte dans J. GAUDEMET, Les naissances du droit. Le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Paris, 1997, 344 et ss. («Le droit romain en Allemagne. De la réception du BGB»).

 

[10] On pourra lire à ce sujet A. SCHIAVONE, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, 2008 (traduction française de: Ius. L’invenzione del diritto in Occidente, Torino, 2005), 13-40 (chapitres «Droit romain et Occident moderne» et «L’histoire retrouvée»), notamment 27 où l’auteur voit dans Savigny cette figure centrale d’une époque dans laquelle le droit romain «s’est conjugué à l’individualisme bourgeois dans l’effort de construire sur des bases romaines une forme universellement acceptable de syntaxe juridique, capable d’orienter toute la modernité»: «Dans le Berlin qui se préparait à conduire l’unification nationale, Savigny, encore, pouvait ainsi intituler son œuvre de maturité – un grand traité de droit privé qui allait influencer bien des générations – Système de droit romain actuel, où la brusque juxtaposition des deux déterminations chronologiques traduisait immédiatement son intention programmatique: suggérer l’existence, dans le champ du droit, d’un véritable court-circuit entre passé et présent, entre subjectivité des anciens et individualisme des modernes, qui soustrayait définitivement le temps historique de la pensée juridique romaine (‘le temps classique’, précisément) à un contexte particulier, pour lui faire épouser le cheminement même de la civilisation humaine».

 

[11] P. CATALANO, Populus Romanus Quirites, Torino, 1974, V-VI.

 

[12] E. BETTI, Teoria generale della interpretazione I, Milano, 1965, 320 et ss.

 

[13] A. SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et comme représentation I, 416. Cf. F. NIETZSCHE, La naissance de la tragédie, § 1 qui note à ce sujet: «Dans le même passage, Schopenhauer nous décrit le frisson d’effroi qui saisit l’homme lorsqu’il s’aperçoit soudain que les phénomènes l’égarent et que le principe de causalité semble mis en défaut. Si nous ajoutons à cet effroi le délicieux ravissement que l’éclatement du principe d’individuation fait monter du tréfonds de l’homme, ou plutôt de la nature, nous entreverrons l’essence du dionysiaque, que l’idée d’ivresse traduit le plus adéquatement pour nous. Que ce soit sous l’empire du breuvage narcotique dont parlent les hymnes de tous les peuples primitifs, ou à l’approche du printemps qui émeut la nature entière, d’un prodigieux frémissement de joie, on voit s’éveiller ces mouvements dionysiens qui, s’intensifiant, abolissent la subjectivité de l’individu jusqu’à ce qu’il s’oublie complètement» (nous empruntons ici la traduction de C. HEIM, Paris, 1964, 20 et s.).

 

[14] Déjà relevé en 1974 par P. CATALANO, Populus Romanus Quirites, cit., V qui précisait: «Il pragmatico volgare che permea la società borghese va oltre, in questa linea, ed è ora il nemico più radicale del romanesimo giuridico, coinvolgendone, nell’avversione, gli elementi sia pubblicistici sia privatistici».

 

[15] F.C. von SAVIGNY, De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit, Paris, 2006 (traduction française du célèbre Vom Beruf unsrer Zeit für Gesetzgebung und Rechtswissenschaft, Heidelberg, 1814) 94: «On ne saurait cependant négliger le fait qu’une difficulté considérable et peut-être insurmontable tenait au stade actuel du développement de la langue allemande, qui n’est pas tout à fait façonnée pour le droit, et moins que tout pour la législation; quiconque veut entreprendre quelque tentative de ce genre à son propre compte, par exemple une traduction des Pandectes, peut se rendre compte de la difficulté, voire de l’impossibilité qui en résulte pour un exposé suggestif des rapports de droit individuels. A cet égard, les Français avaient un net avantage par rapport à nous grâce à la plus grande précision des formes et à l’origine latine de leur langue».

 

[16] Sur cette «Begriffsgeschichte», voir les considérations de P. CATALANO, «Identité de la Méditerranée et convergence des systèmes juridiques», Aspects 1, 2008, 28-41, notamment 36 s.

 

[17] Voir M. VILLEY, Le droit romain, Paris, 1945, 32 ss. («Valeur de la justice de la Rome classique»). Un système qui a néanmoins son histoire: P. BONFANTE, Histoire du droit romain (2 volumes), Paris, 1928 (traduction française du célèbre «Storia del diritto romano») et G. GROSSO, Lezioni di storia del diritto romano, 5e ed., Torino, 1965.

 

[18] «Système» qui ne peut être rendu synonyme d’«ordre» juridique sans passer à côté de la spécificité du ius Romanum. Différence encore bien vue par le jeune Hegel dans sa critique du Saint Empire Germanique (Die Verfassung Deutschlands, 1799-1802) mais qui échappe complètement à certains philosophes du droit contemporains comme J.-C. BILLIER - A. MARYOLI, Histoire de la philosophie du droit, Paris, 2001, 75-83 («La voie romaine»), tout occupés qu’ils sont à en finir avec M. Villey, H. Arendt et le droit romain pour finalement conclure: «L’histoire romaine fonde le droit romain: autant dire par ce truisme que le droit romain ne fonde pas le droit, mais nous éclaire simplement sur un modèle politique et social antique».

 

[19] Une recherche déjà engagée depuis longtemps en Italie, comme le suggère l’ouvrage de référence suivant: G. LOBRANO, Diritto pubblico romano e costituzionalismi moderni, Sassari, 1989.

 

[20] Les considérations de M. VILLEY, Le droit romain, cit., 5 restent d’une actualité évidente: «Les programmes les plus récents des facultés de droit françaises ont dispensé la plupart de nos étudiants de l’étude du droit romain. On peut deviner les causes: le recul du latin (et le droit romain ne peut sérieusement s’étudier que dans sa langue originaire) – le matérialisme historique dont l’opinion contemporaine se trouve envahie (on est persuadé qu’une nouvelle infrastructure économique doit sécréter un art du droit intégralement neuf) – le progressisme (parce que l’essor des sciences physiques depuis trois siècles est formidable, et que nous savons aujourd’hui construire des fusées, nous n’aurions plus rien à apprendre de Gaius ou d’Ulpien…)».

 

[21] Voir à ce sujet J.-F. CESARO, «Le scepticisme et la loi», La loi (dir. C. PUIGELIER), Paris, 2005, 285-292, notamment 285 et s.: «Les sceptiques ne croient pas au droit. Ils ne croient pas à la loi mais ils la respectent comme une vérité par provision, une apparence à laquelle il faut se plier pour vivre en société. Rares sont les véritables sceptiques, ceux qui pratiquent une suspension totale du jugement. Nombreux sont, en revanche, ceux qui utilisent le scepticisme par son efficacité critique. Le scepticisme est alors instrumentalisé pour anéantir les affirmations d’autrui»; «Les sceptiques, par leur réserve, ne mettent pas vraiment en danger notre droit. L’utilisation du scepticisme, qui n’est pas le fait de véritables sceptiques, est quant à elle bien plus dangereuse. Les arguments sceptiques deviennent, entre leurs mains, des instruments de démolition, susceptibles de frapper les fondements et le contenu de tout système normatif».

 

[22] Cette notion de «lacune» se retrouve déjà dans Th. MOMMSEN, Le droit public romain VI.2, Paris, 1889 (traduction française du Römisches Staatsrecht par P.F. GIRARD), 476-485 quand l’auteur observe l’inexistence à Rome du concept d’effektive Staatsgebiet: «[…] Par suite de cette habitude de langage, le territoire réel de l’Etat n’est pas désigné, en langage technique, par le nom d’ager Romanus qui lui conviendrait en lui-même; et il n’y a aucun autre terme qui comble parfaitement la lacune».

 

[23] Cf. P. FREZZA, «La cultura di Ulpiano», SDHI 34, 1968, 363 et ss.

 

[24] Voir G. NOCERA, Il binomio pubblico-privato nella storia del diritto, Perugia, 1989, 174 s. («Contenuto del ius publicum»). Pour toute la littérature sur ce passage, G. FALCONE, «Un’ipotesi sulla nozione ulpianea di ius publicum», Tradizione romanistica e Costituzione II (dir. L. LABRUNA), Napoli, 2006, 1167 et ss.

 

[25] Consulter F. SINI, «Populus et religio dans la Rome républicaine», Archivio storico e giuridico sardo di Sassari, Sassari, 1995, 67-91, notamment 80 s. («Ius publicum, iussum populi et religio dans la science juridique du troisième siècle av. J.-C.») où l’auteur, après avoir fait l’état de la doctrine sur ce texte (notamment sur la question de l’authenticité opposant F. Schulz, U. von Lübtow, B. Albanese à G. Nocera, F. Wieacker, G. Aricò Anselmo), rappelle qu’il s’agit d’une subdivision propre à la jurisprudence républicaine dont se fait écho Cicéron (De legibus 2.19; 3.6) et que – de son point de vue – cette conception qui «trouve ses racines dans les élaborations sacerdotales d’époque précédente, réfléchissant sur une hiérarchisation très ancienne des parties du ius publicum». Cette thèse est expliquée plus longuement dans F. SINI, Documenti sacerdotali di Roma antica, I. Libri e commentarii, Sassari, 1983, 213-214: «Questa simiglianza [entre Cicéron et les élaborations sacerdotales d’époque précédente] rappresenta un fatto di notevole portata, in quanto consente di definire con precisione la matrice ideologica della concezione ciceroniana e ulpianea del ius publicum. Essa trae le radici da una gerarchizzazione assai antica delle parti del ius publicum, sostanzialmente antiplebea, risalente di certo alla elaborazione sacerdotale di età precedente al pareggiamento dei due ordini, o ad età immediatamente successiva: prova di ciò può trovarsi nel fatto che con l’avvento dei plebei alle magistrature, questi introdussero la consuetudine non solo di cumulare magistratura e sacerdozio, ma di anteporre gli honores ai sacerdotia (schema ancora conservato in Varrone, De ling. Lat. 5, 80-86), che divenne tipica dell’età medio-repubblicana».

 

[26] Pour les Grecs, F. NIETZSCHE (La naissance de la Tragédie, 1872) reste un bon point de départ qui, bien sûr, a été largement complété par la science hellénistique. Pour les Romains, ce qui nous intéresse ici au premier chef, l’œuvre de Varron (M. T. Varro) est peut-être la meilleure introduction à leur vision du monde: à ce sujet, P. CATALANO, «Aspetti spaziali del sistema giuridico-religioso romano. Mundus, templum, urbs, ager, Latium, Italia», Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, Berlin-New York, 1978, 440-543. Voir aussi G. DUMÉZIL, Idées romaines, Paris, 1969.

 

[27] Selon M. VILLEY, Le droit romain, cit., 44, «la jurisprudence est d’abord description du monde existant. Bien que l’influence du stoïcisme […] ait influé dans l’esprit de certains juristes quelque tendance au rationalisme – le droit romain est le contraire d’un droit logiquement construit sur des principes a priori. En dernière instance il s’appuie sur une série d’observations, observations en sens divers de la vie réelle, sources d’opinions discordantes, à confronter dialectiquement».

 

[28] Consulter à ce sujet P. CATALANO, V. «Giustiniano», Enciclopedia Virgiliana II, Roma, 1985, 759-764. Cf. PH. DIDIER, «Les diverses conceptions du droit naturel à l’œuvre dans la jurisprudence romaine des IIe et IIIe siècles», SDHI 47, 1981, 195 et ss.

 

[29] Voire d’une exploitation trop controversée dans l’histoire depuis que K. Marx a qualifié les jacobins français de «romanité ressuscitée» (Auferstandenen Römertums), expression qui est en accord avec celle, célèbre, de Saint Just: «Que les hommes révolutionnaires soient des Romains». Cf. J. BOUINEAU, 1789-1799. Les toges du pouvoir ou la révolution du droit antique, Toulouse, 1986.

 

[30] Précisons: que ces sources soient datées, c’est un détail! Elles sont un legs à l’humanité et, en cela, un enjeu de civilisation. Car une civilisation se mesure à l’aune de ce qu’elle lègue à l’humanité et, de ce point de vue, l’expérience juridique romaine, observée sur la très longue période, est unique.

 

[31] B. SCHNIDLIN, Droit privé romain I, Genève, 2008, 5.

 

[32] Voir Y. MAUSEN, V. «Romanistique médiévale», cit., 1376 et Les représentations du droit romain en Europe aux temps modernes (Table Ronde du C.E.R.H.I.I.P), Aix-en-Provence, 2007.

 

[33] Cf. S. SCHIPANI, «Rileggere i Digesta. Enucleare i principii. Proporli», Valori e principii del diritto romano (Atti della Giornata di studi per i 100 anni di Silvio Romano), Napoli, 2009, 52-70, spécialement 60.

 

[34] Méthode dont l’utilisation par TH. MOMMSEN, même très imparfaite (oubli de la philosophie pratique aristotélicienne, de la casuistique juridique romaine et des catégories propres aux juristes latins), a offert aux études romanistes de droit public une véritable révolution méthodologique. On peut ici se reporter directement à Mommsen, notamment à la préface de son Römisches Staatsrecht datée de 1871 = Droit public romain I, Paris, 1892 (traduction française P.F. GIRARD), XXI-XXIV, où l’auteur explique avec beaucoup de précision son cheminement scientifique: «En publiant l’ouvrage dont le premier volume est ici livré au public, j’exécute un engagement pris de grand cœur, peut-être même d’un cœur plus léger il y a déjà bien des années: celui de refaire, si jamais la nécessité venait à s’en produire, le second volume du Manuel de Becker. C’est par lui-même et non par une préface que ce livre, comme tous les autres, doit justifier son droit à l’existence. Il convient pourtant d’indiquer en quelques mots la position prise par mon travail en face du manuel de Becker. Le présent ouvrage est bien destiné à remplacer le second volume du Manuel des Antiquités romaines relatif à la constitution politique de Rome, commencé, de 1844 à 1846, par W.A. Becker et terminé après sa mort, en 1849, par J. Marquardt. Mais c’est un ouvrage nouveau et indépendant qui n’a que le sujet de commun avec le premier. La valeur du traité de Becker est connue, et ceux qui, comme moi, l’ont eu pour livre d’études, seront moins tentés que personne de la contester. Mais nous serions de tristes élèves s’il ne nous avait pas appris à le dépasser à notre tour. [...] Je n’ai tenu compte du lien qui rattache mon travail à celui de Becker que pour reprendre avec soin, de quelque façon qu’elles tiennent à mon plan d’ensemble, toutes les matières traitées dans son ouvrage et pour veiller à ce qu’on ne cherche pas inutilement dans ce livre des explications que l’on pourrait trouver chez lui. [...] Pour l’ordre des matières, je suis parti de l’idée qu’en droit public l’exposition est dominée par les concordances de fond comme elle l’est en histoire par la chronologie; l’essai de faire suivre dans un travail de ce genre le cours du développement historique doit nécessairement échouer et ne peut que rendre l’orientation plus difficile; je ne l’ai pas tenté. On ne trouvera pas ici la division courante en époques de la Royauté, de la République et de l’Empire. Chaque institution sera étudiée en elle-même, selon la méthode qui est déjà depuis longtemps suivie dans les traités de droit privé. Cette première partie traite de la Magistrature en général. La seconde sera consacrée aux différentes magistratures, la troisième au peuple et au sénat [...] Mais j’espère que l’expérience établira l’utilité de cette méthode. En droit privé, le progrès scientifique a consisté à dégager les principes généraux pour les exposer systématiquement en dehors de leurs applications si particulières et au-dessus d’elles. Le droit public que le droit privé distance aujourd’hui de si loin [...] n’arrivera dans quelque mesure à marcher de paire avec lui que lorsqu’il aura fait l’objet d’un travail analogue, lorsque, de même que les principes des Obligations dominent les théories de la Vente et du Louage, le Consulat et la Dictature ne seront considérés que comme deux aspects particuliers de l’idée générale de Magistrature. [...] Le système du droit public romain doit, bien qu’il ne l’ait pas encore, arriver à avoir le même caractère que tout système de droit, une méthode d’exposition rationnellement circonscrite et s’appuyant, comme sur des bases inébranlables, sur des principes fondamentaux appliqués avec logique. Or une telle méthode ne laisse place, dans les développements systématiques, à aucune polémique contre les conceptions qui partent de principes opposés [...]». Pour un traitement institutionnel et récent du droit public romain, on pourra consulter les grands manuels français de J. GAUDEMET, Les institutions de l’Antiquité, 7e ed., Paris, 2002 et de M. HUMBERT, Les institutions politiques et sociales de l’Antiquité, 7e ed., Paris, 1999.

 

[35] Définition qui ne peut être séparée de la méthode des sciences naturelles transmises aux Romains par les philosophes grecs: M. VILLEY, Le droit romain, cit., 39 et s.

 

[36] Voir dernièrement les remarques de F. VALLOCCHIA, Collegi sacerdotali ed assemblee popolari nella Repubblica romana, Torino, 2008, 10 et s. («populus, sacerdotes, magistratus»). Cf. J. SCHEID, «Le prêtre et le magistrat. Réflexions sur les sacerdoces et le droit public à la fin de la République», AA.VV., Des ordres à Rome (dir. C. NICOLET), Paris, 1984, 276 et ss.

 

[37] Voir Ulpien D. 1.1.1.1 et D. 1.1.10.2.

 

[38] Cf. G. BRANCA, Le cose extra patrimonium humani iuris, Trieste, 1940.

 

[39] Voir ce thème A. DELL’ORO, «Le ‘res communes omnium’ dell’elenco di Marciano e il problema del loro fondamento giuridico», StudUrb 31, 1962-63, 237 et ss. et P. CATALANO, V. «Giustiniano», cit., 762.

 

[40] Voir généralement L. DE GIOVANNI, «Per uno studio delle ‘Institutiones’ di Marciano», SDHI 49, 1983, 91 et ss.

 

[41] P.F. GIRARD, Manuel élémentaire de droit romain, Paris, 1929, 263 et s. confirme: «Les res sacrae, dont la notion s’est également dessinée à l’époque païenne et a été empruntée par le droit chrétien, sont les temples et le matériel du culte qu’il ne faudrait pas plus confondre avec les biens productifs de revenus appartenant aux temples ou affectés à leurs besoins que le domaine public de l’Etat avec son domaine privé. Leur protection regarde l’Etat, qui préside d’ailleurs à leur administration et à leur entretien comme à ceux des choses publiques. Quant à leur affectation aux dieux (consecratio, dedicatio), elle ne peut résulter, comme celle des res religiosae, de la simple volonté d’un particulier. Elle implique une intervention du pouvoir civil qui, tout au moins pour les immeubles, doit être autorisée par une loi, et qui se manifestait, sous la République, par une concession solennelle du bien au dieu, faite soit par un magistrat supérieur, soit par des magistrats spéciaux élus à cette fin (duoviri aedi dedicandae): le magistrat prononçait après un pontife une formule sacramentelle (lex dedicationis), dont nous avons plusieurs exemples concrets. La désaffectation résultait d’une cérémonie religieuse inverse (profanatio)». Voir aussi E. VOLTERRA, Istituzioni di diritto privato romano, Roma, 1980, 274.

 

[42] Cette connexion — au détriment du droit romain — entre la méthode historique et la dimension institutionnelle est d’ailleurs traditionnellement assumée en France. Les observations préliminaires d’E. PERROT, Précis élémentaire d’histoire du droit français public et privé, Paris, 1930, IX et s. sont à cet égard des plus lumineuses: «C’est seulement au cours de la seconde moitié du XIXe siècle qu’il a été fait place, dans l’enseignement des Facultés de droit, à un exposé historique des transformations qu’a connues le droit français au cours des siècles précédents. Le droit romain lui-même n’était pas enseigné, avant cette date, sous une forme historique et n’apparaissait encore que comme la grammaire des principes du droit. On considéra à juste titre alors que l’enseignement historique du droit devait élever le niveau intellectuel de ceux qui le recevraient, en leur permettant de mieux comprendre les institutions du droit actuel, replacées dans le temps». Et l’auteur de citer, pour compléter son propos, quelques lignes de son précédent Précis élémentaire de droit romain (Paris, 1927): «En effet, le droit d’une époque donnée n’est pas un tout homogène, cohérent, logiquement déduit d’un principe initial, sorte d’impératif catégorique de nature juridique. C’est une mosaïque d’éléments divers par leur nature, leur origine, leur âge, éléments d’ailleurs parfois encadrés dans une construction synthétique et formant un Code. Parmi ces éléments, les uns sont des institutions déjà vieillies, en voie de désadaptation, qu’il faut adroitement réajuster au milieu social ou supprimer sans heurts; les autres sont des institutions vigoureuses qu’il faut développer judicieusement en les préservant des contaminations et des déviations malencontreuses; d’autres enfin sont des institutions encore à l’état embryonnaire qu’il faut pouvoir distinguer, diriger, protéger, ou au contraire radicalement extirper pendant qu’il en est temps encore. Le discernement nécessaire pour démêler ces divers éléments résulte, dans une large mesure, de la connaissance des procédés de développement de droit, par conséquent de l’histoire du droit en général. Celle-ci forme le jugement, développe la clairvoyance, facilite l’alliance si rare de l’esprit de la tradition et du sens de l’innovation. Or, sans ces qualités, un juriste, un homme d’affaires, un politique surtout, restent irrémédiablement au second plan».

 

[43] D. 50.17.1: Non ex regula ius sumatur sed ex iure quod est regula fiat (le droit ne se déduit pas d’une règle mais la règle naît du droit qui existe).

 

[44] G. MOUNIN, Clefs pour la linguistique, Paris, 1968, 102 et s.

 

[45] Stables jusqu’à Justinien qui, dès la première constitution introductive aux Pandectes (c. Deo auctore, a. 533), rend compte de ces deux fondements juridiques de l’Empire (imperium) que sont Deus et populus. Pour un exposé de cette continuité avec la tradition au sein du Corpus Iuris, voir G. LOBRANO, Res publica res populi. La legge e la limitazione del potere, Torino, 1996, 130 ss. («Innovazione e continuità nella sistematica del CJC»).

 

[46] Sur cette notion, on se référera aux travaux majeurs de A. STEINWENTER, «Utilitas publica - Utilitas singulorum», Festschrift P. Koschacker 1, Weimar, 1939, 84-102 et de J. GAUDEMET, «Utilitas publica», Revue d’histoire du droit français et étranger 29, 1951, 465-499.

 

[47] Une réalité institutionnelle (mais pas seulement) qui doit être reliée et confrontée à la théorie juridique, dans la belle tradition française représentée par J. Gaudemet, L. Lévy-Bruhl et P. Noailles. J. ELLUL, Histoire des institutions. L’Antiquité, Paris, 1999 (réédition du livre de 1961), 5 et s. se fait écho de cette nécessaire dialectique tout en radicalisant quelque peu sa position s’agissant de la technique juridique: «Le terme Institution ne doit pas être pris dans l’acception technique que ce mot a prise dans le vocabulaire juridique, ou dans la doctrine ‘institutionnelle’ de la philosophie du droit, mais dans une acception plus large commune: tout ce qui est organisé volontairement dans une société donnée. Ceci déborde quelque peu la notion de droit (ensemble des règles assorties de sanctions établissant les rapports matériels des hommes entre eux et les hommes avec les collectivités). Mais aussi, en tant qu’Histoire, l’Histoire des institutions est différente de l’Histoire du droit, à deux points de vue: d’une part, elle a pour but de décrire l’évolution des règles et des structures juridiques par rapport au contexte économique et social; d’autre part, elle considère les phénomènes juridiques beaucoup plus dans leur essence et leur réalité profonde que dans leur manifestation technique […]».

 

[48] G. LOBRANO, Il potere dei tribuni della plebe, Milano, 1982.

 

[49] J’emprunte l’expression à C. HEIM qui, dans son introduction à la Naissance de la Tragédie de F. NIETZSCHE (Paris, 1964), se fait ainsi écho de la critique nietzschéenne de la science historique au XIXe siècle: «Son attitude [celle de l’historien] est représentative de l’esprit moderne en général. Ainsi voit-on l’Europe se lancer toujours plus fébrilement à la découverte de toutes les antiquités, mais pour ne jamais exhumer que des cadavres. Ce qui est retrouvé va directement aux archives, à la mémoire de plus en plus accablante des musées et des bibliothèques, à la courbature mentale d’une culture qui rumine le passé mais ne sait pas le transmuer en sa propre substance. L’entreprise, certes, prend pour base philosophique le vieil humanisme hérité de l’antiquité, mais c’est lui justement qui conduit à une telle situation où le plus vaste appétit reste une insatiable fringale, la richesse apparente se change en indigence réelle et le savoir en stérilité. La science historique a soumis à un traitement semblable l’antiquité grecque. Elle en a sans doute gagné une connaissance détaillée mais qui, là comme ailleurs, passe à côté de l’essentiel […]».

 

[50] De tout conditionnement idéologique et scientifique, de type mommsénien par exemple. En effet, l’on sait aujourd’hui que Th. Mommsen, dans son effort de reconstruire scientifiquement le «droit public» des Romains sur le mode pandectiste, a pensé son système en référence au Staatsrecht de son temps, donc en référence aux grandes catégories juspublicistes du dernier quart du XIXe siècle allemand (qui sont dans son œuvre comme de grandes «enveloppes» à l’intérieur desquelles il se propose d’ordonner, de ranger, le matériau antique). Cette influence historique, qui détermine la ligne idéologique du Römisches Staatsrecht (même le titre de l’ouvrage est suggestif), explique pourquoi les catégories juridiques propres aux juristes latins aient pu être occultées (ou tout simplement oubliées) dans l’œuvre du grand savant allemand. Pour de plus amples développements sur cette question (avec les indications bibliographiques correspondantes), voir dernièrement L. HECKETSWEILER, La fonction du peuple dans l’Empire romain. Réponses du droit de Justinien, Paris, 2009, 101 ss.

 

[51] C’est donc seulement dans un second temps que pourra être sollicitée cette masse d’intelligence et d’érudition que représente la doctrine romaniste depuis plus de 150 ans, notamment en Allemagne, en Italie, en France et en Espagne. Cf. G. CRIFÒ, Materiali di storiografia romanistica, Torino, 1998.

 

[52] Attestée bien sûr chez le ‘juriste’ Cicéron, De Republica 1.25.39: Est igitur, inquit Africanus, res publica res populi, populus autem non omnis hominum coetus quoquo modo congregatus, sed coetus multitudinis iuris consensu et utilitatis communione sociatus («Donc, reprit l’Africain, la république, c’est la chose du peuple; mais le peuple n’est pas un rassemblement d’hommes réunis n’importe comment, mais c’est le rassemblement d’une multitude associée en vertu d’un consensus sur le droit et d’une communauté d’intérêts»). Voir E. COSTA, Cicerone giureconsulto I, Bologna, 1927, 262 ss.

 

[53] Un réseau terminologique et conceptuel dont les dictionnaires de droit romain ne rendent malheureusement compte que de façon très partielle: voir par exemple FIEFFE-LACROIX, La clef des lois romaines ou dictionnaire analytique et raisonné de toutes les matières contenues dans le Corps de droit II, Metz, 1810, 288 s. (V. «Populus»).

 

[54] Par exemple V. CONSTANTINESCO - S. PIERRE-CAPS, Droit constitutionnel, 4e ed., Paris, 2004, 7: «C’est dans ces formes anciennes qu’ont été pensés pour la première fois les termes de la politique, et inventé le mot de politique lui-même. L’apport de l’Antiquité (spécialement de l’Antiquité grecque, mais aussi de l’Antiquité romaine) à la formation du vocabulaire du droit constitutionnel contemporain est ainsi primordial et essentiel. Les notions de cité (politeia), de peuple (demos), d’espace public (agora), de république (res publica), les techniques de délibération collective, la classification des formes de régime en fonction du nombre et de la qualité des gouvernants (monocratie, monarchie, démocratie, oligarchie, aristocratie) font partie des notions essentielles livrées par la Grèce et par Rome, qui continuent d’informer le vocabulaire du droit constitutionnel contemporain». IDEM, 9: «La définition du droit public a été donnée par le droit romain, dans un effort pour systématiser les différentes branches du droit. Les Institutes de l’empereur Justinien (481-565) définissent ainsi le droit public: publicum jus est, quod ad statum rei romanae spectat (I. IV, le droit public est ce qui se rapporte au gouvernement des Romains), qui se distingue du droit privé (jus privatum, qui régit les rapports d’individus à individus), du droit des gens (ius gentium, qui s’applique aux nations), et du droit naturel (jus naturale, qui s’applique à tous les êtres vivants). Le droit constitutionnel est, à l’intérieur du droit public, la discipline qui s’occupe de connaître les règles qui instituent et constituent l’Etat, qui l’organisent et en définissent les institutions. Son apparition en tant que discipline universitaire en France est relativement récente: c’est en 1834 qu’est créée la première chaire de droit constitutionnel à la Faculté de droit de Paris confiée à l’Italien Pellegrino Rossi».

 

[55] Certes à quelques grosses nuances près, comme le rappelle par exemple D. TURPIN, Droit constitutionnel, Paris, 2003, 193 et s. quand il évoque la dangereuse «illusion» gréco-romaine que J.-J. Rousseau (Le Contrat social) a inspirée aux révolutionnaires français et étrangers des XVIIIe et XIXe siècles.

 

[56] Dernièrement J. PICQ, Une histoire de l’Etat en Europe, Paris, 2009, 60 et ss. («Le droit romain, vecteur du droit de l’Etat»).

 

[57] Cette possibilité de penser le Corpus Iuris comme un texte final, un tout synchronique transcendant les époques (passées et futures), est une approche de la question qui peut faire penser à la méthode dumézilienne. Voir à ce sujet J. SCHEID, Religion et piété à Rome, Paris, 2001, 100 et s.: «Ce faisant, Georges Dumézil se permettait en outre de rompre avec les méthodes philologiques et historiques. Il a mis entre parenthèses, comme n’étant pas de son ressort, la tradition aboutissant à la constitution d’un texte donné: c’est le résultat, le texte final qu’il soumet à son analyse».

 

[58] G. BURDEAU, Traité de science politique IV, Paris, 1987, 383: «Le peuple, donnée première de la vie politique, particulièrement lorsque le régime se veut démocratique, est une réalité difficilement utilisable à l’état brut. C’est pourquoi la pensée politique s’est toujours employée à la schématiser en un concept plus maniable, susceptible de se prêter aux constructions rationnelles. Ce serait, toutefois, une excessive candeur que d’attribuer à cette intellectualisation de la notion de peuple un motif exclusivement méthodologique. De fait, l’idée de peuple que les théoriciens et les hommes politiques construisent à partir de la réalité populaire répond à une arrière-pensée très précise. Comme le peuple est source de tout pouvoir, il s’agit, par l’entremise de l’idée de peuple, de déterminer le siège de l’autorité et de définir les possibilités ouvertes à son exercice. De la conception que l’on adopte quant à la notion de peuple, dépendent ainsi les lignes maîtresses de l’organisation gouvernementale». Cf. D.G. LAVROFF, Le droit constitutionnel de la Ve République, 3e ed., Paris, 1999, 257 ss.

 

[59] Son fondateur C.S. PEIRCE (1839-1914) formule ainsi le principe directeur du pragmatisme comme méthode de clarification des idées et de résolution des problèmes philosophiques: «Demande-toi quels effets, dont il est pensable qu’ils aient une portée pratique, nous attribuons dans nos représentations à l’objet de notre concept. Notre concept de ces effets est alors le tout de notre concept de l’objet» («Comment rendre nos idées claires», Revue philosophique de la France et de l’étranger, quatrième année, Tome VII, janvier 1879, 39-57, partie 15). Autrement dit, le contenu de signification des concepts consiste en la représentation de leurs effets pensables et, par suite, l’analyse et éventuellement la correction des concepts s’effectuent par une confrontation expérimentale avec la réalité. Voir C. TIERCELIN, C.S. Peirce et le pragmatisme, Paris, 1993.

 

[60] Conclusion à nuancer à la lecture de F. HAMON - M. TROPER, Droit constitutionnel, 31e ed., Paris, 2009, 83, des auteurs qui, du point de vue de la dogmatique juridique, ont le grand mérite d’être rigoureux.