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Jacques Bouineau

Université de La Rochelle

 

Rapport de synthèse

 

 

 

 

Sommaire: I. Droit public. – I.A. Res publica. – I.A.a. Cadre. – I.A.b. Peuple. – I.B. Questions d’ordre public. – I.B.a. Environnement. – I.B.b. Administration. – II. Religion et pouvoir. – II.A. Confiscation du pouvoir par les adeptes d’une Vérité. – II.A.a. Eglise. – II.A.b. Philosophie. – II.B. Notion de concepts moraux.

 

 

Avant même de faire la synthèse des communications qui ont peuplé ces deux jours de colloque, nous voudrions remercier les interprètes qui ont permis à tous de suivre l’intégralité des contributions. Mais nous voudrions aussi et surtout saluer nos collègues Pierangelo Catalano et Raffaele Coppola, sans qui cette rencontre n’aurait pas pu avoir lieu.

Le thème de la laïcité est un de ceux qui soulèvent une double difficulté: sémantique et académique. On sait que bien des Etats, dans le monde, se réclament de la laïcité, alors qu’ils ont des manières fort différentes de traiter les rapports entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux. On sait aussi que le mot même de « laïcité » est littéralement intraduisible dans plusieurs langues, et que pour celles qui en proposent une traduction, il ne recouvre pas le même sens.

Cette première difficulté est aisément compréhensible. « Laïcité » vient de « laïc », mais ce mot lui-même porte en français un double sens : « laïc » est défini dans le Robert comme « 1° Qui ne fait pas partie du clergé… 2° Qui est indépendant de toute confession religieuse » ; « laïcité » est défini par Capitant dans le même Robert comme « Conception politique impliquant la séparation de la société civile et de la société religieuse, l’Etat n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Eglises aucun pouvoir politique ». Le second sens de « laïc » et le sens de « laïcité » sont spécifiques de la culture française. Dès lors, c’est fort justement que Gaetano Dammacco nous incite à poser cette question : y a-t-il une manière française et une manière italienne de poser la question de la laïcité ?

Et faut-il en déduire que les Français ont une approche monolithique de la laïcité ? Sans revenir sur des polémiques qui ont récemment agité la société française où, pour des raisons d’opportunisme politique, en tout cas en dehors de toute démarche scientifique, on a vu apparaître un slogan intitulé « laïcité positive », il faut bien reconnaître que si, en France, la définition de la notion de laïcité est unique, l’interprétation qu’on en fait est plurielle. Nous verrons d’ailleurs à ce sujet que Jean-François Chassaing et Edward Farrugia, tous deux membres de la délégation française, n’épousaient pas le sentiment majoritaire de ladite délégation.

Quoi qu’il en soit, le choix de Bari pour discuter de la laïcité est apparu très pertinent à tous les participants à la rencontre. Nos collègues italiens ont souvent mis en avant la forte image de San Nicolà, là où un regard français pourrait évoquer Frédéric II de Hohenstaufen, voire tout simplement la Grande Grèce, au cœur de laquelle nous nous trouvons et qui, en tant que telle, constitue le vivant symbole de cette romanité que, depuis de nombreuses années nous nous sommes donné mission d’identifier.

Un Français qui recherchera la genèse de la laïcité telle qu’elle est entendue au-delà des Alpes – vue de Bari - n’aura aucun mal à trouver des moments forts de son histoire constituant autant de jalons vers une séparation entre le civil et le religieux. Les états généraux de 1302 sont à ce sujet bien connus, mais ceux de 1593 doivent, à notre avis, être également mentionnés. Y a en effet été rejetée la candidature de l’infante Isabelle au trône de France qui, il est vrai, se serait faite au mépris de la loi de masculinité, mais y a été, par le fait, affirmé un droit purement royal, régi par des règles juridiques qui ne devaient rien à la religion.

Mais si l’on suit des critères scientifiques, le mot « laïcité » apparaît dans les années 1870, comme nous le rappelle Philippe Sturmel. Les accents en retentissent évidemment de manière particulière dans cette terre où nous nous trouvons et qui fut celle du royaume siculo-normand, dans lequel la coexistence entre religions et Etat était de première importance.

Pour rendre compte de ce que ces journées de rencontre ont apporté, il nous paraît que le plus simple est peut-être de voir ce qui a été abordé dans le domaine du droit public (I) en général, avant de s’attacher plus spécialement au rapport dialectique entre religion et pouvoir (II).

 

 

I. – Droit public

 

Vos interventions se sont situées à deux niveaux différents. Certains d’entre vous ont posé la question de la res publica, tandis que d’autres envisageaient des questions d’ordre public.

 

       I.A. – Res publica

 

Scène dans laquelle se déroule la vie sociale, la res publica est un cadre peuplé de citoyens. Nous sommes dans un environnement juridiquement défini et normé.

 

                      I.A.a. – Cadre

 

Burt Kasparian a peut-être été le premier à relever une faille dans le peuple « le plus religieux » (si l’on en croit Hérodote) de tous les hommes, les Egyptiens anciens : dans le cintre de sa stèle à Nauri (aux limites de l’empire), Séthi Ier ne mentionne pas Osiris, mais des dieux de l’empire égyptien. La généralisation de la référence religieuse viendrait-elle soutenir un concept d’Etat qui n’a nulle part été envisagé indépendamment du monde des dieux ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’ici les deux composantes de l’autorité sont interdépendantes, puisque la divinité est liée par la parole du roi, mais que le dieu renforce la parole du roi.

De son côté, Gianni De Bonfils relève que chez Ulpien il est fait usage du terme « secta », qui désigne un ensemble soumis à la même foi, mais il ajoute que les Hébreux ont reçu le droit d’exercer des charges administratives sans obligation de se soumettre à la religion païenne. Ce n’est qu’au moment où l’empire devient chrétien que l’opposition à la loi religieuse est assimilée à une opposition à l’empereur. Alors, ne pas être chrétien est considéré comme une « maladia ». Nous nous permettons de rappeler que le temple au « dieu inconnu » a été fermé avec l’arrivée au pouvoir des chrétiens.

Ces deux exemples démontrent que le concept de res publica ne peut s’appréhender par les seuls critères juridiques, ce que l’on savait bien sûr, mais qu’il n’est pas inutile de mettre en lumière. Néanmoins cela ne signifie pas pour autant que la dimension juridique doive être minimisée. C’est ainsi que nous serons peut-être moins surpris que Jean-François Chassaing par ses propres paroles lorsqu’il dit qu’il est osé d’intégrer Napoléon à la Révolution française ; si l’on se souvient de l’art. 1 de la Constitution de l’an XII[1], et si l’on veut bien ne pas faire de procès d’intention à Napoléon - puisque l’on sait par ailleurs combien il connaissait l’histoire – on peut très bien imaginer qu’il ait entendu « République » dans le sens de res publica, comme le faisait Jean Bodin et tant d’autres, qui ont édifié la romanité au cours des siècles.

 

                      I.A.b. – Peuple

 

Giovanni Lobrano oppose l’Etat, c’est-à-dire Dieu, et le Léviathan, principe mortel et absolu. Le premier offre le cadre nécessaire à l’existence du peuple que le second ne peut que broyer. Mais si l’on se réfère à Robespierre, qui utilise tant la référence au droit romain, où est le peuple ? Est-ce celui qui demeure au niveau théorique, ou bien celui qui se compose de ces « vrais gens », comme on dirait aujourd’hui, dont un certain nombre qui sont si hostiles à Robespierre qu’il finit par en perdre la tête ?

Car c’est bien du droit romain qu’il faut évidemment repartir, à partir duquel Franco Vallochia souligne le lien quasi ontologique entre sacerdoce et magistrature, ce qui l’amène à contester le processus de laïcisation du droit romain. Le peuple, ensemble complexe, fait de catégories multiples, est à la source du pouvoir d’auspices des magistrats, dans la mesure où Jupiter ne se substitue pas à la volonté populaire ; il la soutient.

Le peuple est-il alors constitué par l’ensemble des êtres vivants ? La femme appartient-elle au peuple ? Michèle Vianès pose la question et date de la Révolution française le moment où la femme entre dans l’espace public, sous le regard bienveillant de Condorcet. Car Olympe de Gouges est certes une forte figure, qui s’inscrit au fond dans une longue tradition durant laquelle, au Moyen Age surtout, la femme occupait une partie de l’espace public. Ceci doit évidemment être nuancé en fonction des lieux et des temps. Car il est bien certain que reconnaître la femme comme partie intégrante du peuple ne tombe pas sous le sens.

Au demeurant l’ensemble des hommes appartiennent-ils au peuple ? Antonio Incampo nous dit que le crucifix n’exprime pas d’abord la résurrection du Christ, mais l’histoire d’un peuple. Certes, mais de quel peuple ? Le peuple italien ? Le peuple chrétien ? Et où sont les autres hommes, simples bipèdes non chrétiens ?

Marie-Luce Pavia vient à propos offrir une solution possible à ces contradictions. Repartant de Condorcet elle aussi, elle met l’accent sur le fait que la raison empêche la référence à un dogme, notamment religieux. Le peuple devrait donc s’apprécier à l’aune de l’Homme, simplement, sorte d’Idée platonicienne de l’homme, principe vivant et pensant. Et telle est bien la raison pour laquelle elle veut sortir du cadre étatique qu’elle trouve trop étriqué pour se fixer sur le terrain des droits de l’Homme, protégés par la Cour européenne des droits de l’Homme, dans laquelle le principe de laïcité est fondamental. Et par ailleurs, depuis 2004, le principe de laïcité ne se trouvera jamais remis en cause par le juge constitutionnel.

          Peuple de citoyens, mais de citoyens universels, sans condition de sexe, de religion ni de fortune, celui que la laïcité englobe de nos jours ne ressemble plus vraiment au peuple romain, qui en demeure néanmoins l’ancêtre.

 

       I.B. – Questions d’ordre public

 

          Si l’on quitte le niveau théorique, ou celui de la taxinomie, comme on voudra, on rencontre le peuple en action au sein de son environnement, là où se posent les questions d’ordre public.

 

                      I.B.a. – Environnement

 

Arnaud Jaulin nous rappelle que l’appartenance au groupe renforce un individu d’autant plus fragilisé que le contexte incertain du premier XVIIe siècle balaie les structures (à La Rochelle, rétablissement du siège présidial en 1623, mais suppression du maire en 1628). Comment l’homme peut-il s’y retrouver ? Peut-être parce que, comme le rappelle Francesco Patruno, qui cite Hadrien repris par Gaius, le peuple romain est un ensemble de peuples, unis par la reconnaissance des mêmes dieux. Culture et religion sont alors deux facettes d’une même réalité sociale, celle dans laquelle les totems – au sens où Lévi-Strauss en parlait – constituent le lien assurant la cohésion.

La laïcité viendrait donc corroder cet édifice ? Comme toujours, il convient de nuancer. Repartons de Constantinople, où Constantinos Pitsakis s’interroge sur la dimension de l’empereur. Dans la mesure où Byzance n’est ni une théocratie, ni un césaropapisme, l’avènement de l’empereur est un acte laïc, puisque jamais l’onction n’a eu valeur constitutionnelle. Cependant, à l’image de l’évêque, l’empereur peut enseigner le peuple, comme dit Balsamon ; mais là où l’évêque voit sa compétence bornée par les limites de son diocèse, l’empereur possède une compétence universelle. Car l’empereur est d’un type particulier, assurément romain, et aussi laïc, car avant tout défini par le droit.

La religion occupe-t-elle d’ailleurs toujours la même place ? Alessandro Torre rappelle qu’en Angleterre, qui est tout sauf un pays laïc, l’anglicanisme pèse d’un poids d’autant plus lourd que le temps passe. Ici, seuls les Anglicans peuvent accéder à la fonction publique. Mais tel était déjà le cas à Rome pour les païens durant l’empire païen ou pour les chrétiens au Ve siècle.

On peut donc se demander si la religion n’est pas un instrument parmi d’autres entre les mains de celui qui détient l’autorité. A moins que ce ne soit la modernité qui bouleverse les rapports entre pouvoir civil et pouvoir religieux, comme l’avance Gaetano Dammaco ? Ou la différence religieuse ? Abdelmajid Chafi rappelle en effet que dans l’islam, le détenteur du pouvoir n’a pas d’origine divine et n’intervient pas dans la législation ; il prend même nombre de dispositions qui ne s’appuient pas sur le Coran, ce qui contribue à opposer souvent le calife et les oulémas (au IXe siècle notamment), ces derniers détenant le pouvoir religieux. Ici, le calife exerce un pouvoir politique pragmatique. Laïc ? Pas au sens français contemporain, en tout cas.

 

                      I.B.b. – Administration

 

Quoi qu’il en soit, en bien des endroits, l’Eglise, qu’elle qu’en soit la nature, constitue une branche du politique, à tout le moins un aspect de l’Administration.

Giovanni Codevilla part d’un constat: lorsque Moscou devient la troisième Rome (fin XVe siècle), il existe une union entre la religion et la nation. Comme dans beaucoup d’autres domaines, la rupture intervient avec Pierre le Grand ; désormais, en effet, au lieu de servir l’Eglise, le tsar s’en sert. La croix devient subordonnée à la couronne et finit par y être absorbée. La résurrection n’intervient pas sous Catherine II, sous le règne de laquelle l’Eglise est décidément une branche administrative. Mais sommes-nous si éloignés que cela de l’empire carolingien du temps de Charlemagne, voire du gallicanisme ? Un esprit français, en tout cas, ne peut que se poser la question.

Dans le Nord, le constat est identique, même si le contexte est différent. Ditlev Tamm dit d’emblée que la laïcité n’y existe pas. Membre principal de l’Eglise, le roi est depuis 1536 responsable de la religion luthérienne, celle de la majorité de la population. Le christianisme constitue une discipline académique dans l’enseignement, et l’on se souviendra de la pratique du husförör, qui consiste à envoyer les pasteurs chez les paysans pour leur faire des interrogatoires de catéchisme, dûment sanctionnés. Ici, les pasteurs sont de vrais auxiliaires royaux.

Avec la Révolution française, serait-on peut-être tenté de penser, les choses changent de manière radicale, en France du moins. Or il n’en est rien. Giovanni Lobrano est là pour nous rappeler qu’aux yeux de Robespierre, on l’a déjà vu, mais de Rousseau aussi, la religion est essentielle. Il suffit de se souvenir de la fête de l’Etre suprême; il suffit de songer, par ailleurs, au culte théophilanthropique. 

La question que l’on peut se poser devient dès lors celle-ci : de quelle religion s’agit-il ? Une religion fondée sur une Vérité dogmatique, ou bien une religion civique, semblable en définitive à celle des Grecs et, dans une certaine mesure, à celle des Romains ? Cette étape dans le raisonnement est essentielle : la laïcité se colore évidemment de tons différents selon que le message religieux est transcendant ou simplement dominant. Il convient donc de reprendre la question des rapports entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux.

 

 

II. – Religion et pouvoir

 

Il faut reprendre ce regard croisé pour essayer de comprendre si les choses changent quand nous sommes en présence d’une confiscation du pouvoir par les zélateurs d’une Vérité révélée ou par les détenteurs d’une vision morale de l’homme et de la société.

 

       II.A. – Confiscation du pouvoir par les adeptes d’une Vérité

 

Immédiatement, un esprit français pensera à l’Eglise catholique romaine. Mais ce serait aller trop vite : l’Eglise luthérienne à tout le moins, anglicane également, ne sont pas en reste. La laïcité ne s’accorderait-elle donc que du pouvoir exercé par les détenteurs d’une Vérité philosophique ?

 

II.A.a. – Eglise

 

Les chrétiens des premiers temps qu’observe Paolo Siniscalco ne se distinguent en rien par les us et coutumes des autres Romains. Ils ont simplement une philosophie spécifique, qui fait qu’ils sont en dehors du monde, même s’ils ne s’isolent pas du monde. De façon très italienne, notre collègue assimile laïcité à sécularisation. Or les concepts de sécularisation et de christianisme ne s’équivalent évidemment pas, puisque le second repose sur une Vérité indiscutée.

Ce que confirme Maria Pia Baccari, en rappelant qu’imperium et sacerdotium, même s’ils ont des objets divers, viennent tous les deux de Dieu et que leur mission consiste à réaliser une symphonia. Le but de cette symphonia réside dans la cura de la société, c’est-à-dire évidemment du plus grand nombre. Il n’y a donc qu’un pas à franchir pour affirmer que la religion est par essence populaire et l’athéisme par nature aristocratique. La réalité est même d’évidence pour Carmela Ventralla Mancini, qui n’hésite pas à parler de la « verità della fede ».

De manière totalement logique, Antonio Incampo en arrive à une lecture quasi psychiatrique du rapport de l’homme à la religion. Il existe, dit-il, une impossibilité ontologique que tout soit à la fois nié et protégé. L’impossibilité est de tout temps, parce que les monuments religieux sont sur les places et que si on faisait quelque chose sans se référer à l’histoire, on tomberait dans la névrose.

Et tout naturellement, ceux qui vont lutter, en définitive, de la manière la plus radicale contre la religion, les francs-maçons, vont en adopter la logique intellectuelle. Jean-Pierre Hocquellet nous rappelle à ce sujet que le mariage religieux est considéré comme un délit maçonnique. Tandis que Ditlev Tamm s’interroge pour savoir si le mariage entre personnes du même sexe doit être seulement civil, ou bien s’il peut aussi être religieux. Et que Michèle Vianès conclut que les religions sont en fait mises au point par les hommes.

Tout ne serait donc qu’une question de regard et de lecture ? La laïcité ne serait elle-même qu’une Vérité parmi d’autres ?

 

II.A.b. – Philosophie

 

Si tel est le cas, la laïcité exerce les mêmes phénomènes de domination et de rejet que n’importe quel autre dogme.

Partons de l’attitude des Français à Malte. En arrivant, ils promettent de respecter l’Eglise. En fait, il n’en sera rien, nous dit Anne-Marie Mésa, et on voit se mettre en place très rapidement des mesures de sécularisation. Pire encore, peut-être, les lieux de sépulture sont communs à tous les cultes. Il faut dire qu’à l’époque, la législation religieuse du Directoire bâtissait la première séparation de l’Eglise et de l’Etat en France même.

Rien de surprenant, dès lors, à ce que les opposants aux valeurs laïques les diabolisent. Philippe Sturmel nous montre bien comment l’opinion catholique diabolise la Commune, présente la Révolution comme l’œuvre de Satan et concentre sa haine sur l’homme devenu le symbole de ce qu’il faut détruire: Jules Ferry.

Le moment historique d’apparition de la laïcité serait donc constitué par cette même Révolution qui, pour plusieurs participants, est en fait une réactualisation de Rome ? La chose est discutable pour Jean-François Chassaing qui trouve des signes avant-coureurs avant la Révolution elle-même, et qui rappelle que Jules Ferry a défendu la colonisation comme facteur d’émancipation de l’individu. Sans entrer dans ce vaste débat, il est certain qu’on peut néanmoins se poser la question de l’épanouissement individuel dans les sociétés autochtones.

Ces signes avant-coureurs seraient-ils la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle ? Ce n’est pas certain du tout. Jean-Pierre Hocquellet rappelle qu’il n’y a pas de lien entre franc-maçonnerie et laïcité au siècle des Lumières, d’une part et que, d’autre part, les Constitutions d’Anderson ne sont pas laïques. C’est le convent de 1877 qui sépare la franc-maçonnerie de la religion et c’est dans les années qui précèdent 1905 que le lien se tisse véritablement entre franc-maçonnerie, République et donc laïcité.

Une fois le mouvement lancé, il s’exporte en Turquie. Jean-Marie Demaldent souligne que Mustapha Kemal rejette la religion dans la sphère privée, mais cette attitude du pouvoir central ne mord pas véritablement sur les populations rurales. Ceci permet de comprendre que, dans les années 1970, l’exode rural de populations pieuses bouleverse le pays et son repère laïc.

Mais si l’on considère, un peu à la manière italienne, que la laïcité s’oppose à la religion, on ne peut effectivement que constater l’affrontement bloc à bloc. Essayons, pour terminer, de revenir à une vision plus française.

 

       II.B. – Notion de concepts moraux

 

Si la laïcité française est une séparation pure et simple du pouvoir civil et du pouvoir religieux, pour reprendre la définition de Capitant, ne peut-elle pas se développer sur ce que Giorgio La Pira appelait l’homme méditerranéen et que nous pourrions appeler l’homme total ? Ce dernier serait alors celui qui, pris dans la globalité de l’homme méditerranéen peut s’en séparer pour réserver sa part de vie privée, non pas à la manière anglo-saxonne par une opposition entre public et privé, mais à la manière de Justinien par une symphonia entre le citoyen et l’individu.

Si l’on épouse ce regard « français », plusieurs analyses se définissent d’elles-mêmes comme « italiennes ». Celle d’Orazio Condorelli qui parle du corps unique du Christ et du triomphe de l’intervention ratione peccati à l’époque moderne, par exemple, ne s’inscrit pas dans cette dimension de l’homme total que nous avançons. Même si, nous en convenons volontiers, les racines chrétiennes de l’Europe dont parle Edward Farrugia sont indéniables. Reste à savoir comment on en utilise le modèle. Peut-on aller jusqu’à dire, comme le fait Nicola Coalianni que l’athéisme incarne la dégénération de la pensée humaine ?

Et peut-on, alors, vraiment dire que l’Angleterre vue par Voltaire est la terre de la liberté, comme le rappelle Alessandro Torre ? Voltaire y a surtout vu le moyen d’attaquer « scientifiquement » le régime français, en omettant bien des faiblesses du régime britannique. Le lieu dans lequel peut évoluer l’homme total n’est assurément pas celui où prévaut une philosophie exclusive, stigmatisant ceux qui ne la partagent pas, mais ce topos qui ne peut voir apparaître dans l’espace public de signes ostensibles de quelque nature qu’ils soient, comme le rappelle Marie-Luce Pavia, ceux qui engendrent l’opposition du communautarisme et de l’unité de la République. Car, comme le souligne Michèle Vianès, les intérêts contradictoires de chaque groupe menacent l’unité. Cette unité dans laquelle l’homme total peut se reconnaître dès lors que les règles publiques ne prétendent pas régir le for interne de chacun ou qu’elles ne sont pas symbole d’exclusion.

Est-ce là posture d’homme moderne ? Moins qu’il n’y semble. Michel Mazoyer nous rappelle fort à propos que chez les Hittites, si les limites se brouillent entre religion et Etat, le roi est avant tout soumis à la loi. Et ceci n’est pas dû à une évolution des systèmes : il n’y a pas une phase religieuse et une phase profane, mais une phase archéologique et une phase historique.

La conclusion se trouve dès lors peut-être chez Burt Kasparian, quand il joue avec finesse sur les concepts de laos (unité interchangeable de population) et de laïcité (expression de l’égalité de tous et de prépondérance de la chose commune sur les intérêts individuels) et conclut à la supériorité du temporel sur le spirituel en Egypte ancienne. Contre Hérodote ?

 

 



 

[I contributi della sezione “Memorie” sono stati oggetto di valutazione da parte dei promotori e del Comitato scientifico del Colloquio internazionale, d’intesa con la direzione di Diritto @ Storia].

 

[Colloquio internazionale La laicità nella costruzione dell’Europa. Dualità del potere e neutralità religiosa, svoltosi in Bari il 4-5 novembre 2010 per iniziativa della Facoltà di Giurisprudenza dell’Università di Bari “Aldo Moro”, del Centre d’études internationales sur la romanité Université de La Rochelle e dell’Unità di ricerca “Giorgio La Pira” CNR – Università di Roma “La Sapienza”]

 

[1] « Le gouvernement de la République est confié à un empereur… »